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07/11/2017

L'obscurantisme entre au Collège de France

Le Monde daté du 4 nov. 2017 a publié un entretien accordé par Françoise Héritier. Un coup d’oeil sur ce texte serait riche d’enseignements. Je n’aborderai, cependant, qu’un seul point qui m’a fait sursauter. Il porte sur la différence de morphologie entre les sexes. La journaliste lui demande : “Comment expliquez-vous l’universalité de la domination masculine (...)?”. F. Héritier ne répond pas à la question posée mais à une autre question, à savoir “dans quel but les hommes ont-ils établi leur domination? Pour cela il fallait qu’ils soient plus forts. L’étaient-ils naturellement? Une féministe ne saurait admettre qu’il y ait du naturel dans la différence des sexes. C’est pourquoi la journaliste revient à la charge: “On ne peut nier une différence de stature physique” dit-elle. C’est alors que Mme Héritier atteint un sommet dans l’art sophistique. Dans sa bouche l’inégalité de taille devient une “dysmorphie” (malformation, difformité) alors que dans de nombreuses espèces animales la différence d’aspect entre mâles et femelles est importante et parfois spectaculaire. Aucun savant ne qualifierait de la sorte le fait que la paonne soit dépourvue de la queue splendide de son compagnon. Les femmes seraient donc difformes, au jugement de Mme Héritier alors que les « machos » les qualifient de « beau sexe ». Etrange féminisme en vérité ! Il étonnera moins si l’on tient compte de sa fonction dans la rhétorique de Mme Héritier. Pourquoi les femmes sont-elles plus petites et moins musclées que les hommes ? Parce que ceux-ci sont chargés de la chasse et de la défense du groupe face aux prédateurs et aux ennemis alors que les femmes assurent sa reproduction. Aussi est-ce pour cette même raison qu’en cas de danger un principe absolu s’impose : « les femmes et les enfants d’abord ! » Selon Mme Héritier un principe contraire conduit à privilégier les hommes dans la répartition de la nourriture. Ils se réserveraient « les protéines, la viande, les graisses, tout ce qui est nécessaire pour fabriquer les os. Alors que les femmes recevaient les féculents et les bouillies (…) C’est cette discordance dans l’alimentation – encore observée dans la plus grande partie de l’humanité – qui a abouti à une diminution de la taille des femmes (…) Encore une différence qui passe pour naturelle alors qu’elle est culturellement acquise ». Il serait vain de réfuter ce tissu d’absurdités motivées par la haine car chacun sait d’expérience qu’aucune femme n’est privée de protéines à cause de son sexe. La réponse de Mme Héritier nous la connaissons parce qu’elle l’a déjà donnée dans son entretien. « La domination masculine existe depuis la nuit des temps » nous a-t-elle dit. La moindre force physique des femmes serait un héritage de ce passé. Elles ne sont pas carencées en protéines aujourd’hui mais elles l’ont été à l’époque préhistorique. Mme Héritier est, on le voit, une disciple de Lamarck et du stalinien Lyssenko. Elle croit à l’hérédité des caractères acquis. Elle répudie la doctrine néo-darwinienne et ne connaît pas le principe de la continuité du plasma germinatif d’August Weismann. Elle en est restée à Buffon. Il est lamentable qu’un tel degré d’obscurantisme puisse se parer du beau titre de professeur au Collège de France.         

17/11/2016

Les dangers de l'altérophilie

Les dangers de l’altérophilie

 

Comme nous invitent à le faire nos amis de gauche et … les évêques de France, il faut aimer l’Autre et accepter qu’il affirme son altérité ; mais chez lui, pas chez nous. Soyons cohérents, appelons un chat un chat. L’Autre, c’est l’Autre. Par définition ce n’est pas le Même. Si nous ne tirons pas les conséquences de cette tautologie, l’histoire s’en chargera en nous réduisant à la triste condition des Coptes en Egypte.  Dans ce pays une simple rumeur suffit pour déclencher un pogrom dont la minorité chrétienne fera les frais. Des maisons et des Eglises sont alors incendiées. Personne n’est jamais condamné pour ces violences (qui font souvent des morts) et les victimes ne sont pas indemnisées. Que voulez-vous, il y a des prochains dont il vaut mieux ne pas être trop proche.

En disant cela je ne manifeste nulle xénophobie qui risquerait d’ailleurs de m’englober. Je mets en cause une idéologie qui joue sur les deux tableaux et valorise la différence et donc l’hétérogénéité génératrice de conflits en même temps qu’un humanisme prétendu sur lequel on a passé le rouleau compresseur de l’abstraction universaliste. Je ne m’en prends pas à des individus mais à des attitudes et des comportements qui fabriquent de l’antagonisme identitaire dangereux pour la paix civile.  

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21/10/2016

LORDON S'EN PREND A L'ART

Invité à prononcer une conférence en 2009, Frédéric Lordon saisit cette occasion pour étayer sur Spinoza son hypercritique économique. Il réussit cette prise d’otage de grand style en attribuant au philosophe sa propre théorie de la « valeur » qu’elle soit esthétique, morale, économique ou politique. Il s’agit d’un relativisme nominaliste qui refuse à son objet toute réalité. L’art en est une victime collatérale ainsi que son défenseur, Aude de Kerros. Pour asseoir son autorité philosophique, notre économiste prête à Spinoza un vocabulaire qui n’est pas le sien. On devine les confusions que pourrait entraîner une telle désinvolture conceptuelle. D’une citation de l’Ethique où il est dit « Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous la jugeons bonne parce que nous la désirons », il conclut non sans raison que le désir pour Spinoza ne se règle pas sur les seules « propriétés des choses». La suite est plus douteuse : de cette thèse résulteraient un renversement du rapport désir/valeur et un rejet radical du « substantialisme » selon lequel les qualités appartiennent à une substance, c’est-à-dire s’attachent à quelque chose qui persiste à travers ses changements.

 Or, chez Spinoza, le mot « substance » et tout ce qui s’y rapporte ne s’appliquent qu’à Dieu ou la Nature dans sa totalité (facies totius universi). C’est pourquoi il ne parle jamais des « propriétés substantielles des choses ». Se pourrait-il que Lordon pense en réalité à l’essentialisme, dont la critique est à la mode en ces temps relativistes ? Sans lui prêter une erreur aussi grossière, je me contententerai de rappeler que dans le spinozisme l’essence est celle des choses singulières, des « modes », de leur identité différenciable et non de la substance au sens grec (ὑпокείμενον). Elle ne désigne pas non plus des généralités abstraites telles que le genre (γένος) aristotélicien. Dans la doctrine de Spinoza, il y a un nombre infini d’essences finies, celles des modes de la substance. En ce sens, il est « substantialiste » !

Il ressort de l’usage que fait Lordon du mot substance et de ses dérivés, qu’elles occupent chez lui la  place du concept cartésien d’«objectivité». Ce qui lui importe est de nier que la valeur soit objective. Pour le lecteur actuel de Max Weber, Poincaré, Wittgenstein, il s’agit d’un lieu commun positiviste, anticipé il est vrai par Spinoza qui bannit le bien et le mal du domaine de la Raison. Etait-il nécessaire de convoquer ce philosophe pour enfoncer une porte ouverte ?    

Voici en résumé ce que Lordon a compris en lisant son philosophe favori. Les « Affects » sont des états d’âme, des sentiments qui reproduisent dans l’ordre de la pensée les « Affections » (les émotions) du corps. Ils sont une variation de la puissance d’agir que la joie augmente et la tristesse diminue. Une « affection » ou Passion est une idée confuse par la présence de laquelle l’Ame est déterminée à penser telle ou telle chose,  à la considérer, par exemple, comme désirable. Les investissements du désir sont seuls à instituer la valeur. Celle-ci n’est pas intrinsèque à la chose mais lui vient du dehors. Il n’y a pas de valeur objective, seulement des processus de valorisation opérant par les affects. Loin que le désir se règle sur les propriétés substantielles (sic) et les caractéristiques intrinsèques des objets, c’est le contraire qui est vrai. Aussi n’y a-t-il pas de valeurs préexistantes à nos jugements. En tant que nous percevons qu’un objet nous affecte de joie ou de tristesse nous l’appelons bon ou mauvais. Un affect est un opérateur de valorisation qui induit une variation de la puissance d’agir et possède un ancrage corporel. Par ailleurs les hommes, se rencontrent et leurs affects se combinent et se composent. Apparaissent ainsi des affects communs, éventuellement antagonistes. Ce sont des auto-affections du corps social, car seule la multitude a le pouvoir d’affecter la multitude. Autour de chaque chose, il y a des affrontements de valorisation entre affects collectifs, par structures sociales et milieux institutionnels interposés. Un musée, une galerie sont des formes sociales cristallisant des affects communs préformés, stabilisés. Les valeurs communes sont des valeurs socialement établies après moult conflits. Le « capital symbolique » dont parlait Bourdieu est celui qui concentre un affect commun constitutif de puissance. Si Gagossian peut par son seul jugement valoriser une œuvre, c’est parce que sa parole a été préalablement valorisée. Derrière toute valorisation établie socialement, il y a un affect majoritaire.

  Dans ce cadre une croyance est un affect investi dans un certain contenu représentationnel ou idéel. A ce propos, Lordon cite une conférence d’Emile Durkheim qu’il tient pour un spinoziste méconnu, dans laquelle le fondateur de la sociologie dit à peu près ceci à son auditoire composé d’économistes : « vous pensez que les sciences sociales telles que le droit, la morale, la politique ont affaire à des systèmes de valeur, à des opinions, à des croyances collectives et vous avez raison mais quand vous êtes d’avis que l’économie échappe à l’ordre commun de la valeur parce qu’elle raisonne sur des données quantitatives, alors vous avez tort ». En économie aussi, des illusions fluctuantes jouent un rôle décisif. Un krach, par exemple est le renversement brutal des croyances collectives concernant les rapports de valeur qui se manifestaient lors de la formation d’une bulle. Ce renversement peut avoir lieu parce que les rapports en question sont purement imaginaires. Les économistes n’admettent pas ce dernier point. Ils parlent d’un écart entre le prix d’actifs et leur valeur fondamentale. Or le peu de réalité de cette dernière devient évident dès qu’on songe que les agents sont incapables d’indiquer les prix d’équilibre de ces valeurs fondamentales.

 Ce qu’avance Lordon, en se réclamant de Spinoza, est proche, entre parenthèses, de la théorie périphérique des émotions de William James. On ne tremble pas à cause de la peur, on a peur parce qu’on tremble. Il y a, dans cette idée, un élément de vérité mais pas plus. Quand Turenne prenait conscience de ce qu’il frissonnait en pleine bataille, cela ne lui inspirait pas de la crainte, plutôt de l’audace. « Tu trembles carcasse, disait-il, mais tu tremblerais bien davantage si tu savais où je vais te mener ».  Lui-même ne savait pas si bien dire.

Récapitulons. Il n’y a pas de valeurs objectives. La notion de valeur est étrangère à tout ce qui est de l’ordre du fait, de la constatation. C’est pourquoi on ne peut, par un raisonnement en forme, déduire une prescription d’une description. Une phrase évaluative ne peut être « traduite » (Lyotard) en une phrase cognitive et vice versa. On le sait depuis longtemps et il n’est nul besoin de chercher je ne sais quelle garantie philosophique à une vérité devenue banale. Il ne s’en suit pas que la valeur ne puisse intervenir dans un raisonnement mais elle a besoin de s’appuyer sur des présupposés non démontrables. Il se trouve que les phrases cognitives, y compris en mathématiques, sont dans le même cas : elles sont déduites d’axiomes. Prenons une marchandise qui ne peut fonctionner comme telle à moins d’avoir une valeur d’usage tenant à ses caractéristiques qualitatives, non mesurables par définition et néanmoins objectives. Pour Lordon, la valeur d’échange non plus n’est pas mesurable car son prix est sujet à des hauts et des bas erratiques. Les économistes pensent généralement que ces variations ont un centre de gravité qualifiée de « valeur fondamentale » mais Lordon la considère comme fantomatique et inconsistante. Ce qui à ses yeux ruine les prétentions de l’économie à la scientificité. J’incline à lui accorder ce point. Nos divergences apparaîtront bientôt. Elles portent sur les caractéristiques intrinsèques des œuvres d’art qui expliquent leur effet sur nous.

 

Pour Spinoza, le domaine des « affections » est celui de la servitude de l’homme. Pourtant, lui qui déclare dans l’Ethique (LXVIII) : « Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept de chose bonne ou mauvaise », est-il aussi libre de toute affection et de tout jugement de valeur qu’il le voudrait ? Autrement dit, est-il conduit par la seule Raison ? Il consacre une partie de l’Ethique à « la servitude de l’homme » dont il faudrait l’affranchir. Peut-on considérer de telles formulations comme Wertfrei, « libres de tout jugement de valeur », selon l’expression de Max Weber? Ce questionnement s’adresse également à Lordon, son disciple étourdi, qui voudrait que nous renoncions à une conception « substantialiste » de la valeur. On ne peut nier que « servitude » soit un terme péjoratif. Doit-on l’entendre en un sens axiologiquement neutre ? La chasse aux jugements de valeur serait alors close et, son offensive n’ayant plus d’enjeu, Lordon aurait perdu sa mise.

Notre désaccord porte sur l’art, qui constitue la substance (non spinoiste) de la civilisation, sa composante principale avec les contenus religieux qui en sont le ressort et la motivation ; une paille ! Je milite pour qu’il renaisse alors que Lordon voudrait sceller sa pierre tombale. Rien d’étonnant s’il estime la conjoncture dans l’art contemporain « tout à fait merveilleuse » parce que sa « marchandisation intense » conduit à confronter la valeur esthétique à la valeur économique. Il fait allusion au cas de Damien Hirst qui porterait à son comble la tension entre l’artistique et le marchand. « Au moment où la valeur esthétique se rapproche le plus de la valeur marchande et s’économicise à outrance elle devient, nous dit Lordon, le plus puissant dissolvant des illusions de la valeur économique et détruit les fondements de cette dernière en révélant l’insubstantialité (l’inobjectivité) de sa valeur. La valeur esthétique s’exprime alors sous la forme de la valeur économique. Cette évaluation monétaire fait index des valeurs esthétiques. Quand Damian Hirst met intimement en contact la valeur creuse de l’art et la valeur supposée pleine de l’économie il fait apparaître que cette valeur supposée pleine est en fait tout à fait creuse ».

En tant que star du prétendu « art contemporain », Hirst prendrait place dans les rangs des « gros bataillons » dont les effectifs assurent la « victoire d’un affect commun majoritaire » selon les mots de Lordon, qui se fait ici le champion d’une « culture » hors sol. En effet, cet affect n’est commun que dans des milieux très restreints où l’ignorance est aussi commune que le coffre-fort est bien garni. Ces « gros bataillons », loin d’être majoritaires, sont  étiques et vacillants, leur existence reposant sur une mystification. Il n’y a rien d’artistique dans les artefacts mis en vente par Hirst, l’intervention de celui-ci étant minime. Ce que Lordon appelle « marchand » signifie simplement que Hirst obtient de l’argent pour une armoire où sont disposé des gélules pharmaceutiques mais cette somme n’est pas le prix d’une marchandise. La critique du prétendu « art contemporain ne consiste pas non plus à contester sa valeur artistique car il n’est pas justiciable d’une telle appréciation. Nous n’en disons ni du bien ni du mal et, si nous le combattons, c’est parce qu’il occupe la place de l’art ce qui revient à l’interdire. Nous ne luttons pas contre un goût mais contre un totalitarisme.

Pour procéder à une valorisation artistique ou pour s’y référer, il faut savoir de quoi on parle. En l’occurrence, savoir ce qu’est l’art dans son être. C’est après qu’on pourra émettre un jugement sur telle ou telle œuvre et dire qu’on l’aime ou pas. On se prononcera ainsi sur la valeur « artistique », si l’on s’est entendu sur la signification de ce dernier mot. Dans le discours de Lordon cette condition n’est pas remplie. Il évoque, par exemple le « geste artistique » qui valorise immensément un billet de banque libellé 0 dollars. « Artistique», indeed ?

Or il est possible de définir l’être de l’art auquel s’appliqueraient ensuite des jugements de valeur ou de goût. La première opération est ontologique ; seule la seconde est axiologique. Voici cette définition : une œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes, source de plaisir esthétique. Etant donné que je distingue, comme Boileau, le beau naturel du Beau artistique, j’éviterai l’amphibologie en ne qualifiant pas dans un premier temps l’œuvre de « belle » mais seulement de « réussie ». Prendre le beau naturel (une belle femme, un beau paysage) comme motif ne garantit pas que l’œuvre qu’il inspirera sera un Beau tableau. Cependant, la plupart du temps, les deux types de beau coïncident ce qui justifie qu’on utilise un seul mot

A notre époque, nous dit Lordon, nous avons de moins en moins d’art pour l’art et de plus en plus d’art pour le marché. En réalité, ce n’est pas notre époque qui a inventé la valeur d’échange des œuvres d’art. Les grands maîtres d’autrefois étaient très bien payés. Au siècle d’or, les princes, petits et grands de toute l’Europe envoyaient des agents aux Pays Bas pour acheter des tableaux. Dans l’Antiquité aussi, seuls les très riches amateurs pouvaient décorer leurs maisons de fresques ou de tableaux. Cela n’en faisait pas des marchandises ordinaires soumises au phénomène imaginaire d’économicisation dont parle Lordon. Aujourd’hui, la situation est tout à fait différente. Le marché de ce qu’on prétend être de l’art est tellement faussé que ce n’est plus un marché mais une escroquerie pure et simple où règne le délit d’initié, la fabrication artificielle de la cote et les manipulations en tout genre. A partir du moment où il est admis que ce n’est plus l’œuvre d’art qui permet de dire que son auteur est un artiste mais au contraire la personne baptisée arbitrairement « artiste » qui rend artistiques ses faits et gestes, le milliardaire spéculateur qui procède à ce baptême a tout pouvoir, avec les profits affairants, sans avoir pris le moindre risque.  Des mots comme « œuvre », « valorisations artistique », jugement « esthétique », « marché », « galerie », « musée » ont perdu leur sens habituel à un point tel qu’ils sont devenus inutilisables par les locuteurs qui ne veulent pas être complices d’une mystification. Le langage n’est pas fait pour rendre tout discours inintelligible. Nous en sommes là parce qu’on nous a fait perdre le vrai nom des choses : Vera rerum amisimus vocabula. 

 

En fin de parcours, Lordon cite L’art caché d’Aude de Kerros dont il annonce qu’il fera une lecture « symptomale » et documentaire. A première vue, dit-il, ce texte semble appartenir au registre d’une parfaite positivité mais en fait vous vous apercevez très vite qu’au contraire il relève du registre de la normativité et de la performativité. C’est une prise de parti qui prétend se baser sur des critères objectifs, des valeurs vraies, des caractéristiques intrinsèques. Pour son auteur, il y a des « critères vérifiables et compréhensibles ». Elle rejette donc l’insubstantialité c’est-à-dire l’inobjectivité de la valeur artistique, son caractère extrinsèque et annonce du coup l’effondrement prochain du « financial art » création américaine. Le reproche de Lordon n’est pas fondé. Il y a bel et bien des critères objectifs susceptibles de guider le jugement de goût à condition simplement que l’artiste - par exemple un peintre comme Aude - ait l’ambition de travailler dans la continuité d’une grande tradition. Or c’est justement dans ce cas qu’est maximale la probabilité d’avoir affaire à une œuvre de qualité, terme que Lordon rejette parce qu’il porte un jugement de valeur. On se heurte ici à la limite de tout rationalisme dogmatique, celle qui interdisait à Descartes déjà de fonder une morale comme le lui faisait remarquer la princesse palatine.  

Aude de Kerros s’applique à dévoiler les réseaux formateurs de fausses valorisations qui seraient telles quand on peut apercevoir les mécanismes sociaux de leur production. Et Lordon de s’exclamer : « Comment pourrait-il y avoir des valeurs sans mécanismes de production de ces valeurs ? Surgiraient-elles par génération spontanée ? Et si de tels mécanismes existent, comment ne seraient-ils pas sociaux ? La célèbre bulle spéculative sur les tulipes aux Pays-Bas des années 1630 s’explique par des mécanismes sociaux qui régissent les phénomènes d’engouement mais cette bulle n’en était pas moins une bulle formée spontanément. Le phénomène « art contemporain » n’est pas de même nature. Il est engendré par des tireurs de ficelles et ceux-ci  ont les moyens financiers de le prolonger indéfiniment à moins qu’on événement fortuit, un caillou qui heurte les pieds d’argile du colosse en forme de réseau, ne mette fin à cette supercherie. On doit distinguer mécanismes sociaux et mécanismes sociaux. Lordon ne fait pas la différence entre engouement sincère, quoique disproportionné, pour une tulipe aux couleurs aussi étranges que rares et le vent soufflant autour d’une pyramide de Ponzi qui fait attraper un rhume à l’empereur d’Andersen, (autrement dit l’arnaque qui vise à remplir encore plus les poches profondes  de certains aigrefins). Quant à la « génération spontanée » dont il se moque, c’est elle qui fournit sa matière à l’histoire de l’art. 

Ce qui compte, selon Aude de Kerros, c’est la solidité du réseau qui garantit le produit. Lordon serait d’accord pourvu qu’on enlève la référence à la valeur intrinsèque. Comme il n’y a rien derrière la valeur qu’un affect commun, la disparition de ce qui soutient fait tomber le soutenu. L’erreur est de croire, nous dit-il, que la chose (la valeur) pourrait tenir en l’air, toute seule. Sur ce point, Lordon rejoint sans le dire George Dickie et sa théorie institutionnelle. Le pire, comme nous le verrons, c’est qu’il entraîne dans ce naufrage son mentor Spinoza qui n’en peut mais. Selon Dickie, est une œuvre d’art celle « baptisée » ainsi par une personne autorisée du « monde de l’art » (les réseaux d’Aude de Kerros), ce qui lui confère le statut de « candidat » à l’appréciation esthétique. Or les tenants de cette théorie doivent choisir entre deux suppositions. Soit le « baptême et le jugement esthétique favorable qui lui fait ou non suite sont des actes arbitraires et dans ce cas des tirages au sort auraient pu aussi bien en tenir lieu. La compétence des personnes à l’origine de ces décisions serait affaire non de compréhension supérieure de l’art (auctoritas) mais de pouvoir (potestas). Aux yeux du vrai public, celui des amateurs (amoureux) d’art, un tel choix ne signifie rien, même s’il est déterminant pour les spéculateurs. Soit - seconde supposition - les représentants du « monde de l’art » se prononcent pour des raisons plus ou moins bonnes en considérant les caractéristiques de l’objet concerné. Dans ce cas, celui-ci était de l’art en vertu de ces raisons avant d’avoir été choisi. Ainsi, ou bien nous avons une théorie institutionnelle portant non pas sur la nature de l’art (problématique répudiée par Lordon) mais sur l’exercice du pouvoir à qui rien n’est impossible, même d’élever un cheval à la dignité de consul, comme le savait Caligula, ou bien nous avons une esthétique, mais elle n’est pas institutionnelle, ni nominaliste et adhère à une conception « substantialiste » de la valeur pour parler comme Lordon.   

Cet économiste avoue qu’il n’est pas un spécialiste de l’esthétique. Comme il ne l’est pas non plus de Spinoza, on se demande si son intervention n’est pas celle d’un amateur. La suite rendra cette conclusion probable. Pour commencer, je m’appuierai sur la proposition XLVIII de l’Ethique : « La plupart des erreurs consistent en cela seul que nous n’appliquons pas les noms aux choses correctement ». Lordon est exactement dans ce cas. Son raisonnement ne peut être juste du fait qu’il ne sait pas de quoi il parle. Cela vient de son panurgisme, qui l’amène  à employer les mots et les syntagmes de la langue journalistique sans en interroger les présupposés et encore moins les contester. Or à notre époque les médias imposent une novlangue (dans le style de 1984) dont Lordon fait servilement usage, parlant d’« art contemporain » pour désigner un « non-art » vieux de plus d’un siècle comme la roue de bicyclette de Marcel Duchamp. Cette propagande corrompt les mots jusqu’à les rendre inutilisables en dehors de la sophistique moderne dont l’objectif est de faire occuper la place de l’art par ce qui lui est le plus étranger. Le syntagme « art contemporain » présuppose : 1° que le non-art est l’art ; 2° que l’art n’est pas l’art. Lordon se soumet à cette injonction de Big brother quand il parle de « valeur esthétique » au sujet des animaux de Hirst sciés en deux et conservés dans du formol.   

La valeur d’usage d’une œuvre d’art est le plaisir qu’elle nous procure. Les objets classés « art contemporain » en sont privés y compris pour ceux qui les achètent, c’est pourquoi ils les laissent dans des entrepôts comme celui de l’aéroport de Bâle. De tels objets qui ne sont pas des œuvres étant donné leur caractère conceptuel, n’ont pas de valeur, seulement un prix dont la fixation est l’objet de mécanismes mis en lumière notamment par Aude de Kerros. C’est leur prix élevé qui les rend désirables non le contraire. Ils servent  à « frimer », en étalant sa richesse.  

Il en va autrement dans le cas d’une œuvre d’art véritable, recherchée pour sa valeur d’usage. Celle-ci, comparée aux marchandises ordinaires, présente l’avantage de ne pas être consommée comme on consomme une pomme en la mangeant ou comme on use un outil en s’en servant. Contrairement à ce qu’affirme Lordon, la valeur d’usage d’un objet tient pour l’essentiel à ses propriétés intrinsèques (la pomme est douce, l’outil est précis). Lordon a lu Spinoza. L’a-t-il bien lu ? C’est une autre question. Je ne suis pas sûr qu’il ait fait attention à l’importance du déterminisme et de la causalité chez ce philosophe qui le conduisent à déclarer : « Les choses réelles ne sont point connues aussi longtemps qu’elles n’ont pas été déduites de leur cause » (Traité de la Réforme de l’entendement, § 34). Le rapport de cause à effet est la supposition nécessaire à la connaissance. C’est leur enchaînement qui rend les choses intelligibles. Spinoza ne fait pas de différences entre la raison (logique) et la cause. En elles se manifeste la nécessité de ce qui est considéré sub specie aeterni.

 Quelles sont les causes du plaisir esthétique dans l’hypothèse où il est éprouvé? Pourquoi est-on bouleversé par un Lied de Schuman, une cantate de Bach, un oratorio de Heinrich Schütz ? Pourquoi doit-on faire un effort pour détacher son regard de tel tableau de Lord Leighton malgré le discrédit dans lequel les modernistes s’efforcent d’ensevelir ce peintre ? Pourquoi ressentez-vous comme un coup de poing à la poitrine chaque fois que vous voyez de nouveau le Parthénon bien qu’il soit depuis toujours considéré comme banal d’admirer cette ruine? Ces questions portant sur les causes de la valeur d’usage des œuvres d’art, Lordon ne se les pose jamais ; en quoi il est mauvais spinoziste. Supposons qu’on ne les écarte pas ; quelles seront nos conclusions ? En voici quelques unes que j’ai démontrées dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et renouveau :

- Il y a des œuvres qui plaisent universellement.

- A cela il y a des causes ou, si l’on préfère, des raisons.

- Reconnaître la validité de ces explications exige un jugement critique.

- Celui-ci s’appuie sur des critères.

Lordon est libre de ne pas les accepter mais alors il doit, comme le veut Wittgenstein, se taire en cette matière car ces conclusions coïncident avec les conditions de possibilité de tout discours sur l’art. J’ajouterai une recommandation qui semble évidente et qui ne l’est pas : abstenez-vous  d’argumenter sur l’art si l’expérience esthétique vous est étrangère.      

 

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12/05/2013

Dangers ou bienfaits de l'identité?

  Le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur a donné à Causeur (avril 2013) un bref article sur « Les dangers de l’identité ». Il n’est pas inutile d’en discuter l’argumentation car cela permettra  de mettre à nu les ressorts sophistiques sous-jacents au discours libéral des médias.   

Laurent Joffrin reproche à Causeur d’appeler « politiquement correct » les idées de gauche afin de les disqualifier sans discussion en les taxant de conformisme. C’est inverser le blanc et le noir. Qui refuse de discuter ? Qui disqualifie en collant des étiquettes infâmantes ? Les « idées de gauche » dont parle Joffrin sont celles que nous serinent tous les journaux, toutes les radios, toutes les télévisions et presque toutes les revues. Opinions que les journalistes présentent comme allant de soi pour un esprit « républicain » si bien que les contester attire sur vous l’ostracisme comme suppôt de l’extrême-droite identifiée au fascisme pur et simple, c'est-à-dire au mal absolu. L’idéologie que diffusent les médias ne reflète pas l’opinion publique mais vise à la façonner en inculquant  au peuple un conformisme en accord avec les intérêts de l’oligarchie. Où est la liberté, l’égalité, la tolérance dans ce monde soumis à l’argent qui réduit au minimum l’expression d’idées dissonantes? Ce qui est aujourd’hui nouveau est l’échec patent de cette « pédagogie » qu’ont révélé de récents sondages.

Passons maintenant au fond du problème. En République, nous dit Joffrin, la liberté et l’égalité sont les seules valeurs qui fondent les règles de vie en commun. Or selon son propre raisonnement, ces valeurs présupposent la « vie en commun », autre nom de la collectivité. Il faut d’abord que celle-ci existe pour qu’elle décide de vivre en République, qu’elle adopte ces valeurs et qu’elle en déduise les principes et les règles auxquels Joffrin fait allusion. En bon libéral, le directeur du Nouvel Obs. croit au primat de l’individu qui est en réalité une abstraction si on le dissocie de la société qui l’a fait ce qu’il est. C’est en grandissant au sein d’un groupe déterminé qu’on devient un être humain doué de langage et de raison. La collectivité qui diffère des autres et possède donc sa propre identité vient en premier. « L’identité ne produit pas de valeurs » affirme Joffrin mais les groupes sociaux en produisent et c’est le cas même quand ces valeurs tombent du ciel sous la forme de religions traditionnelles ou révélées. Les civilisations s’enracinent dans de telles collectivités. Tout ce qui est grand et noble chez l’homme leur doit son existence en même temps que beaucoup de maux, certes, car il n’est pas de différence qui ne soit  grosse d’un conflit potentiel avec le voisin en même temps qu’elle incite à se surpasser. Les rapports humains sont par nature conflictuels. Joffrin ne veut pas le savoir. Cela part d’un bon sentiment mais n’est pas réaliste.

Aimer sa patrie, être attaché à ses racines culturelles rien de plus légitime, concède Joffrin. Il ajoute, cependant, que les défendre « est un droit, […] non le fondement de la collectivité ». Voilà un énoncé bien énigmatique. Qu’est-ce « le fondement de la collectivité » ? La liberté et l’égalité ? Ce n’est vrai que pour la République. En réalité, les régimes et les types de sociétés sont multiples et aucun n’a de fondement. Joffrin court après des certitudes fantasmatiques. Comme il soupçonne qu’il n’en trouvera pas sur la base libérale-individualiste qui est la sienne, il se contente du pauvre substitut que lui offre le relativisme bancal de rigueur dans son milieu. « Une identité culturelle ou nationale ne vaut pas plus qu’une autre », nous dit-il en s’empressant d’ajouter : « sauf à démontrer qu’elle est contraire aux droits de l’homme ». Cette exception est de taille et propre à justifier toutes les « guerres humanitaires » qu’on voudra. En même temps, son insistance sur « les dangers de l’identité » permet à Joffrin de stigmatiser  la  défense de notre propre civilisation et la critique de l’Islamisme terroriste.