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26/12/2012

L'effondrement inéluctable

 

Depuis le début de la révolution industrielle la partie de l’humanité qu'elle entraîna dans son sillage a vécu dans l’illusion du progrès indéfini sans se rendre compte qu’elle était en train de manger son capital. Les limites à la croissance auxquelles nous nous heurterons de plus en plus sont au nombre de trois. La première est interne au capitalisme, elle a pour nom : « baisse tendancielle du taux de profit » ; les deux autres sont universelles. Ce sont l’épuisement des ressources et la « loi des rendements décroissants ». Or contrairement aux modes de production antérieurs dont chaque cycle n’allait guère en moyenne au delà de la reproduction simple, la loi du capitalisme est la reproduction élargie. A l’instar du cycliste, notre type de société ne maintient son équilibre que par ce mouvement. Or une croissance, même faible, revêt la forme d’une courbe exponentielle. C’est pourquoi on s’accorde à dire que le capitalisme fonctionne au régime de l’illimitation. Comme nous ne disposons que d’une seule Terre, un moment viendra où il faudra revenir à la reproduction simple ce qui signifie abandonner le capitalisme. Ce n’est pas une question de choix mais de nécessité. Souvenons-nous que Némésis et Ananké sont sœurs.

Nous vivons la fin d’une ère, celle de l’énergie fossile bon marché car facile à extraire, qui a rendu possible notre glorieux capitalisme. Pendant deux siècles, le « progrès » qu’on lui attribuait  consistait en un gaspillage effréné des ressources de la Terre, considérées comme infinies et gratuites. De ce fait, on n’avait pas besoin de les ménager. Aujourd’hui, on en est venu à détruire non seulement les dernières réserves de charbon, de pétrole et de gaz mais, ce faisant, également l’air qu’on charge de gaz carbonique, la terre qu’on épuise, les cours d’eau qu’on pollue, les espèces qu’on extermine,  les océans qu’on acidifie. Les coupables sont les agents du productivisme technologique orienté vers le profit de quelques-uns et non le bien-être de tous. D’ailleurs de nombreuses enquêtes le montrent ; le niveau de satisfaction déclaré par les gens ne varie guère quelle que soit la croissance du PIB. La société de consommation, le fait d’engendrer artificiellement (par la publicité) une demande pour des marchandises que personne n’avait désiré auparavant ne saurait conduire à plus de bonheur. L’abondance factice de gadgets que les industriels s’enorgueillissent de rendre disponibles est vaine et de plus elle est obtenue en dilapidant des ressources non renouvelables. Elles manqueront aux générations futures et commencent d’ailleurs à nous manquer déjà. La désertification de l’Espagne et d’une bonne partie des Etats-Unis, le nuage noir toxique suspendu sur la Chine et L’Inde, des milliers d’autres phénomènes annonciateurs de désastres futurs nous signifient que notre mode de production se heurte désormais à ses limites[1].

Les capitalistes exploitent les travailleurs, disaient les marxistes. La critique écologique est bien plus sévère puisqu’elle prouve que les possédants sabordent le navire dans lequel nous sommes tous embarqués. Par rapport à cette catastrophe qui, loin d’appartenir à un avenir incertain, se déroule sous nos yeux, la crise financière qui a éclaté il y a quatre ans est-elle un épiphénomène?  Pour fixer les idées, voici quelques chiffres. Début 2011, la dette de l’Etat représentait 160% du PIB pour la Grèce, 120 pour l’Italie, 97 pour la Belgique, 92 pour le Portugal, 85  pour la France, 83 pour l’Allemagne, 80,1 pour l’Angleterre. Si l’on considère maintenant la dette totale comprenant la dette des entreprises et celle des ménages, nous avons ceci : 269% pour l’Espagne, 255 pour le Royaume-Uni, 240 pour les Etats-Unis, 221 pour l’Italie, 202,7 pour l’Allemagne, 199,5 pour la France[2]. Est-on sûr que les Etats-Unis pourront rembourser un jour autrement qu’en monnaie de singe ? Déjà l’opulente Californie est en faillite. La Grèce peut être renflouée mais qui renflouera les Etats-Unis ? Dans le cas des grands pays, le surendettement conduit tôt ou tard à la banqueroute sauf si l’on y fait face en actionnant la planche à billets et dans ce cas on n’est pas sûr d’échapper à l’hyperinflation. En accumulant ainsi maux sur maux, on crée les conditions de graves troubles sociaux, voire d’un effondrement de la puissance publique. On a beaucoup parlé de la crise de 1929, de l’avènement d’Hitler et de la deuxième guerre mondiale en oubliant que le surendettement de l’Etat fut à l’origine de la Révolution française.

Des difficultés financières  semblables ont été la cause de la décadence et de la chute de l’empire romain. S’il a survécu dans sa partie orientale c’est  parce que celle-ci était trois fois plus riche. Rome a pu s’emparer de la majeure partie du monde habité (l’oecumene) en finançant son effort militaire par le pillage des trésors que les monarchies hellénistiques avaient accumulés. Cette expansion s’arrêta quand l’empire atteignit ses frontières optimales, celles au-delà desquelles l’annexion de nouveaux territoires aurait coûté plus qu’elle n’aurait rapporté. C’est pour cela qu’Hadrien évacua la Mésopotamie conquise par Trajan. La pax romana tarit l’approvisionnement en esclaves, source d’énergie de l’époque, et mit fin à l’afflux d’or et d’argent qui stimulait l’activité marchande. Or l’Empire était déficitaire dans ses échanges avec l’Asie. Il importait des produits de luxe payés en numéraire, ce qui l’appauvrissait en métaux précieux (d’où les lois somptuaires). La campagne contre les Daces avait eu pour but de mettre la main sur des mines d’or mais le problème ne fut pas pour autant définitivement résolu. Ainsi s’explique le recours sous la tétrarchie à des paiements en nature. Que ce soit cependant en or ou en argent, en blé ou en sel, l’empire avait du mal à payer ses soldats et ses fonctionnaires. Pourtant ils n’étaient pas très nombreux : respectivement six cent mille et trente mille pour quarante millions d’habitants. Il faut croire que la base économique de cet ordre social était trop étriquée en occident pour entretenir l’appareil d’Etat qui le perpétuait. Les monarchies barbares étaient une solution plus économique et moins contreproductive en ce qu’elle n’aliénait pas au même degré les paysans.

Le parallèle avec notre situation s’impose. L’empire romain vivait en quelque sorte à crédit même si ses obligations étaient uniquement intérieures. Il était constamment à la recherche d’expédients pour masquer son insolvabilité, le principal consistant à payer avec des pièces de mauvais aloi. Nous, modernes, faisons à l’occasion travailler la planche à billets (c’est ce à quoi revient le « quantitative easing ») mais nous avons en outre inventé d’autres procédés comme la création ex nihilo de monnaie par le crédit, ou les richesses que conjure la spéculation.  Qui fera croire que les milliards gagnés par les uns n’ont pas été perdus par d’autres ? Que dire aussi de ce miraculeux PIB qui fait apparaître comme un revenu ce qui est en réalité une dépense et un coût ? Cependant cette fantasmagorie ne pourra pas se prolonger indéfiniment et le jour viendra où, lors d’une ultime crise plus grave que les précédentes, les comptes devront être soldés. 

Nous devrons alors changer de mode de production puisque la croissance illimitée qui appartient à l’essence du capitalisme ne peut que s’avérer aussi impossible et absurde que vaine.  Avons-nous atteint le point où dans notre économie les rendements marginaux vont en décroissant ? En ce qui concerne les énergies fossiles et l’agriculture, c’est d’ores et déjà certain[3]. Il est probable qu’il en est de même pour les autres secteurs. La crise financière mondiale est un symptôme de cette situation. Fuyant l’économie réelle aux rendements décroissants qu’il abandonnait aux Chinois, le capital anglo-saxon s’est précipité sur les profits faramineux que lui promettait l’économie irréelle, j’ai nommé la finance[4],  notamment la gestion de dettes souvent frauduleuses. Il  perdit ainsi en quelques semaines ce qu’il avait gagné en quelques années pour n’être sauvé in fine que par l’Etat honni. Celui-ci étant surendetté, il n’aura pas les moyens de renflouer la prochaine fois les joueurs de roulette. Essayons d’imaginer le cataclysme économique mondial auquel nous avons cette fois encore échappé, Ajoutons-y les calamités environnementales  que nous prépare un capital dont l’horizon temporel ne va pas au-delà d’un an.  Même si l’on ne prend en considération que les variables extrapolables, l’avenir est sinistre. A terme, énergie chère, transports plus coûteux sur des voies maritimes infestées de pirates, économie démondialisée, océan mort, continents dévastés, cela signifie Etat exsangue, incapable de remplir ses tâches essentielles : maintien de l’ordre, défense nationale, aide sociale. Un groupe quelconque le renversera sans nécessairement pouvoir lui succéder. L’anarchie qui suivra sera différente dans chaque pays mais la Somalie nous en offre un exemple depuis 1990. Tainter pense que les unités politiques composant la civilisation mondiale actuelle se désintégreront en bloc comme celles  des civilisations Mycénienne et Maya dont l’effondrement ne fut pas pour autant instantané mais s’étala sur presqu’un siècle[5]. Une telle issue est inéluctable si nous attendons que se produise la catastrophe écologique vers laquelle nous nous acheminons comme des somnambules. La question qui se pose est donc simplement celle-ci : pourrons-nous empêcher les capitalistes de détruire la planète avant que cette destruction ne les détruise eux-mêmes en tant que capitalistes ? Si la réponse est oui alors on peut envisager une transition ordonnée à un autre type de société  moins complexe, plus sobre, apte à remédier aux dégâts déjà subis par la biosphère dans un monde moins peuplé donc susceptible de couvrir durablement nos besoins.

Malheureusement, la réponse est probablement non si l’on en juge par l’efficacité des efforts déployés par les puissances de l’argent pour endormir le peuple. Ces puissances qui n’ont rien d’occulte, (tout le monde les connaît), commandent aux médias soit comme propriétaires, soit comme annonceurs. Cela leur permet d’avoir en outre barre sur les politiciens. Parmi ces derniers il y a, certes, des « verts » mais eux aussi, corruptio optimi pessima, font ce qu’ils peuvent pour anesthésier l’opinion. Heureux des quelques maroquins qu’ils ont reçus, ils ne se sont préoccupés que du cannabis à dépénaliser laissant le ministre Cuvillier et le commissaire Barnier mettre leur veto à l’interdiction par l’Europe de la pêche en eaux profondes. Seuls comptent pour lui les intérêts à court terme de quelques électeurs. Il s’agit d’une attitude typique chez les décideurs. Face aux problèmes que pose la préservation de la biosphère, c’est la vision la plus myope et le discours le plus lénifiant qui prévalent, même auprès d’une partie de l’opinion, parce qu’ils flattent un désir trop humain d’être rassuré.

 

 



[1] Les autorités américaines ont décrété l’état de catastrophe naturelle sur 60% de leur territoire. Un des climatologues les plus en vue : Richard Seager a déclaré que « le Sud-ouest américain est confronté à une sécheresse qui devient permanente » (cité par Le Monde du 19 juillet 2012). Une sécheresse qui devient permanente, cela s’appelle désertification. Les responsables sont les congressistes qui votent conformément aux injonctions du lobby antiécologique.

[2] J’emprunte ces données au livre d’Alain de Benoist Au bord du gouffre. La faillite annoncée du système de l’argent, Krisis, Paris 2011, pp 72, 73.

[3] En dix ans l’indice FAO du prix des produits alimentaires a été multiplié par deux et demi, (cf. Le Monde 14 août 2012) et le prix du baril de pétrole est passé entre juin 1998 et juin 2012 de 14 à 82 dollars, cf. Time, August 20, 2012.

[4] Entre 1975 et 2007 les profits largement fictifs générés par la finance sont passés de 11% à 30% des profits du capital. Cf. Ibidem.

[5] On sait maintenant que les cités mayas ont été abandonnées les unes après les autres au cours du neuvième siècle à cause de la déforestation des collines qui eut des conséquences fatales sur la production du maïs. Il faut savoir que les Mayas brûlaient d’énormes quantités de bois pour fabriquer le plâtre nécessaire à leurs temples et palais.

20/12/2012

Quelques reflexions théologicophilosophiques

L’argumentation pragmatique

Dans le domaine politique et sociale les hommes sont obligés individuellement et collectivement de prendre des décisions, de suivre une orientation. Ils sont, comme disait Pascal, « embarqués ». S’abstenir serait un autre choix et probablement le pire. Or les jugements de valeurs ne sauraient être fondés en raison si ce n’est moyennant l’acceptation d’une ou plusieurs propositions axiomatiques. Ces propositions fonctionnent comme un principe d’autorité nécessaire ; reste à en connaître la provenance. Certains disent : il n’y a pas d’autorité car il n’y a pas de révélation ni personne qui interprète et transmet cette révélation. D’autres répondent : il y a une autorité (l’Eglise) qui interprète et transmet une révélation. Celle-ci porte non pas sur tout mais sur les vérités les plus importantes pour les hommes. Ces vérités ont deux caractéristiques : 1° la raison ne peut ni les démontrer, ni les contredire ;  nous sommes ainsi sommés de prendre parti librement, c’est-à-dire sans être contraints par des arguments irréfutables. 2° Si néanmoins nous acceptons d’écouter ceux qui les défendent, nous inclinerons à les croire et à nous engager à leur côté car il nous semblera que le monde sera meilleur au cas où nous serions nombreux à faire ce choix et, pour nous personnellement, la vie plus facile à vivre.  Il s’agit, certes, d’un argument pragmatique, mais pourquoi le repousser alors qu’il n’y en a pas de meilleur ni dans un sens ni dans l’autre ? « La vie de l’athée, dit Chateaubriand, est un effroyable éclair qui ne sert qu’à découvrir un abîme ». Le croyant au contraire se répétera la parole du Christ : « Je suis la lumière de la vie. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ». Tout le monde s’accorde sur le fait que nous avons besoin de valeurs au point d’ailleurs de galvauder ce mot. Or à l’échelle de la société, seule la religion propose une vision du monde intégrant les valeurs ; c’est pourquoi elle est le ressort spirituel de toute civilisation et une condition nécessaire de son existence. Si à notre époque les arts périclitent, cela est dû à la domination de l’idéologie libérale qui fait découler la réalisation du bien de l’action égoïste de l’homo oeconomicus. On peut dans ces conditions être tenté de plaider pour la religion en général comme le fait Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme où il écrit : « L’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. Quand on ne crut rien à Athènes et à Rome, les talents disparurent avec les dieux, et les Muses livrèrent à la barbarie ceux qui n’avaient plus foi en elles ». Plus loin, il remarque : « Quiconque est insensible à la beauté pourrait bien méconnaître la vertu ». Chateaubriand, on le voit, sous-entend que les transcendantaux : le Bien ; le Beau, le Vrai sont liés les uns aux autres. J’ajouterai que chacun reflète les deux autres. Sur quoi repose ce triangle des valeurs ? Est-il purement arbitraire et dépourvu de sens ? Nous sommes pris en tenailles entre l’affirmation de Dieu, ce que les rationalistes tiennent pour irrationnel et le nihilisme qui l’est bien plus[1].

 

La théodicée leibnizienne

Un des problèmes les plus épineux de l’apologétique est celui de l’origine du mal ou de la théodicée (justification de Dieu). Celui-ci, nous disent les impies, est soit tout puissant, soit bon. Il ne peut être les deux. La réponse des chrétiens est ordinairement la suivante : Dieu a voulu que l’être humain soit libre car le bien qui résulte de la liberté l’emporte sur le mal qui vient de son mauvais usage. C’est ainsi qu’il faut comprendre la fameuse thèse de Leibniz selon laquelle : il y a du mal dans le monde mais celui-ci est le meilleur possible parce que tout se tient. Si Dieu avait éliminé un mal sur tel point, il en aurait créé un plus grand sur tel autre.

Il y a donc une borne à la puissance de Dieu qui tient à l’impossibilité pour lui de se contredire comme l’a reconnu Saint Thomas d’Aquin. Celui qui se contredit admet qu’une de ses paroles était erronée, chose impossible à la perfection divine. En affirmant cela, je ne m’écarte nullement du Credo de Nicée dont la version originale en grec exalte Dieu en le qualifiant de Pantocrator. Cela signifie qu’il exerce son pouvoir sur l’univers entier un peu comme l’Autocrator (l’empereur) l’exerce sur l’oecumene. Or la notion de pouvoir (kratos) n’est pas susceptible de degrés ; on le détient ou non. La traduction latine par omnipotens est trompeuse ainsi que sa traduction en français. Pantocrator ne suggère nullement l’idée de toute puissance. La puissance est susceptible d’augmenter jusqu’à l’infini, ce qui n’est pas le cas du pouvoir. Il y a dans le cas de la toute puissance un passage à la limite. Si les pères grecs avaient voulu l’autoriser ils auraient dit pantodynamos. Dynamis signifie puissance (en latin potentia).   

Dans le cosmos, la dépendance des parties les unes par rapport aux autres est une nécessité logique. C’est dans le Tout en tant qu’il a un sens, donc dans le dessein d’ensemble que se donne la volonté de Dieu. Les parties sont ainsi soustraites aux volitions particulières de celui-ci. Plus précisément, ces volitions sont réfractées dans les processus sensibles aux conditions initiales, donc dans des détails infinitésimaux à l’échelle de l’univers. Dieu ne laisse pas pour autant d’être libre et « tout puissant » car sa non-intervention dans le devenir de sa création vient simplement du fait qu’il ne peut commettre de faute, s’en apercevoir et changer d’avis ou, ce qui revient au même, se contredire.

Polémiquant contre l’indéterminisme quantique, Einstein disait : «Dieu ne joue pas aux dés ». Le développement de la science a donné tort à Einstein. On peut donc sérieusement se poser la question si Dieu joue aux dés, notamment dans le domaine de la microphysique et, sur le plan macrophysique, par le moyen de l’homme. Ce que je viens de dire sur les « processus sensibles aux conditions initiales » le suggère. Dieu concèderait sa part au hasard. Selon le père Michel Viot les sources les plus anciennes de l’idée de Purgatoire remontent au Gorgias de Platon[2]. A mon tour, je m’autoriserai, avec un grain d’humour, du grand penseur qu’était Euripide dont deux vers disent ceci : « car le dieu s’occupe des grandes choses et laisse les petites à la Fortune (Tuché) ». Je ne saurais, il est vrai, garantir la correction théologique de cette thèse qui présente, cependant, l’avantage de mieux faire comprendre les miracles. Dieu intervient dans certains cas pour rectifier les effets des processus aléatoires. Ceux-ci n’étant pas son œuvre directement, son coup de pouce reste conforme à sa Providence.             

Les fondements de la politique et de la pensée

La philosophie politique grecque suppose que la raison puisse, par elle-même, déterminer ce qu’est la justice et, plus généralement, les fins ultimes de l’homme et de la cité, (la vie bonne). Héritier des classiques, Léo Strauss le pense aussi. En revanche, pour les modernes depuis Max Weber (et déjà depuis Hume et Kant), les jugements de valeurs ne peuvent s’appuyer sur la raison et celle-ci est impuissante à trancher les conflits qui les opposent. Or pour autant que l’homme d’Etat admette le principe selon lequel sa fin est le bien commun, il est obligé de prononcer des jugements de valeur et de fonder sur eux ses choix et décisions. Il en va de même pour ses adversaires quand ils le critiquent. L’argumentation de Léo Strauss montre qu’il ne peut y avoir de science dont la rigueur s’établirait sur l’élimination des jugements de valeur, une science wertfrei, comme le voulait Max Weber. Mais de ce que le recours aux jugements de valeur est inévitable, il ne s’en suit pas que la philosophie politique soit en mesure de les fonder, pas plus qu’elle ne peut se fonder elle-même. Aucune théorie ne le peut comme l’a démontré le théorème de Gödel pour la formalisation de l’arithmétique.

C’est sans doute pour cette raison qu’Alvin Johnson a émis la thèse que cite en l’approuvant Eric Voegelin selon laquelle « ce n’est qu’à travers la religion qu’un ordre social est possible »[3]. Quand le même Voegelin met sa foi entre parenthèses, il lui faut chercher un autre fondement à la philosophie politique qu’il fait alors « reposer sur une théorie de la nature humaine »[4]. En lui-même, ce fondement semble faible mais il paraîtra plus solide si l’on admet que la nature humaine renvoie à la nature du Tout. On serait alors sur le terrain non de je ne sais quelle cosmologie mais d’une métaphysique théologique car la nature du Tout est sous-tendue par la Raison immanente à la Création, autre nom du Logos. Celui-ci est la relation nécessaire du Tout et des parties qui ne peut être appréhendée que du point de vue du Tout. Anticipant sur les Stoïciens, Euripide met dans la bouche d'un de ses personnages cette pensée sublime : « Si les dieux m’ont abandonnée, moi et mes deux enfants, cela aussi a sa raison ».

Le problème métaphysique par excellence porte sur les fondements de toute pensée y compris de la métaphysique. Cela revient à dire que la pensée s’interroge sur sa propre garantie. Ou encore que son questionnement a pour objet le meta- de toute méditation théorétique. Or aucun objet de savoir ne contient sa propre garantie. L’invitation à prouver sa preuve est aporétique. Cela vaut pour la religion mais également pour la science la plus dure qui est nécessairement hypothético-déductive et dont les hypothèses ne sont jamais vérifiées mais seulement (le cas échéant) infirmées (falsifiées pour reprendre l’anglicisme poppérien). Cela vaut même pour les mathématiques dans lesquelles, selon Bertrand Russel, « on ne sait de quoi on parle ni si ce qu’on dit est vrai » ! Or les athées exigent de nous sur le plan de l’argumentation rationnelle ce qu’ils n’exigent pas de la science.

Revenons à la question du rapport entre la rationalité philosophique et la révélation religieuse. Pour penser ce rapport, je ferai paradoxalement appel aux théories de l’athée invétéré Alain Badiou. La philosophie, nous dit-il, est sous condition de la politique, de la science, de l’art et de l’amour au sens où son devenir est déterminé par les vérités nouvelles produites dans ces quatre domaines. Sa tâche est de rendre ces vérités possibles ensemble et cohérentes (compossibles selon le terme de Leibniz), étant entendu que, par vérités, il faut comprendre non pas de propositions adéquates à ce sur quoi elles portent mais des valeurs qui se veulent universelles. C’est pourquoi ces « vérités » surgissent dans une situation à la faveur d’un événement et ne sont pas découvertes. Elles sont nouvelles et ne préexistent pas à l’événement. A cette liste, il faut ajouter la religion qui, elle aussi, engendre (révèle) des vérités spécifiques (sui generis). Elles éclairent l’entendement et suscitent l’émotion de milliards d’être humains tout comme les vérités admises par Badiou si bien que les philosophes, y compris les plus récents, se sentent tenus d’en parler longuement. On pourrait objecter que les philosophes athées ne voient pas dans la religion un champ générateur de vérités. Or pour Badiou ce ne peut être un argument car pour lui la vérité se déclare et ne se démontre pas. De ce fait, en politique par exemple, il y a des sceptiques ou des mécréants qui rejetteront sans hésitation ce que Badiou tient pour des vérités indubitables telles que l’égalitarisme ou le cosmopolitisme.

Ainsi en politique mais aussi en art, en amour et même en sciences, les vérités, selon Badiou, peuvent se heurter à des mécréants. La discussion avec ces derniers relève de la philosophie dans son aspiration encyclopédique. Le peintre, le physicien, l’amoureux ou le militant politique n’ont pas besoin du philosophe pour savoir ce qu’ils font, mais dès que des objections fondamentales sont soulevées au sujet des vérités apparues dans leurs domaines respectifs, la discussion de ces objections requiert le recours à un métalangage fourni, dans un premier temps, par la philosophie. Le métalangage est un langage formalisé qui décide de la vérité des propositions du langage objet. La description de ce métalangage exige un métalangage d’un ordre supérieur et ainsi de suite à l’infini. On est placé alors devant l’alternative suivante : ou bien on admet qu’il n’y a pas de métalangage (ultime) ou bien on adopte celui la révélation. Ce métalangage est nécessaire à la cohérence de tout discours. Sur ce point, Jean-Claude Milner a prononcé une parole définitive : « A supposer qu’on ne croie pas au métalangage [ultime], qu’on ne construise pas l’énoncé suprême d’un Dieu ou d’une harmonie [au sens des sagesses orientales, par exemple le Tao], rien n’assure personne que le Chaos n’existe pas, sinon que nul ne puisse le penser »[5]. Il y a là une dure injonction à l’adresse des athées comme Onfray ou Badiou : « soyez conséquents,  taisez-vous puisque vous ne pouvez pas penser ce à quoi votre nihilisme vous accule ! »



[1] Le dernier livre du célèbre auteur américain Camille Paglia, Glittering Images, montre combien l’argumentation de Chateaubriand est actuelle. Pour Paglia, la quête spirituelle définit le grand art, celui qui dure. Mais à notre époque sécularisée, la croisade libérale contre la religion a coûté cher à l’art. « Ricaner sur la religion est le symptôme juvénile d’une imagination rabougrie ». Historiquement, le grand art a été créé sur des thèmes tirés de la Bible. Notre stérilité actuelle est le résultat d’une banqueroute spirituelle.  

[2] Cf. La revolution chrétienne, Père Michel Viot : entretiens avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn, Editions de l’Homme Nouveau, Paris 2012, p 22.

[3] Cf. Faith and Political Philosophy. The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin, University of Missouri Press, Columbia and London, 2004, p 36.

[4] Ibid. p 99.

[5] Cf. Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, Seuil, 1983, p 62.

11/12/2012

Art ou mystification

J'ai déjà signalé le livre collectif bilingue, russe / français, Art ou mystification? dont les auteurs sont Boris Lejeune, Jean Clair, Jean-Philippe Domecq, Jean-Louis Harouel, Kostas Mavrakis, Marc Fumaroli, Aude de Kerros, Christine Sourgins. On peut le trouver à la Gallerie Rouskiy Mir, 7, rue de Moromesnil et à la librairie Les éditeurs réunis, 11 rue de la Montagne Sainte Geneviève. En voici la quatrième de couverture rédigée par moi :

Les auteurs dont les essais figurent dans ce recueil ne sont pas des nouveaux venus sur la scène intellectuelle française. Ils interviennent ici sur un sujet qui les préoccupe depuis longtemps et sur lequel ils ont publié de nombreux livres, célèbres pour certains. Tout en ne partageant pas la même idée de l'art, ils sont d'accord sur un point: l'ainsi nommé "art contemporain n'est pas ce que ces mots signifient ordinairement. Chacun donne ses raisons et suggère les remèdes dont a besoin notre civilisation bien mal en point. Ensemble ils dessinent en creux ce qu'est ou pourrait être l'art quand il aura de nouveau droit de cité. En attendant, l'état de l'art et donc de la culture qu'ils décrivent, les uns mélancoliquement, les autres avec humour est consternant et cela partout dans le monde. Avec ses capitaux et ses marchandises, l'occident a exporté cette barbarie dont le nom est "art contemporain". Le mal a déjà pénétré en Chine et la Russie n'est pas à l'abri. Il y va de notre destin spirituel.

07/12/2012

Défendre l'art pour sauver la civilisation

Dans mon livre Pour l'Art Eclipse et renouveau et mon essai La grande usurpation ou comment le non-art fut substitué à l'art qui figure dans le recueil bilingue (russe / français) Art ou mystification[1] je ne critique pas l’art contemporain mais le discours qui en fait l’apologie. Critiquer cet art prétendu reviendrait à le justifier en admettant qu’il relève d’une critique artistique. Or l’art est une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes sources de délectation esthétique. Ceux qui se disent « artistes contemporains » prennent le contrepied de cette définition et ne s’en cachent pas. De leur propre aveu ce sont des anartistes et ce qu’ils font est du non-art n’ayant rien de commun avec l’art. S’ils tiennent à passer pour des créateurs c’est pour mieux supplanter ceux qui le sont vraiment. Ils se livrent ainsi, avec l’aide de l’Etat et de la finance à une usurpation d’identité qui vise à mettre le non-art à la place de l’art notamment dans l’enseignement et les musées. Comment en est-on arrivé là ? Le non-art est l’aboutissement d’un processus qui remonte aux débuts de la révolution industrielle. Il s’explique par des tendances lourdes du devenir de notre société : réification, autrement dit règne de l’abstraction monétaire, de l’équivalent général qui rend tout équivalent. Le non-art est à la portée de tous comme le proclament ses représentants (Beuys, par exemples), c’est ce qu’il y a de plus universel et de plus congruent à la mondialisation. Ajoutons à cela l’autonomisation des instances sociales et la doctrine de l’art pour l’art, puis du purisme et de la non-figuration qui en découlent. Tels sont les phénomènes qui ont déterminé cette histoire d’une descente aux enfers. Notre mode de production détruit la planète, quoi d’étonnant à ce qu’il détruise la civilisation dont l’art est la principale composante ?

Au début du vingtième siècle ce qui était un lent déclin devient un glissement de terrain catastrophique sous l’action du snobisme et de la spéculation. Le point zéro est atteint quand disparaît après 1965 toute considération esthétique et que les pouvoirs du talent ne sont plus requis. Le critique du Time, Robert Hughes, disait que Jeff Koons serait « incapable de graver ses initiales sur un arbre ». On sait d’ailleurs que Koons fait réaliser se « œuvres » par des artistes salariés tout comme Maurizio Catelan.  Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale on avait observé la main mise avant-gardiste sur les appareils d’Etat (écoles, musées, médias). Une bureaucratie spécialisée fut ensuite instituée au service du non-art. Elle exercera de plus en plus son emprise qui devint totale à partir de 1990 quand fut mis en place le corps des « inspecteurs de la création ». Ce personnel se reproduit par cooptation et verrouille tout car les intérêts en jeu sont désormais colossaux. Il a la haute main sur les procédures de consécration et relègue dans l’ombre les artistes véritables. Selon Duchamp ce sont les regardeurs qui font l’art. On n’en est plus là. Désormais ce sont plutôt les acheteurs (les milliardaires méga-collectionneurs et spéculateurs) qui élèvent à la dignité d’art un objet quelconque et donc sont les vrais créateurs. Ces magnats de la finance décident de tout car les médias sont leur propriété ou dépendent de leur budget publicitaire. Du coup, comme on l’a vu avec l’affaire Murdoch, les hommes politiques sont également à leur botte.

En mettant tout cela en lumière je reste cependant constructif. Sans m’abandonner à la « sinistrose » j’esquisse les grandes lignes d’une esthétique générale mais aussi d’une esthétique picturale affirmative au sens où elle propose aux artistes une voie autre : celle qui leur rendra leur pleine liberté de créateurs authentiques. Soyons prêts pour le moment ou « le monde va changer de base ».   



[1] Editions Russkiy Mir, Moscou 2012. Disponible notamment à la Galerie Russkiy Mir, 7 rue de Miromesnil 75008 Paris.