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16/11/2012

La Grèce théocratique de Jean-Louis Harouel

La majeure partie du livre récemment paru de Jean-Louis Harouel intitulé : Le vrai génie du christianisme, a pour fil conducteur la thèse suivante : « Le christianisme a inventé la distinction du sacré et du profane » (p 11).  Se pourrait-il que les anciens Grecs aient ignoré cette distinction ?  Ils seraient très surpris de l’entendre dire. Pour les Athéniens il y avait une nette différence entre la ville (astu) profane et l’Acropole sacrée. On devait prendre un bain avant d’y monter. Partout en Grèce, il y avait des enceintes appartenant à un dieu. Elles délimitaient un espace sacré nommé téménos. Les Phocidiens ayant cultivé des terres consacrées au dieu de Delphes, le conseil amphictionique déclencha contre eux la troisième guerre sacrée (356 – 346 av. J. - C.). Chez les Romains, l’intérieur du temple (fanum) est sacré, l’espace qui est devant (pro fanum) ne l’est pas.

Harouel identifie à tort le couple sacré/profane au couple religieux/politique. Or il n’est pas moins inexact de prétendre que les anciens ignoraient cette dernière distinction comme il le fait en évoquant la « confusion du politique et du religieux de l’Antiquité païenne » (p 122) ou encore « l’enchevêtrement entre le politique et le religieux » (p 30). Cet enchevêtrement ne caractérise stricto sensu que le théocratisme islamique. Harouel en parle comme d’un « monisme » qu’il oppose au « dualisme » chrétien, usant d’une terminologie métaphysique tout à fait déplacée dans ce contexte. La séparation du politique et du religieux, qu’auraient ignoré les anciens, fonctionne chez notre auteur comme un passe-partout grâce auquel la philosophie de l’histoire n’a pas de secret pour lui. A l’en croire, il aurait emprunté cette idée à un auteur vieux de quasiment deux siècles : Fustel de Coulanges. En réalité, Jean-Jacques Rousseau avait déjà soutenu dans l’Emile que les anciens ignoraient la distinction faite par Jésus-Christ quand il a déclaré que son royaume n’était pas de ce monde ou qu’il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Selon Rousseau, dont l’erreur est identique à celle d’Harouel, chaque pays, chaque cité avait ses propres dieux, « ses dogmes et ses rites son culte extérieur prescrit par des lois ; hors la seule nation qui suivait [ce culte], tout était pour elle infidèle, étranger, barbare ». C’était « une espèce de théocratie dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats ».

Rien de tout cela n’est conforme à la réalité. Les Grecs n’ont jamais formulé de jugement dépréciatif sur les religions des peuples étrangers. Il aurait pourtant été tentant de tourner en dérision les divinités zoomorphes des Egyptiens. Une anecdote rapportée par Hérodote va même dans le sens contraire. On y voit un seigneur perse se moquer de la religion grecque à cause de son anthropomorphisme. De plus, chez les anciens, ni la morale, ni les lois n’étaient d’origine religieuse contrairement à ce qu’affirme Fustel de Coulanges cité par Harouel : « Le christianisme est la première religion qui n’ait pas prétendu que le droit dépendît d’elle » (p 125). Selon ces deux auteurs,  le second copiant l’autre, « César […] était le gardien et l’interprète des croyances ; il tenait dans ses mains le culte et le dogme » (p 36). Or les religions antiques n’avaient ni croyances fixes ni dogmes. Tout un chacun pouvait inventer de nouveaux mythes. Il n’y eut jamais chez eux de querelle sur ce chapitre. C’est au respect scrupuleux des seuls rites que présidait l’empereur en tant que grand pontife. Harouel devrait comprendre que la conception antique de la religion et des dieux est à ce point hétérogène à la conception chrétienne qu’il ne peut y avoir entre elles ni accord ni désaccord.

J’ai toujours ressenti une grande admiration pour Fustel de Coulanges et Simone Weil mais depuis que je les ai vus enrôlés par Harouel, je suis devenu méfiant. Il arrive même aux plus grands génies de se tromper. Celui qui les cite en les prenant pour des autorités infaillibles ne peut excuser son erreur en invoquant la leur. Notre auteur s’imagine peut-être qu’une idée fausse deviendra vraie parce qu’il convoque pour l’appuyer une foule de savants dont aucun n’est helléniste. Cette façon d’argumenter a suscité chez saint Augustin une exclamation plaisante : « Sanitatis patrocinium est, insanientium turba ! » (« La belle garantie de sagesse que la multitude des fous ! ». Dans les écrits théoriques (et le livre d’Harouel a l’ambition d’en être un), les citations de seconde main, pour autant qu’il y en ait, ne peuvnt être que décoratives. Elles expriment des opinions, dont la validité doit être établie en raisonnant à partir des faits, non le contraire.  D’ailleurs, autorité pour autorité, je préfère de loin celle d’un antiquisant contemporain : Paul Veyne, selon qui les anciens « n’avaient pas attendu le Christ pour savoir que Dieu et César font deux »[1].



[1] Cf. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Albin Michel, Paris 2007, p 247.

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