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31/08/2012

Ni technophile, ni technophobe

 

Dans sa chronique du Monde des livres (24 août 2012) Roger-Pol Droit s’interroge en partant de Hans Jonas sur notre rapport à la technique. Il reconnaît au philosophe allemand le mérite de nous avoir alertés sur le fait que « les mutations techniques exigent de repenser les limites de l’humain et de chercher si leur franchissement est souhaitable ou destructeur. La modernité nous confronte donc bien à la responsabilité inouïe d’éviter d’embarquer les générations à venir dans des processus irréversibles ». Roger-Pol Droit se prend alors à douter. Les premiers hommes auraient ils été mieux avisés en renonçant au feu à cause des mauvais usages qui pourraient en être faits ? Certes non, car dans ce cas « nous ne serions pas vraiment humains. Voilà pourquoi la grande peur des lendemains n’est pas de bon conseil », conclut-il.

Il est regrettable que notre penseur ne se soit pas souvenu de l’anecdote racontée par les anciens grecs au sujet d’Esope. A l’époque où celui-ci était esclave, son maître qui recevait des amis lui avait demandé de préparer à manger ce qu’il y avait de meilleur. Sur quoi le Phrygien facétieux avait servi des langues à toutes les entrées, répondant aux reproches par un éloge de la parole dont la langue est l’organe. La fois suivante, comme le maître réclamait ce qu’il y a de pire, Esope servit derechef de la langue et encore de la langue. N’est-il pas vrai qu’elle sert à tous les excès (hubris) : mensonge, calomnie, blasphème ?

Conformément à cette leçon de dialectique, gardons-nous aussi bien de condamner en bloc l’esprit prométhéen comme de nous y soumettre aveuglément au nom d’un « progrès irrésistible ». Apprenons au contraire à lui résister en considérant les choses du point de vue des conséquences à long terme alors que les maîtres de la technique, les capitalistes, ne voient que leurs profits à très court terme. Dans cet examen critique, n’en déplaise à R.-P. Droit, la « peur des lendemains » est de très bon conseil à condition, encore une fois, de ne pas être unilatéral.

Heureusement nous avons laissé loin derrière nous ce parti-pris progressiste typique du  XIXe siècle de Victor Hugo. L’esprit des « trente glorieuses » en a été le dernier avatar. L’homme de la rue ne croit plus au progrès longtemps identifié à la croissance du PIB impulsée par les découvertes et inventions technoscientifiques. Un exemple le montrera bien. Le 8 mai 1842 sur la ligne Paris-Versailles un accident épouvantable dû à la rupture d’un essieu tua cinquante-cinq personnes qui furent brûlées vives parce que la compagnie de chemins de fer avait donné l’ordre de fermer les compartiments à clef. Aucun responsable ne fut puni, on mit tout sur le dos du hasard et de la fatalité. Les plaignants furent condamnés aux dépens. Devant la Chambre qui se pencha sur l’affaire, l’éloquence de Lamartine atteint un sommet de lyrisme. Dans son effort pour noyer le poisson et préserver les intérêts des patrons il s’exclama qu’à la guerre il faut bien sacrifier des vies. Eh bien, « la civilisation aussi est un champ de bataille où beaucoup succombent pour la conquête et l’avancement de tous. Plaignons-les, plaignons-nous et marchons ».

Personne aujourd’hui ne se serait exprimé ainsi au sujet de la catastrophe de Bhopal (Inde) causée par l’explosion d’une usine chimique appartenant à une société américaine qui fit 3.500 morts sur le coup et 20.000 de plus à retardement ou même de Fukushima qui n’en fit aucun.