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13/05/2010

Badiou père-sévère

Dans son  entretien avec Elie During (Art Press march 2005), Alain Badiou déclare qu'il voudrait réhabiliter l'héritage politique du XXe siècle. Le « discours dominant », dit-il, réduit ce siècle à « l'extermination des Juifs » par les nazis et à « l'emploi sans limites du matériau humain par Staline ». Admirons le choix des mots ; il est d'un sophiste accompli et j'ai presque envie de crier « salut l'artiste ! ». D'un côté on « extermine », de l'autre on « emploie sans limite ». Le révisionniste Badiou ne veut rien savoir de tous ces Juifs morts à force d'être « employés sans limite » ni des victimes du bolchévisme qui ont péri (lors des grandes purges ou à Katyn) d'une balle dans la nuque. Et puis en Russie la responsabilité pèserait sur un seul homme, le parti au pouvoir serait innocent. Face à la tyrannie stalinienne contingente, les crimes du nazisme découleraient de sa nature. Badiou fait mine de reconnaître les atrocités qui ont discrédité "l'hypothèse communiste" mais celle-ci sort de cette opération blanche comme une colombe.

Contre les « nouveaux philosophes » de jadis, notamment Glucksman, Badiou voudrait le Bien. Mais cette notion, affublée d'une majuscule, relève d'une théologie qu'elle soit platonicienne ou chrétienne. Que pourrait-elle signifier dans le contexte d'un combat politique mené par un athée comme lui ? En fait, elle lui sert à se démarquer de la « nouvelle philosophie » qui privilégiait la lutte contre le Mal et tant pis pour les victimes du communisme. N'est-il pas un piètre philosophe celui qui se détermine par rapport aux autres sur le mode binaire ? Désir du Bien ou résistance au Mal, volonté de « poursuivre » ou « commencement » auroral.

Soyons réalistes. « Poursuivre » ne peut signifier répéter ou maintenir à l'identique un état de choses mais prolonger une évolution qui le modifie graduellement. Les conservateurs les plus endurcis acceptent, voire promeuvent, plus de changements qu'on ne l'imagine. Un de leurs porte-parole, Burke, l'a dit en toutes lettres. Par ailleurs, le devenir obéit à une dialectique de la continuité et de la discontinuité. Cela suffit pour récuser l'opposition simpliste de Badiou. Le thème du « Commencement » au sens absolu qu'il lui donne est identique à celui de la « Rupture » avant-gardiste et en partage la stérilité nihiliste. Pour les libéraux, il ne s'agit  que de « poursuivre », dit-il, mais c'est lui qui poursuit en s'accrochant aux années soixante de sa jeunesse. Les vrais commencements seront, comme toujours en art, des recommencements et d'autres que lui en prendront l'initiative.    

Son interlocuteur, During, lui attribue la thèse selon laquelle l'art dit « contemporain » doit « redevenir contemporain de son temps ». Est-il conscient de l'aveu qu'il profère ? Cet art prétendu aurait perdue sa seule qualité ce qui laisse ouverte la question de savoir depuis quand. Badiou acquiesce et ajoute : « je souhaite valider les grandes ruptures voulues par les programmes artistiques du siècle et m'en détourner. Exactement comme je souhaite valider les engagements politiques révolutionnaires les plus radicaux, tout en affirmant que les chemins de la politique sont aujourd'hui différents. L'art du XXe siècle, conçu comme art des avant-gardes, a glorieusement achevé sa carrière. Nous voici sur le seuil, hésitant entre un geste néo-classique introuvable et une invention inéclaircie ».

Presque chaque mot de cette déclaration nous montre Badiou soulevant un rocher pour se le laisser retomber sur les pieds.

  • 1) Avec l'éclipse de l'art, les interrogations historicistes sur la contemporanéité de ce qui en occupe la place, à savoir le non-art, revêtent une tout autre signification car leur point d'application est un phénomène social sui generis sans précédent. Badiou et During sont incapables de s'interroger sur le statut ontiquement artistique de «l'art contemporain» La contemporanéité de celui-ci est incontestable mais constitue la plus sévère condamnation de notre temps (thèse antihistoriciste).
  • 2) Badiou fait avec raison un parallèle entre les crimes contre l'humanité des «avant-gardes» révolutionnaires et les méfaits des «avant-gardes artistiques» qui pour n'être pas sanglants n'en sont pas moins destructeurs des plus hautes valeurs de notre civilisation.
  • 3) Les deux types de crimes sont «glorieux» aux yeux de Badiou.
  • 4) Pourtant il s'en «détourne» sans dire pourquoi.
  • 5) Le «geste néo-classique» dont il parle est «introuvable» parce que les artistes qui ont renoué avec les critères et les exigences de l'ars perennis ont été réduits à la clandestinité.
  • 6) Les avant-gardes ont achevé leur carrière vers 1975. Elles ont été remplacées par ce qu'on appelle «art contemporain» qui n'est pas d'avant-garde mais d'arrière-garde puisqu'il se réclame du geste duchampien vieux d'un siècle.
  • 7) Badiou ne nous dit pas en quoi son «invention inéclaircie» est moins introuvable. En fait, il est obligé de reconnaître tacitement que nous sommes dans le vide où nous a précipité la glorieuse carrière des avant-gardes. Or quand on est dans le vide, on y reste puisque rien ne peut sortir du rien. Pourtant si les civilisations sont mortelles, la barbarie aussi ne dure pas toujours. En ce sens la victoire nous est acquise comme dirait le Rimbaud d'Une saison en enfer.