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25/03/2010

Ecologie et philosophie politique

La philosophie politique classique suppose que la raison puisse, par elle-même, déterminer ce qu'est la justice et, plus généralement, les fins ultimes de l'homme et de la cité. Héritier des classiques, Léo Strauss le pense aussi. En revanche, pour les modernes depuis Max Weber (et déjà depuis Kant), les jugements de valeurs ne peuvent s'appuyer sur la raison et celle-ci est inapte à trancher les conflits qui les opposent. Or pour autant que l'homme d'Etat admette le principe selon lequel sa fin est le bien commun, il est obligé de prononcer des jugements de valeur et de fonder sur eux ses choix et décisions. Il en va de même pour ses adversaires quand ils le critiquent. L'argumentation de Léo Strauss montre qu'il ne peut y avoir de science dont la rigueur s'établirait sur l'élimination des jugements de valeur, une science wertfrei, comme le voulait Max Weber. Mais de ce que les jugements de valeur sont nécessaires, il ne s'en suit pas que la philosophie politique soit en mesure de les fonder et donc de se fonder elle-même. Elle ne peut même pas en parler sans recourir à un métalangage[1]. C'est sans doute pour cette raison qu'Alvin Johnson a émis la thèse que cite en l'approuvant Eric Voegelin selon laquelle « ce n'est qu'à travers la religion qu'un ordre social est possible »[2]. Dieu nous offre par la révélation le métalangage nécessaire à la cohérence de tout discours. Comme dit Jean-Claude Milner : « A supposer qu'on ne croie pas au métalangage [ultime], qu'on ne construise donc pas l'énoncé suprême d'un Dieu ou d'une harmonie, rien n'assure personne que le Chaos n'existe pas, sinon que nul ne puisse le penser »[3].

Quand le même Voegelin met sa foi entre parenthèses, il lui faut chercher un autre fondement à la philosophie politique et il la fait « reposer sur une théorie de la nature humaine »[4]. En lui-même, ce fondement est faible mais il cesse de l'être si l'on admet que la nature humaine renvoie à la nature du Tout. On serait alors sur le terrain non de je ne sais quelle cosmologie mais d'une métaphysique théologique car la nature du Tout est sous-tendue par la Raison immanente à la création, autre nom du Logos. Il est pourtant impossible de construire une philosophie politique sur la Bible car il n'existe pas de mot biblique équivalent à « régime » ou politeia. Cela explique sans doute le rejet par le talmudiste Benny Lévy de ce qu'il appelait le « tout politique » caractéristique d'un certain marxisme soixante-huitard dont Jean-Claude Milner a aussi fait la critique mais d'un point de vue lacanien dans Les noms indistincts. Si l'on rejette ce point de vue extrémiste comme tous les points de vue unilatéraux et qu'on accorde à la politique sa juste place, la philosophie politique apparaîtra comme illustrant la nécessaire fusion et la dépendance réciproque de la raison naturelle et de la révélation, d'Athènes et de Jérusalem.

Les prétendues Lumières marquent l'échec de la philosophie dans sa vocation à penser et intégrer la religion. A la place de la théologie philosophique (d'un Saint Thomas d'Aquin par exemple) nous avons dû nous contenter de son substitut : la théologie athée de l'Histoire. La grandeur de l'homme consistant à être un animal qui a besoin de sens, il nous fallait un monde intelligible et l'esprit prométhéen de la modernité voulait que ce monde fût maîtrisable par la science et la technique au niveau physique et par l'action politique sur le plan de l'Histoire. Le marxisme nous offrait à cet égard une double garantie : une vision eschatologique concevant le mouvement objectif de l'Histoire comme orienté vers une fin (terme et but) et une science des lois de l'Histoire permettant de guider l'action politique volontaire. Cette dernière ne pouvait pas faire que le processus de gestation de l'Histoire eût un autre aboutissement mais seulement l'abréger et soulager les douleurs de l'enfantement. Bref l'homme qui s'était fait lui-même par le travail (Engels) continuait à être maître de son destin et, à condition de bien se prosterner devant les nouvelles idoles de l'Histoire, de la Modernité et du Progrès, recevait une promesse de salut éternel : le paradis communiste.

En face, le libéralisme avait en commun avec le marxisme l'économisme productiviste (l'idéologie du développement), la croyance au progrès et l'exaltation de la modernité. Ce sont les trois piliers du discours apologétique de l'ordre établi. La seule différence portait sur le changement social. Les capitalistes n'en veulent pas (on les comprend). En parlant de « la fin de l'histoire », Francis Fukuyama s'est exprimé en fidèle porte-parole de la classe dominante qui bouleverse constamment les rapports sociaux à l'exception de ceux sur lesquels ses privilèges sont assis. Son conservatisme obtus est néanmoins voué à l'échec. Les illusions sur les bienfaits du productivisme se dissipent malgré tous les efforts pour les perpétuer. En Angleterre une commission gouvernementale a mis au point des plans pour une "économie à niveau constant (steady state) prévoyant d'interdire la publicité à la télévision pour réduire le consumérisme. En Allemagne un best seller propose la "prospérité sans croissance".   Sur l'objectif de sauver la planète il semblerait que tous les peuples du monde aient un intérêt commun. Mais dès qu'il s'agit de partager le fardeau, il n'en va plus de même. Le salut de l'humanité exige que nous payions un prix dans l'immédiat en vue d'un bénéfice à moyen ou long terme. Par leur égoïsme, les dirigeants de  certains pays à savoir la Chine, les Etats-Unis et les pays émergents se rendent coupables d'un crime contre l'humanité en comparaison duquel les crimes commis au siècle précédent font figure de vétilles. En conséquence de quoi, les guerres écologiques ne sont pas loin. On se battra pour les terres et les mers, pour le ciel et les forêts, pour l'eau douce et l'atmosphère, pour sauver les abeilles, les lémuriens, les poissons et finalement tout simplement les hommes. Ne fuyons pas notre devoir. J'ai la faiblesse de croire en des valeurs, telles que la création dont nous avons la garde, supérieures aux valeurs en bourse et même à la vie d'individus éphémères.

L'égalitarisme dont l'emprise idéologique est très forte pourrait aggraver la dégradation écologique de la planète. Dès 2005, les émissions de CO2 des pays en voie de développement (excusez l'euphémisme) ont dépassé celles des pays développés et l'écart augmente rapidement parce que les pays riches font de gros sacrifices pour ne pas augmenter leurs émissions et y sont parvenus depuis plus de vingt ans alors que les émissions des autres montent selon une pente  abrupte. Or ces pays sont également responsables de l'explosion démographique. D'ores et déjà pour assurer à l'humanité son mode de vie actuel il faudrait près d'une planète et demie. Or l'empreinte écologique par habitant (la superficie nécessaire à ses besoins) augmente de presque un quart tous les dix ans. En même temps, selon Nicholas Stern, le changement climatique pourrait coûter jusqu'à 20% de la richesse mondiale. Pour éviter la catastrophe il faut regarder en face ces antagonismes au lieu de permettre au « politiquement correct » d'imposer ses tabous et interdits. Le secrétaire général de l'ONU n'exagérait nullement lorsqu'il s'est écrié « notre pied est bloqué sur l'accélérateur et nous nous dirigeons tout droit vers l'abîme ».


[1] Métalangage : Langage formalisé qui décide de la vérité des propositions du langage-objet. Le mathématicien Tarski a montré que les mots « vrai » et « faux » requièrent un métalangage. Langage qui sert à décrire la langue naturelle. La description du métalangage exige un métalangage supérieur et ainsi de suite à l'infini.

[2] Cf. Faith and Political Philosophy. The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin, University of Missouri Press, Columbia and London, 2004, p 36.

[3] Cf. Jean-Claude Milner Les noms indistincts, Seuil, 1983, p 62.

[4] Ibid. p 99.