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12/02/2012

Françoise Héritier serait-elle ethnocidaire?

 Le journaliste Nicolas Truong dont on connaît la collaboration avec Alain Badiou a invité l’anthropologue Françoise Héritier à réagir aux propos de Claude Guéant sur le fait que « contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous toutes les civilisations ne se valent pas » et qu’« il y a des civilisations que nous préférons »[1]. Je me permettrai de proposer quelques commentaires critiques sur cet entretien.

Interrogée sur la signification des mots « civilisation » et « culture » (ce dernier désignant le domaine propre des anthropologues), Françoise Héritier reconnaît la difficulté de les définir d’une manière précise (elle parle de « fourre-tout » au sujet du premier) et finalement les distingue surtout par l’étendue et la diversité interne des ensembles concernés. Cela ne l’empêche pas d’être d’une cuistrerie et d’une sévérité ridicules à l’égard de Claude Guéant à qui elle reproche de confondre les deux, de faire preuve d’ignorance et de commettre une méprise. Or au niveau d’analyse où se situait le ministre, un certain flou terminologique était tout à fait de mise et ce d’autant plus que la tendance à traiter les deux termes comme des quasi-synonymes n’est que trop répandue chez les collègues de Madame Héritier.  Claude Lévi-Strauss fait-il preuve d’ignorance quand il dit que l’ethnologie s’intéresse « aux dernières civilisations encore dédaignées- les sociétés dites primitives » ?[2] Pour Marcel Mauss, « il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes »[3].

Pour ma part, j’estime fâcheuse cette confusion entre civilisation et culture surtout quand elle s’exprime dans des ouvrages savants. Je m’abstiendrai, cependant, d’en discuter ici car il me faudrait avancer ma définition de ces termes et cela m’écarterait de mon sujet.

Plus loin, Françoise Héritier renvoie à Claude Guéant son accusation de relativisme (!) en lui attribuant deux thèses dont aucune n’a été défendue par lui à ma connaissance. La première est effectivement relativiste mais pas la seconde. « Le relativisme, dit-elle, consiste à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu’ils ne peuvent pas être comparés entre eux … ». Puis elle ajoute « … d’autant qu’une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tout point aux autres. C’est ce qu’il fait ».

Un instant de réflexion suffit pour comprendre que les deux thèses sont totalement incompatibles. Si l’on pose que « toutes » les cultures sont à ce point hétérogènes qu’elles ne peuvent être comparées entre elles, il s’en suit qu’aucune ne peut se dire supérieure aux autres.  Françoise Héritier viole les règles les plus élémentaires de l’honnêteté dans le débat d’idées. Accuser un homme d’avancer dans le même souffle deux thèses qui se contredisent frontalement est grave et ne peut se justifier que si on apporte sur le champ la preuve du bien-fondé de ce reproche. C’est ce qu’elle ne fait pas.

Les cultures et les civilisations sont des créations humaines. Pour cette raison, elles ne sont pas totalement étrangères les unes aux autres. Elles ont en partage quelques valeurs communes. Si le culte du cargo s’est propagé dans les îles du Pacifique, c’est que les richesses des blancs étaient appréciées par les aborigènes. Certes, on ne saurait considérer la céramique grecque comme supérieure à la céramique chinoise (ou l’inverse) car elles sont parfaitement belles chacune selon ses critères. En revanche, sommes-nous répréhensibles si, tout en admirant à certains égards la civilisation Maya, nous la tenons à un autre point de vue pour horrible et atroce à cause de sa valorisation massive de la torture et de la souffrance infligée ? Quand les Slaves et les Islandais ont adopté le christianisme volontairement et sans pression extérieure, ils reconnaissaient la supériorité de cette religion sur leurs cultes ancestraux sans pour autant admettre une quelconque infériorité raciale. De même, quand les Japonais ou les Chinois tiennent la musique classique européenne pour supérieure à leur musique traditionnelle et l’interprètent avec prédilection, rivalisant avec nous sur le plan de la virtuosité, sont-ils racistes ? Pourquoi nous serait-il interdit de partager leur  opinion ? Bref, contrairement à ce que prétend notre anthropologue, hiérarchie et racisme ne sont pas synonymes. Si c’était le cas le plus grand raciste de l’histoire aurait été William Shakespeare avec son hymne à la hiérarchie et contre le relativisme dans Troilus and Cressida. Que Françoise Héritier tombe dans cette aberration théorique doit, sans doute, être attribué à une  déformation professionnelle caractéristique de sa discipline.

Claude Lévi-Strauss n’en était pas non plus tout à fait exempt mais il avait su en refuser les conséquences les plus néfastes. Il disait par exemple que personne n’est obligé d’aimer tout le monde. Françoise Héritier lui accorde de mauvaise grâce ce droit mais elle se sent obligée d’ajouter « encore faut-il ne pas user de ses émotions pour justifier la mise à l’écart, le mépris et la disqualification des autres ». Claude Guéant aurait-il mis à l’écart, méprisé, disqualifié les Séoudiens, les Thaïlandais, les Chinois et les Indiens ? Tous ces peuples réussissent très bien et chacun s’en félicite. Notre ministre, par exemple, est très content de vendre des Rafales à l’Inde.

Reste un dernier point. A-t-on raison de préférer sa culture et sa civilisation ? Claude Lévi-Strauss en était convaincu. Il attachait la plus grande importance à la diversité culturelle loin de prôner le mélange et le métissage universel. C’est pourquoi il voyait dans l’explosion démographique une catastrophe conduisant à un appauvrissement de cette diversité. Pour maintenir celle-ci, il est nécessaire, disait-il, que les peuples limitent leurs échanges et gardent leurs distances les uns par rapport aux autres. Il est évident que le maintien de ce qu’il nommait « la bonne distance » avec les autres suppose qu’on tienne à sa propre culture, à ce qui fait son originalité[4]. Sinon comment éviter la dilution dans la culture dominante : anglo-saxonne par exemple ? Adopter l’idéologie de Françoise Héritier serait ethnocidaire.



[1] Je cite d’après le numéro du Monde daté 12-13 février 2012.

[2] Cf. Anthropologie structurale, tome II, Plon 1973, p 320.

[3] Cité par Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique, Seuil 1996, pp 96-97. L’helléniste Vernant qui en savait long sur la notion de civilisation, ajoutait ironiquement que Mauss s’exprimait ainsi pour « justifier sa chaire de la Ve section [de l’Ecole pratique des hautes études].

[4] Cf. « Pour le 60e anniversaire de l’Unesco », Diogène n° 215, 2006 et Wiktor Stoczowski « Controverse sur la diversité humaine » in Sciences Humaines, Hors série Nov. – Déc. 2008.