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07/02/2010

Badiou face à la fin commune du marxisme et du capitalisme

Marx croyait connaître le sens de l'histoire mais celle-ci lui a joué un mauvais tour en s'engageant dans des voies qu'il n'avait pas prévues. Il affirmait que "l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes". En fait cette classe ne posède pas la capacité politique que lui attribuait Marx. C'est pourquoi les dirigeants des partis ouvriers ne se recruteront pas dans la catégorie sociale qu'ils étaient censés représenter et quand d'anciens ouvriers seront élus députés ils s'embourgeoiseront idéologiquement. Après la conquête du pouvoir par ces partis leur encadrement se transformera en une nouvelle bourgeoisie. Les moyens de production nationalisés n'appartenaient pas aux travailleurs mais à l'Etat et celui-ci appartenait à la bureaucratie, aux apparatchiks, à la nomenklatura.

A la veille d'Octobre, Lénine annonçait le dépérissement de l'Etat si bien que ce qui en resterait pourrait être dirigé par une cuisinière. Cet appareil se renforça au contraire et absorba pratiquement toute l'économie. Il devint alors évident que sa planification était moins efficace que l'anarchie du marché. En l'absence de concurrence, la bureaucratie n'avait pas le dynamisme des capitalistes. Ne pouvant tenir le rythme dans la course à l'innovation qui l'opposait à ses rivaux de l'ouest, sa faillite était inévitable. Ainsi l'échec des porteurs de l'idée communiste fut double. Ils trahirent leur idéal en échange du pouvoir, faisant au passage des victimes par dizaines de millions, et subirent à la fin une déconfiture ignominieuse et une damnatio memoriae.

Vers 1980, il devint évident pour la plupart des militants que le marxisme était mort et avec lui l'idée d'une politique autre que la gestion des contraintes. Alain Badiou, dont j'étais à l'époque très proche, disait que s'était avéré caduc ce qui avait « certifié le marxisme comme pensée de l'activité révolutionnaire » lui donnant « le droit de tirer des traites sur l'Histoire ». Ce crédit était noué à trois référents : - des Etats où la révolution avait eu lieu ce qui garantissait la possibilité de la victoire ; - des guerres de libération nationale dirigée par les communistes (Chine, Vietnam etc.) ; - le mouvement ouvrier dans les métropoles de l'Ouest.

Or dans les pays du « socialisme réellement existant », pas le moindre pas n'avait été franchi en direction d'un dépérissement de l'Etat et d'une transition vers des rapports sociaux égalitaires caractéristiques du communisme. C'était des dictatures mais sur le prolétariat. L'Archipel du Goulag avait révélé à un vaste public les horreurs du régime stalinien. Le matérialisme historique en tant que tel n'était certes pas  responsable des crimes commis en son nom. Dans la période 1918-1922, Karl Kautsky, surnommé « le pape du marxisme », avait prévu avec une précision les conséquences économiques, sociales, politiques du pouvoir léniniste, hérétique à ses yeux. Mais cette lucidité avait pour rançon l'abstention de toute activité révolutionnaire.

Au Vietnam, les communistes avaient à peine remporté la victoire qu'ils envahissaient le Cambodge et faisaient la guerre à la Chine. Celle-ci engagera aussi ses troupes contre l'URSS comme elle l'avait fait contre l'Inde ; pour d'excellentes raisons sans doute mais quand même !

  Dans les pays industrialisés enfin la classe ouvrière et les partis qui étaient censés la représenter avaient depuis longtemps cessé d'être révolutionnaires ne serait-ce qu'en apparence. Ils n'avaient plus ni couteau ni dents. En Pologne on devait bientôt assister à des luttes ouvrières dirigées par des catholiques contre les communistes.

L'effondrement du marxisme sonna le glas de nos illusions, ce qui est une bonne chose. Mais il représenta aussi un défi pour notre pensée. La politique révolutionnaire se voulait, comme disait Althusser, de l'histoire expérimentale qui promettait sur son objet une maîtrise égale à celle que nous devons aux sciences expérimentales proprement dites. En ce temps, nous nous considérions comme les acteurs d'un processus ayant du sens et non comme les jouets de forces chaotiques et aveugles d'un monde voué au hasard. En ce qui me concerne, il me fallut du temps pour chercher la lumière là où elle est. Je finis par comprendre cette pensée de Bossuet : « Regardez les choses humaines dans leur propre suite, tout y est confus et mêlé ; mais regardez-les par rapport au jugement dernier et universel, vous y voyez reluire un ordre admirable. » « Die Weltgeschichte ist das Weltgericht » dira plus tard Hegel. C'est par rapport au double sens du mot Weltgericht que se situe sur ce point mon opposition à Badiou car lui croit au « tribunal de l'Histoire », moi au tribunal de Dieu. Qui décidera lequel de nous deux est le plus superstitieux ? Il faut militer en pariant et en espérant que cette action entre de quelque façon dans les plans mystérieux de la Providence.

Le marxisme contient des thèses assez solides pour le munir d'une capacité d'auto-rectification grâce à laquelle il peut se débarrasser de beaucoup de scories tout en s'enrichissant de développements féconds. C'est pourquoi aussi longtemps que le capitalisme subsistera, les idées marxistes conserveront une certaine pertinence. Le regain de popularité qu'elles connaissent dans le sillage de la crise, autour en particulier d'Alain Badiou, en est un indice. Mais justement le capitalisme dont la tendance est l'illimitation touche à sa fin parce qu'il rencontre ses limites, celles de la terre. La mondialisation sur laquelle mise l'internationalisme prolétarien d'Alain Badiou présuppose l'énergie bon marché qui appartient d'ores et déjà au passé, non pas tellement que le pétrole s'épuise mais parce qu'il sera de plus en plus cher. Le capitalisme comptait sur des ressources gratuites et libres d'accès. Il lui faudra désormais tenter de survivre au régime de la rareté. On manquera de place pour les déchets, de terres arables pour se nourrir, d'eau pour les irriguer, de sources d'énergie fossile, de métaux, etc. Le refus de la finance mondialisée, avec les Etats-Unis et la Chine comme fer de lance, d'accepter des mesures destinées à sauver la biosphère rendra ces mesures encore plus draconiennes quand nous serons pris à la gorge. Or la reproduction élargie est la loi du capitalisme alors que la décroissance est la condition de notre survie. La chute de ce système contre lequel les armes de la critique marxiste s'étaient avérées impuissantes, un maître plus impérieux, je veux dire les contraintes environnementales, nous forcera de l'imposer.


[1] Cf. Alain Badiou L'hypothèse communiste p 18

16:14 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)

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