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15/01/2010

Dialogue avec Alain de Benoist

 

 

Dans le numéro 134 de son excellente revue Eléments, Alain de Benoist recense mon dernier livre avec le sérieux et la franchise qu’on se plait généralement à lui reconnaître. Cette recension, reproduite ici à l’attention des lecteurs de ce blog, comportant, cependant, une inexactitude, elle appelle de ma part la mise au point qu’on lira plus loin.

 

                                                          Badiou mis à nu

 

C’est d’abord l’histoire d’une amitié rompue. Dans les années 1970, Kostas Mavrakis et Alain Badiou travaillaient ensemble à la revue maoïste Théorie et Politique. Le premier était alors le disciple et l’ami du second. Après quoi leurs itinéraires ont divergé. Mavrakis est aujourd’hui devenu un traditionaliste chrétien. Badiou a développé une œuvre philosophique fondée sur l’idée d’une vérité universelle abstraite, en même temps que, côté praxis, il s’engageait dans un « sans-papiérisme » échevelé (« tous les ouvriers qui travaillent ici sont d’ici et doivent être honorés comme tels, singulièrement les ouvriers de provenance étrangères » !). En 2005, il prononçait dans son livre intitulé Le siècle un panégyrique de l’art contemporain, que Mavrakis dénonçait au même moment, avec force, comme un « non-art ». La rupture devenait inévitable. Mavrakis considère aujourd’hui toujours Badiou comme « le plus grand philosophe vivant » (ce qui est un peu excessif), mais il ne le regarde pas moins comme un « adversaire » (ce qui est un peu faible). Dans ce livre remarquablement bien écrit, il cerne ce qui les sépare, ou plus exactement ce qu’il refuse dans le « système » Badiou. Ce dernier, bien entendu, est longuement critiqué pour ses vues en matière artistique. Son athéisme est par ailleurs dénoncé avec des arguments qui plairont aux croyants. Abordant le terrain politique, Mavrakis n’a pas de mal à montrer que les positions de Badiou rejoignent paradoxalement celles du libéralisme qu’il prétend combattre : « Sur la question des immigrés clandestins, il ne remarque pas qu’il est dans le même camp que les patrons et les médias ». D’où cette conclusion : « [son] progressisme est celui du grand capital mondialisé ». L’ouvrage s’achève sur un aperçu des lettres que les deux frères ennemis ont récemment échangées. A noter que Mavrakis aborde aussi les violentes critiques opposées à Badiou par certains « intellectuels judaïsants » (Eric Marty, Jean-Claude Milner). On a du mal à le suivre quand il assure qu’Israël est aujourd’hui « aux avant-postes de toutes les nations qui résistent au rouleau compresseur et niveleur de la mondialisation ».

 

Kostas Mavrakis, De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le (XXe) siècle, L’Harmattan 127 p, 13 euros.

 

 

Réponse à Alain de Benoist

 

La brève note consacrée à mon dernier livre par Alain de Benoist est un chef-d’œuvre de concision. Elle donne une idée assez juste et complète des principaux points de ma critique d’Alain Badiou et contient des appréciations flatteuses pour lesquelles je remercie l’auteur. J’aurais mauvaise grâce à lui reprocher certaines approximations car elles sont la loi du genre. Il m’est impossible en revanche de laisser passer une allégation qui n’est pas diffamatoire dans son intention mais pourrait donner lieu à un fâcheux malentendu. Je suis devenu, dit-il, « un traditionaliste chrétien ». Chrétien, certes, (et fier de l’être), mais ni traditionaliste ni partisan du dernier concile. Ma qualité d’orthodoxe fait que ces oppositions ne me concernent pas et qu’il est superflu pour moi et pour tous ceux qui appartiennent à ma confession de se prononcer sur elles.

La tentation fut sans doute forte de se débarrasser de mon christianisme en me rejetant du côté d’une aile minoritaire et décriée du catholicisme. Mutatis mutandis, c’est le type d’opération dont Alain de Benoist fut la victime quand ses détracteurs l’ont d’abord classé (par association) à droite, puis à l’extrême droite et enfin du côté de Le Pen. Ayant été longtemps l’objet d’un injuste ostracisme, il devrait faire attention en distribuant des étiquettes stigmatisantes.

La seule critique nette quoique allusive que m’adresse Alain de Benoist figure dans sa conclusion où je lis : « On a du mal à le suivre [Mavrakis] quand il assure qu’Israël est aujourd’hui ‘‘ aux avant-postes de toutes les nations qui résistent au rouleau compresseur et niveleur de la mondialisation’’». Pour quelle raison a-t-il du mal à me suivre ? Se pourrait-il qu’Israël ne défende pas son indépendance comme Etat national ? Ou bien dois-je comprendre qu’Alain de Benoist interprète mon approbation d’Israël sur un point très particulier, à savoir sa résistance à certains effets de la mondialisation, comme cautionnant en bloc l’oppression des Palestiniens ? Dans ce cas je précise que l’hubris dont se rend coupable le gouvernement de Jérusalem en comptant uniquement sur la force pour régler son conflit avec les Arabes (y compris la Syrie et le Liban) est à la fois moralement injuste et politiquement fatale si l’on considère les choses dans le long terme. Qu’arrivera-t-il quand l’Etat juif ne pourra plus compter sur l’Amérique et qu’il n’y aura ni cargaison d’armes ni zouaves pontificaux pour le sauver ? Il sera noyé dans l’océan arabo-musulman comme la Rome du Pape dans l’Italie unifiée. Conformément à un principe universel de la diplomatie, c’est maintenant, quand ils sont les plus forts, que les Israéliens devraient faire des concessions en vue d’une paix durable. 

 

 

L'échange de répliques prend fin  

 

J'ai reçu de la part d'Alain de Benoist une réponse qui m'a entièrement satisfait. Ma mise au point amputée de quelques propos désobligeants sera insérée dans le prochain numéro d'Eléments.

 

17:27 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (4)

12/01/2010

Badiou et l'internationalisme prolétarien

Il n’y a pas de démocratie sans communauté citoyenne, qu’elle soit fondée sur l’identité nationale ou le patriotisme local des cités grecques. Or les cités en question se faisaient la guerre en permanence. Les pertes humaines n’étaient pas moins graves proportionnellement que lors de la guerre de 14. L’empire romain y mit fin au prix, à terme, d’une stérilisation de la créativité dans tous les domaines. La question à laquelle Badiou ne peut ou ne veut répondre est celle-ci : sur quoi pourrait être fondé aujourd’hui le « nous » qui rend possible la démocratie comme idéal et horizon de toute pratique politique si ce n’est sur la forme moderne de la nation? Contrairement à ce que pensent certains la mondialisation n’a nullement affaibli les Etat nationaux qui, d’une par sont les mieux à même d’assurer la paix civile (comparés aux Etats multiethniques) et d’autre part jouent un rôle dans le fonctionnement des marchés. L’intervention des grands Etats dans la gestion de la dernière crise le confirme.

Le journaliste du Nouvel Observateur fait la réflexion qu’« on n’a rien trouvé d’autre jusqu’à présent que le cadre national pour imposer la redistribution par l’impôt, la sécurité sociale et autres acquis sociaux ». En effet la solidarité nationale se manifeste notamment par les soutiens financiers accordés aux chômeurs, aux malades et aux vieux, soutiens qui vont bien au-delà des cotisations. L’Etat comble par exemple les déficits de l’assurance chômage ou de la Sécurité sociale. Il est évident que peu de Français accepteraient des payer le traitement des malades de la Nouvelle Guinée du Texas ou du Zimbambwé comme l’exige Badiou.  

Badiou s'en prend à la notion même d'identité dont la seule évocation conduirait, selon lui, au nationalisme et au chauvinisme les plus meurtiers. lui qui refuse qu'on impute le goulag à l’idée communiste met au débit du sentiment d’identité nationale l’hécatombe de la guerre de 14-18. En cela il est mauvais léniniste malgré ses proclamations de foi tonitruantes. Lénine considérait comme responsable de cette guerre non pas le nationalisme mais l’impérialisme. Or les soixante-cinq dernières années sont la période la plus pacifique de l’histoire. Ce recul spectaculaire du nombre de conflits internationaux et des victimes qu’ils ont occasionnées s’explique par le fait que l’élargissement du marché nécessaire au capitalisme a été obtenu par l’abaissement des barrières douanières et non par des conquêtes. La formation de l’Union européenne est une des modalités de cette baisse. Autrement dit, le «stade suprême du capitalisme » n’est pas l’impérialisme, comme disait Lénine, mais la mondialisation. Celle-ci rend compatible la survie de nations multiples et l’absence de conflits guerriers entre elles. La concurrence qui les oppose prend désormais la forme positive de l’émulation.

Badiou ne veut pas en entendre parler et c’est avec raison que Finkielkraut lui attribue la position suivante : pour que les Français soient « eux-mêmes, c’est-à-dire fidèles à leur vocation universelle », ils devraient « effacer tous leurs signes particuliers. Pour n’exclure personne, ils devraient faire le vide en eux, se dépouiller de toute consistance », et de citer Simone Weil disant qu’ il n’y a pas de plus hideux spectacle qu’un peuple qui n’est tenu par rien, par aucune fidélité. Badiou lui demande alors : « Fidélité à quoi ? » « Au sacre de Reims, à la Fête de la Fédération » répond Finkielkraut.  

La riposte de Badiou confirme la critique qui lui était adressée. Il proteste que lui aussi est fidèle mais c’est à une identité qui n’en est pas une puisque n’importe quel être humain dans le vaste monde pourrait et même devrait y adhérer. La tautologie qu’il reproche à son interlocuteur, Badiou la pratique avec brio. Il n’y a pas d’identité (ou alors c’est virtuellement celle de tout le monde) donc le problème de l’identité ne se pose pas.

La pensée de Badiou est tributaire de la réification commune à l’économisme libéral et au socialisme des deux derniers siècles. Sous l’emprise de l’abstraction monétaire, cette pensée privilégie le quantitatif au détriment des différences qualitatives. Son idéal est productiviste et technophile. Il fantasme l’unification planétaire par le marché, c’est-à-dire par la libre circulation des marchandises et des capitaux. L’internationalisme en est la conséquence. Badiou s’en réclame avec une inconscience abyssale. Dire, comme le Manifeste communiste, que « les prolétaires n’ont pas de patrie », c’est négliger le fait que les ouvriers sont beaucoup moins mobiles que l’argent, c’est aussi dénier la puissance du sentiment national, ignorer le lien charnel à une langue, une culture, une histoire, un pays. Un tel principe interdit de comprendre les masses et d’être compris par elles. Comment les sociaux-démocrates et les communistes auraient-ils pu empêcher les guerres mondiales alors qu’ils étaient aveugles à la question nationale et que leur idéologie leur interdisait d’analyser la réalité de ce point de vue ? Cette question est le scotome commun du marxisme et du libéralisme.

Il faut donc admettre que les ouvriers ont une patrie (le pays de leurs pères) et qu’ils n’en changent pas en modifiant leur localisation géographique. Si en outre les immigrés sont attachés à leur langue maternelle, leur religion, leurs mœurs et coutumes ancestrales (qui oserait le leur reprocher ?) il ne faut pas s’étonner qu’ils regardent d’un mauvais œil ceux de la population environnante et qu’ils veuillent s’en distinguer par des barrières symboliques. La burqua en est une. Beaucoup d’entre eux vont jusqu’à siffler la Marseillaise et brûler le drapeau tricolore quand ils en ont l’occasion. Alain Finkielkraut et moi-même qui sommes immigrés ou issus de l'immigration avons le droit d'interdire à Badiou de nous donner des leçons et de justifier des comportements qui n'ont jamais été les nôtres. Poussé dans ses retranchements, Badiou finit, en effet, par reconnaître l'execration de la France qui se manifeste parfois dans les banlieues. Que les immigrés « ne soient pas pétris d’amour pour ce pays, c’est assez compréhensible », dit-il. En fait, il s’en félicite et refuse qu’on tende la main à  ces jeunes dont le destin « serait de s’organiser dans la visée de la destruction de l’ordre établi ». Les inviter à ne pas incendier des écoles, des bibliothèques, des gymnases, des supermarchés où s’approvisionnent leurs parents serait en faire « des toutous aux ordres de la société ». Poussé par la sympathie la plus tendre, il ne veut pas qu’on « s’en prenne » au paysan qui vient d’arriver de son Sahel natal plutôt qu’à « l’oligarchie féroce de prédateurs » qui nous gouverne. Or ni Finkielkraut ni personne d’autre ne s’en prend aux immigrés jeunes ou vieux. La question n’est pas à qui on doit s’en prendre, comme feint de le croire le démagogue Badiou, mais quelle politique adopter. Si l’on tient compte de l’intérêt général, doit-on ou non favoriser l’immigration ? "Sarkozy c'est tout de même pire qu'un ouvrier malien balayeur!" s'écrie-t-il. Admettons ce qu'il présente comme une évidence à savoir que l'Africain est moins pire que le président (sans quoi nous serions taxés de racisme); en quoi cela nous empêcherait d'estimer qu'il y a suffisamment de balayeurs maliens et que la France n'a pas besoin d'en avoir plus?  Quand Badiou joue sur la corde sensible de son lecteur, quand il exploite son penchant à la charité chrétienne qui l’anime serait-il athée, il embrouille le problème. Opter pour une limitation de l’immigration n’est pas nécessairement un signe de xénophobie. Aux îles Fidji les immigrés venus de l’Inde sont devenus majoritaires ce qui ne facilite pas l’exercice de la démocratie. En nouvelle Calédonie le corps électoral a été figé pour éviter que les Kanaks indigènes ne deviennent minoritaires. Maintenir durablement la paix civile exige une homogénéité ethnique minimale du corps social. Les terribles malheurs qui ont frappé et frappent encore des pays comme l’ex-Yougoslavie, le Liban, l’Irak, l’Afghanistan, la Birmanie, le Soudan, le Rwanda, les deux Congo et beaucoup d’autres  contrées africaines devraient nous l’enseigner.

21:35 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (2)

09/01/2010

De Duchamp à Gober un historicisme anhistorique

L'expression "art contemporain" désigne une réalité intemporelle congruente avec le néant qui l'habite. L'objet quelconque admis dans une exposition était "contemporain" en 1914 et l'est resté un siècle après. La seule différence est qu'on le prend de plus en plus au sérieux. Les monochromes d'Alphonse Allais étaient des facéties en 1880 (1), ceux de Rodtchenko en 1922 proclamaient la mort de l'art mais quand dans les années 50 ou 60 du siècle passé Klein ou Rhyman refirent le même geste, celui-ci fut salué comme un chef-d'oeuvre. Ainsi futaccomplie la prophétie d'Alphonse Allais qui se disait précurseur des grands peintres du XXe siècle. La logique du non-art contemporain obéit à une compulsion de répétition. En 1916, Duchamp désireux de se moquer des faux amateurs d'art et vrais snobs, prétend exposer un urinoir. En 1991, sérieux comme un pape, Gober expose au Musée du Jeu de Paume sous les applaudissements unanimes trois urinoirs. On pourrait multiplier les exemples. Aujourd'hui le minimalisme des rayures de Buren surechérit sur le minimalisme des carrés de Malévitch. Rauschenberg expose un effaçage longtemps après Picabia. Christo emprunte à Man Ray et à Kantor l'idée de l'emballage et ce plagiare devient célèbre. Le règne du non-art met, par définition fin à l'art et donc à son histoire alors que l'innovation historique était son seul titre de légitimité. C'est pourquoi être de son temps à notre époque c'est n'être d'aucun temps. Les soi-disant artistes qui se vouent à cette ambition sont tenus de rompre avec toutes les écoles d'autrefois et s'installer dans leur négation immuable qui, de ce fait, se situe hors du temps. Ceux, au contraire, qui se proposent d'abandonner cette posture stérile ne pourront faire autrement que renouer avec l'art, son histoire, ses traditions en assumant à nouveaux frais les exigences imposées par cette fidélité seule à même de produire d'authentiques nouveautés artistiques. 

(1) L'un deux qui était blanc s'intitulait "Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige". 

02/01/2010

Badiou suite : qu'est-ce une nation?

L'identité nationale est une valeur qu'un peuple tient à préserver, tout comme un individu désire persévérer dans l'être. Ce sentiment nous unit aux générations précédentes et à celles futures, donnant du sens à notre devenir historique. Nous l'éprouvons d'autant plus vivement que l'identité en question est menacée. Autrefois la menace portait sur l'intégrité territoriale du pays et en fin de compte sur l'existence même de la collectivité. La résolution de lui résister s'appelait patriotisme. Celui-ci implique l'amour du pays et la solidarité avec ses concitoyens allant jusqu'au sacrifice de soi. C'est donc une vertu et même la vertu suprême. Chez les anciens Grecs, l'idéal humain était le kalos k'agathos « beau et bon » mais l'homme bon (aner agathos) était avant tout le bon guerrier. Or pour bien se défendre, il faut être fort et l'emporter sur les autres dans la rivalité pour les territoires et les ressources. Ainsi le patriotisme engendre le nationalisme, voire le chauvinisme, mots qui souvent connotent la haine des autres mais pas nécessairement. Pendant des siècles, les Français et les Anglais se sont fait la guerre tout en pouvant nouer de bons rapports sur le plan individuel.  Aujourd'hui les nations européennes ne se sentent plus en danger. L'affaiblissement des passions nationales s'explique ainsi et beaucoup moins par les progrès de la mondialisation, c'est pourquoi on l'observe en Europe et pas ailleurs. Cependant même pacifiques les oppositions entre nations existent toujours. Elles font l'objet de négociations permanentes. La diplomatie de chaque Etat est guidée par des considérations d'intérêt national qui est à notre époque l'horizon nécessaire de toute politique. On ne saurait concevoir la démocratie sans le "nous" qui fonde un intérêt commun. L'homme d'Etat invoque nécessairement cet intérêt pour justifier ses décisions et ses adversaires en font de même pour le critiquer.     

Ce qui précède suppose une idée plus ou moins précise de la nation. J'en proposerai la définition suivante : une nation est un groupe humain qui partage à un degré ou un autre et par ordre d'importance une langue, une religion, une structure sociale et politique, une histoire et un territoire. Quand plusieurs de ces critères font défaut, la cohésion de la nation est faible, son aptitude à se doter d'un Etat  et de se regrouper sous sa juridiction douteuse et si cet Etat existe, sa pérennité n'est pas garantie. Mettons à l'épreuve de faits ces différents critères. Les Américains et les Australiens qui étaient à l'origine des Anglais sont devenus des nations différentes, avec leur propre histoire, parce qu'ils n'avaient, dès le début, ni territoire ni structure sociale communes. Les Suisses n'ayant ni langue, ni confession religieuse commune sont à peine une nation. Ils forment un Etat qui s'est maintenu de par la volonté des grandes puissances européennes assez longtemps pour créer une histoire commune. La guerre du Sonderbund au XIXe siècle fut la conséquence de leurs divisions religieuses. Le démembrement de la Yougoslavie s'explique par l'absence d'unité nationale répondant à tel ou tel critère de la définition ci-dessus ; confession religieuse et histoire pour la lutte entre Serbes et Croates, territoire et histoire pour la sécession du Monténégro etc.

En France, on se réfère souvent à la conférence prononcée par Renan en 1882. Voici comment Alain Finkielkraut en a résumé les conclusions : « Renan commence par écarter toute définition raciale de la nation [...qu'il] définit comme un principe spirituel, une âme [....] composée de deux éléments : un riche legs de souvenirs, un héritage de gloire et de regrets à partager d'une part, et de l'autre, le consentement actuel, le désir de continuer la vie commune ». Finkielkraut regrette que « la France soit aujourd'hui le théâtre d'une double crise : de l'héritage et du consentement ». Badiou lui répondit que « l'héritage du passé et le consentement, voilà des catégories totalement passives dont l'unique logique est l'impératif « famille, patrie » ». « Il y a dit-il, une division constitutive de cet héritage » entre ce qui est recevable d'un point de vu universaliste et ce qui renvoie « à l'extrême férocité des classes possédantes ». Par un de ces tours de passe-passe dont il est coutumier, Badiou feint de comprendre « héritage » comme signifiant « tout ce que des Français ont fait ». On ne peut supposer qu'il était distrait au moment où Finkielkraut parlait. Ce serait un signe inquiétant de gâtisme. Renan précise en effet « héritage de gloire et de regrets », donc divisé. Pétain ce sont les regrets, de Gaulle la gloire et ainsi de suite. Dommage que Finkielkraut n'ait pas fait cette réponse et qu'en outre il se soit trompé sur la conférence de Renan. Fixant les critères de l'appartenance nationale, celle-ci ne se distingue pas tant par l'exclusion de la race que par celle de la langue. Elle s'inscrit, en effet, dans une polémique avec Mommsen qui invoquait la communauté de langue pour affirmer la germanité de l'Alsace sans égards pour la spécificité du problème. L'attachement des Alsaciens à la France remontait à l'émancipation par la révolution française des paysans, des luthériens et des Juifs. Les Alsaciens étaient nationalement français parce qu'ils l'étaient politiquement.     

Il y a d'autres exceptions à la primauté de la langue dans la détermination de l'appartenance nationale. Sous l'empire ottoman, les nationalités (miliet) étaient classées d'après la religion. Un orthodoxe de l'île d'Hydra ou un Souliote se considéraient comme grecs même si à la maison ils parlaient albanais. Ces communautés ont nourri plusieurs héros de la guerre d'indépendance grecque comme Botsaris ou Miaoulis. Au fin fond de l'Anatolie, il y avait des villages chrétiens isolés dont les habitants avaient oublié leur langue et qui pourtant se considéraient comme grecs. On les appelait des Karamanlis. La mère du fameux armateur Aristote Onassis en était une et on peut supposer que la famille de ce nom qui a donné deux premiers ministres à la Grèce comptait un Karamanlis parmi ses ancêtres. Inutile de s'attarder sur l'exemple de l'Irlande du nord où la confession seule a longtemps déterminé de quel côté de la barricade on se tenait.

A suivre

Kostas Mavrakis

DE QUOI BADIOU EST-IL LE NOM ?

Pour en finir avec le (XXe)Siècle

 

 Editions l'Harmattan, Collection Théôria, 13 €

 COMMUNIQUE DE PRESSE

Le sous-titre de ce nouveau livre de Kostas Mavrakis fait allusion à un ouvrage intitulé Le Siècle publié en 2005 par Alain Badiou. Il s’agit d’un penseur d’envergure longtemps méconnu qu’un pamphlet contre Sarkozy a rendu célèbre. Partisan d’une violence illimitée pour peu qu’elle se pare d’oripeaux « révolutionnaires », il excuse Staline, admire Mao Tsé-toung, fait l’apologie de la révolution culturelle et réserve ses traits aux « nouveaux philosophes » qui ont dénoncé le goulag. On peut sans être injuste le qualifier de  maoïste fossile conservé dans la strate sédimentaire des années soixante.

Les ouvrages proprement philosophiques de Badiou sont difficiles car il identifie l’ontologie aux mathématiques et mobilise celles-ci pour étayer indûment toutes sortes de thèses en matière de politique, de syndicalisme ou d’amour. Cela fait que personne ne se risque à les discuter. Kostas Mavrakis, longtemps disciple et camarade de Badiou, ne s’est pas laissé intimider. Armé d’une connaissance interne de sa pensée, il soumet celle-ci à une critique sévère mais courtoise qui rend clair ce qui semblait obscur. La motivation initiale de Mavrakis était la défense de l’art mais de fil en aiguille il a découvert les failles d’un discours dont l’ambition systématique est de couvrir tout le champ du savoir : métaphysique, éthique, esthétique, épistémologie, même si Badiou ne se sert le plus souvent de ces mots qu’en forme de dénégation.

Le livre de Mavrakis sera le bienvenu pour ceux que les outrances des positions politiques de Badiou exaspèrent tout en fournissant à ses partisans inconditionnels un contrepoids et d’utiles éléments de réflexion. Chacun pourra vérifier la pertinence des critiques de l’auteur en prenant connaissance de l’annexe II, consacrée à un échange de lettres avec Badiou à propos d’un article paru il y a quelques mois qui le prenait à partie.

 Table des matières

Préambule                                                                                    

Avertissement

9

 

I.  Un rebelle autoritaire et conformiste

11

 

II.  Israël contre l’universalisme extrémiste

21

1. La polémique Éric Marty - Alain Badiou

22

2. Portées du mot « juif »

24

3. Le droit d’Israël à l’existence

27

 

III. Saint Paul et la « mort de Dieu »

33

 

IV. Qu’est-ce que l’universalisme ?

41

 

V. Badiou philosophe : quelques repères

47

1. L’Être et la Vérité

47

2. Un matérialisme dialectique cartésien ?

51

 

VI. De l’inesthétique à l’anti-esthétique

55

 

VII.  Le non-art ou la nouvelle trahison des clercs

63

1. Le snobisme théoricien

63

2. Jacques Rancière : à la recherche de l’art subversif

66

3. Le Siècle d’Alain Badiou

72

 

VIII. Vous serez comme des dieux

87

 

Annexe I. Bévues mineures d’un philosophe majeur

101

Annexe II. Un échange de lettres avec Alain Badiou

105

 

Bibliographie sommaire

117

Index Nominum

121

 

Quatrième de couverture

Badiou est le nom oxymorique d’un libéralisme autoritaire, maoïste et moderniste. Il est aussi le nom d’un philosophe non négligeable sur lequel on peut s’appuyer pour combattre les mauvaises causes dans lesquelles il s’est fourvoyé. C’est ce qu’entreprend Kostas Mavrakis en poursuivant son frère ennemi dans les domaines de la politique, de l’esthétique et de la religion. Il étudie ce faisant les grands problèmes étroitement liés entre eux qui se posent à la pensée contemporaine. Comment définir l’art et le non-art qui en tient lieu aujourd’hui ? Peut-on encore envisager une politique volontariste de civilisation permettant au peuple de prendre en main son destin ? Quel serait le rapport d’une telle politique au fondement ultime des valeurs ? En quel sens notre survie en dépend-elle ? Sur tous ces points Kostas Mavrakis ne se contente pas de réfuter méthodiquement les thèses d’Alain Badiou, il propose des voies susceptibles de nous aider à surmonter les contradictions et les apories d’une pensée emblématique du nihilisme (post)moderne.

 

Docteur en philosophie et en arts plastiques, peintre, ancien maître de conférences au département de philosophie de l’université de Paris VIII, Kostas Mavrakis fut l’animateur dans les années 70 de la revue maoïste Théorie et Politique. Il a publié des livres sur le trotskysme, la politique étrangère de la Chine, l’art et le non-art ainsi qu’une soixantaine d’articles

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