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05/07/2007

Rancière se gargarise de mots

Après une interruption due à une panne d'Internet, je poursuis mes réflexions sur Rancière et l'art.

Selon ce philosophe "les créateurs" "de la peinture abstraite" ont été les "artisans de la vie nouvelle soviétique" [au début des années vingt du siècle passé]. Chez eux "la pureté de la ligne devenait l'instrument de la constitution d'un décor nouveau de la vie susceptible de se transformer en décor de la vie nouvelle" (cf. Malaise dans l'esthétique Paris 2004, pp 48-49). Créer un décor serait-ce changer la société? Un art décoratif serait-il intrinséquement politisé et de nature à servir une cause révolutionnaire? La thèse est absurde et Rancière n'avance aucun argument en sa faveur. Apparemment il la considère comme allant de soi. Par ailleurs il ne dit rien des peintres abstraits du monde occidental. De quelle vie ont-ils été les artisans?

Rancière base sa démonstration sur la rencontre des avant-gardes artistiques russesavec le bolchévisme autour de 1920, mais il ne nous propose aucune interprétation de la rencontre à la même époque ou plus tard du futuriste Marinetti avec le fasciste Mussolini, de l'avant-gardiste Yves Klein avec Franco qui le décora, du surréaliste Salvador Dali avec le même Franco, du théoricien de la "Nouvelle figuration" néo-dadaïste Rezvani avec les semi-fascistes "Algérie française", des Pollock, Rothko et compagnie avec la C.I.A..

Rancière s'occtroie la facilité de tenir pour évidentes des propositions qui ne le sont nullement. Par exemple celle-ci : "une communauté libre, autonome, [...] ne connaît pas de séparation entre la vie quotidienne, l'art, la politique ou la religion" (ibid. p 52). Pourquoi cette affirmation? Vous aurez beau chercher dans son livre votre question restera sans réponse. Cependant Rancière poursuit sans gêne : "Dans cette logique, la statue grecque est pour nous de l'art parce qu'elle ne l'était pas pour son auteur," (ibid). A le suivre puisque les cités grecques étaient des communautés libres, leurs oeuvres d'art n'en étaient pas pour elles! En réalité les Grecs ont développé une critique d'art faisant l'objet de débats très vifs dans le peuple, une histoire de l'art dont le premier représentant fut Douris de Samos et une réflexion théorique sur l'art chez les philosophes. Or le présupposé selon lequel un objet de culte tel que la statue de la divinité dans un temple ou un objet utilitaire n'est pas de l'art (seuls le seraient les oeuvres autonomes des musées) est tout à fait centrale chez Rancière. Comme elle est fausse tout son raisonnement s'écroule.   

13/06/2007

La désacralisation de l'art selon Badiou



Badiou croit observer au vingtième siècle une oscillation entre romantisme et « liquidation de l’art comme pensée », entre « pathos romantique » [des manifestes surréalistes] et « iconoclastie nihiliste » [des dadaïsmes et néodadaïsmes] (p 218). En réalité ces deux tendances ne s’opposent guère et produisent à peu près les mêmes résultats. Malévitch est un abstrait mais ses carrés sont des ready made géométriques. Il est aussi le précurseur des peintres de monochromes car le fond blanc du carré noir peut être considéré comme faisant partie du cadre. Miro est également un abstrait tout en portant l’étiquette surréaliste. Ainsi l’« art » avant-gardiste a été proclamations grandiloquentes et creuses plus néant iconoclaste et vaine dérision. Le surréalisme n’est-il pas issu de Dada ? Ce qui permet à Badiou d’échapper à cette conclusion, c’est l’amalgame de toutes les disciplines artistiques : celles que l’avant-gardisme a dévastées et celles (comme la littérature) qui sont restées vivantes vaille que vaille.
Certes, Badiou évoque « l’artiste véritable » qui « trace une voie intermédiaire entre romantisme et nihilisme » (pp 218-9) mais il n’en cite aucun. S’il y en a auxquels il pense, il se garde de les nommer et surtout de nous montrer leurs « œuvres » (gestes ou traces) tant leur nullité (pour parler comme Baudrillard) paraîtrait évidente. Ces « artistes véritables » accomplissent « le programme anti-romantique d’une désacralisation de l’œuvre et d’une désublimation de l’artiste » (p 224). Pour faire cette constatation banale et qui traîne partout, il a fallu à Badiou le secours des analyses de Hegel sur le bon et le mauvais infini. D’autres se sont contentés, plus sobrement, de rappeler Duchamp et ses moustaches sur la Joconde. Si vous lui faites remarquer que ces moustaches visent, certes, à désacraliser une œuvre emblématique mais sont par ailleurs un canular de potache des plus faciles, si vous ajoutez que dans le prétendu art du vingtième siècle il n’y a ni œuvres à proprement parler, ni l’« invention formelle » dont il se gargarise fautes de formes inventées, il n’en disconviendra pas mais rétorquera gravement que ce siècle « voit la forme comme ce que l’acte artistique autorise de pensée nouvelle » (souligné par B.). Jusqu’à notre époque la forme s’opposait à la matière ou au contenu. Le vingtième siècle a changé tout cela. Désormais la forme doit être comprise au sens où on parle de « formalisation » (mathématique). Nous avons affaire à « un art de la formalisation et non de l’œuvre, […] un art de la surhumanité (souligné par B.) (pp 225, 226).
Qui se prend pour un surhomme tombe dans le soushumain, pourrait-on lui rétorquer en pensant à Congo le peintre abstrait simien dont les œuvres ont remporté un grand succès lors de leur vente aux enchères à Londres l’année passée.
Badiou ne tente même pas de nous expliquer pourquoi il faudrait désacraliser l’art jusqu’à l’anéantir. A croire que pour lui seules les positions extrêmes sont acceptables. Ne pourrai-on valoriser l’art sans le sacraliser ? Et d'ailleurs pourquoi ne pas le sacraliser? On pourrait aussi lui demander quelle est la « pensée nouvelle » qu’autorisent les bandes de Buren et les petits carrés alignés de Toroni (grand prix national de peinture en 1995). Pourtant les « ruptures formelles » dont il parle sont de ce type. Celles que je viens de citer remontent à la décennie des années soixante dont il est tellement nostalgique. Ne doit-on pas y voir une réitération de la rupture avec l’art en quoi se résume dans ce domaine l’ambition d’un siècle si fertile en barbaries de toutes sortes ? Quand notre philosophe envisage cette possibilité il interprète le sacrifice de l’art comme un acte de courage philosophique consistant à "ne pas céder sur le réel" et de plus il laisse entendre que rompre avec l’art serait encore de l’art. En tout cas, dans sa vision des choses, la notion de non-art est à priori exclue Pour étayer ses thèses il ne se donne pas la peine et ne prend pas le risque de construire une argumentation. Il lui suffit de s’appuyer sur les évidences du discours dominent et de parler comme tout le monde en qualifiant d' art le non-art. Son livre est à cet égard une gigantesque pétition de principe.