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14/01/2012

Athènes : vraie ou fausse démocratie?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par distinguer entre la démocratie politique et la démocratie sociale, qui désigne un égalitarisme plus ou moins poussé. Il est vrai qu’entre les deux, il y a une certaine corrélation dont se plaint le pseudo-Xénophon. Il s’indigne des conséquences de la démocratie athénienne sur le plan des rapports sociaux. Dans les rues, on ne peut distinguer, dit-il, tant leur mise est semblable, les esclaves des hommes libres et il n’est pas permis de bastonner les premiers s’ils vous bousculent. Les femmes et les enfants ont également des privilèges que ce « vieil oligarque » juge malséants. Il y a beaucoup d’exagération dans ces doléances car l’idéologie des Athéniens était fondamentalement aristocratique au sens d’un préjugé en faveur des aristoi  ou, si l’on veut, des hommes « bien ». Cela se déduit des attaques que lance Démosthène, dans son discours Sur la couronne, contre Eschine lui reprochant son origine plébéienne. Le grand orateur pensait sans doute discréditer ainsi son adversaire auprès de l’échantillon représentatif du peuple qu’étaient les trois mille juges tirés au sort du tribunal.

Dans sa fameuse Oraison funèbre, Périclès définit la démocratie comme le gouvernement par le grand nombre (oi polloi). A la base de ce régime, il y avait un compromis rendu possible par le poids de la classe moyenne  (sur laquelle insiste Aristote) qui tenait la balance égale entre les riches et les pauvres. Le grand nombre gouvernait et taxait lourdement les riches, mais sans toucher à la stratification sociale. L’idée à l’origine de ce régime, apparu dès le sixième siècle, avait été de mettre le pouvoir « au milieu », (es messon) comme prix d’une lutte en donnant à tous un égal accès à la gestion des affaires communes (ta koina). Au cours du cinquième siècle, la démocratie est allée en s’approfondissant au point qu’on finit par payer trois oboles les jetons de présence à l’Assemblée du peuple ou se prenaient les décisions. Cette somme équivalait au salaire minimum journalier. En termes de pouvoir pour le peuple et de liberté d’opinion, la démocratie athénienne dépassa tout ce qu’on a connu plus tard. Par exemple les représentations des comédies d’Aristophane prônant la paix et idéologiquement favorables aux Spartiates au moment ou Athènes était engagée dans une lutte à mort contre eux, bénéficiaient d’un financement public alors qu’ au cours de la première guerre mondiale le philosophe Bertrand Russel fut emprisonné en Angleterre pour propagande pacifiste.  

           L’objection généralement adressée à la thèse que je viens de défendre invoque le fait que les esclaves, les métèques et les femmes n’avaient pas de droits civiques. Que faut-il en penser ?

La démocratie politique est fondée sur « l’idée régulatrice » (au sens de Kant) d’un intérêt général au sein d’un groupe humain défini. On sait bien que de tels groupes sont divisés par des antagonismes mais dans la pratique il faut bien admettre l’existence d’un intérêt général sans quoi on ne pourrait, ni critiquer ses adversaires, ni proposer une autre ligne que la leur. Or les esclaves de l’antiquité classique issus de toutes sortes d’ethnies non-grecques (« barbares »)  étaient profondément étrangers aux citoyens athéniens qui se considéraient comme autochtones (nés de la terre attique) par voie de filiation. De plus, par définition, un esclave n’a pas le même intérêt que son maître (quand même il lui serait fidèle) alors que le citoyen pauvre (thete) qui rame sur une trirème a fondamentalement le même intérêt que le citoyen riche qui l’a faite construire et la commande. Ils vaincront ou périront ensemble. Cela vaut également pour la cité entière. Enfin, comme l’a montré Finley, les esclaves n’étaient pas une classe sociale mais une catégorie juridique recouvrant des conditions d’existence totalement hétérogènes. A côté des malheureux qui trimaient dans les mines de plomb argentifère du Laurium ou tournaient la meule d’un moulin à bras, il y avait les archers du service d’ordre (la police si l’on veut), les hauts fonctionnaires qui tenaient la comptabilité des finances publiques, les « pédagogues » (qui emmenaient les enfants à l’école), des intendants de domaines, des marchands, des banquiers, des architectes (à Rome). Tous ceux-là avaient vocation à être affranchis un jour et à devenir membres respectés, voire richissimes de la société. Au total, ils n’avaient rien de commun entre eux et rien de commun avec les citoyens. Comment pourraient-ils participer à la prise de décisions politiques qui concernaient ces derniers ? Si on me dit que la seule existence de l’esclavage est antidémocratique, je répondrai que ce jugement porte sur le type de société, non sur le régime politique.

Des considérations analogues valent pour les « metoikoi». Eux aussi viennent de tous les points de l’horizon. Leur loyauté envers Athènes n’est pas toujours irréprochable. Le Contre Athénogènes d’Hypéride fait le portrait d’un Egyptien, au nom antiphrastique, toujours prêt à s’enfuir et à mettre à l’abri ses biens dès qu’une menace contre Athènes se profile. Or cet exemple était si fréquent qu’il avait fallu promulguer une loi spéciale interdisant un tel comportement. Bref l’appartenance des métèques au groupe qui délibérait sur le Pnyx n’est pas évidente. Il est vrai que les Athéniens firent rarement preuve de générosité quand il leur était demandé d’accorder leur citoyenneté à des métèques méritants. Mais cette attitude rigide et préjudiciable doit être mise sur le compte d’une erreur politique et non d’un déficit démocratique dans leur constitution.

De toutes les objections à l’origine grecque de la démocratie, la plus anachronique est celle qui concerne les femmes. Le droit de vote ne leur a été accordé à notre époque que très récemment et seulement quand on a été sûr qu’elles n’en feraient pas un autre usage que les hommes ce qui pourtant était évident. Chez les Anciens les femmes ne participaient pas à la vie politique parce que les mœurs de l’époque les cantonnaient à la maisonles empêchant d’acquérir les compétences nécessaires pour diriger la cité. De toute façon, les deux sexes n’ont pas des intérêts différents. On ne peut citer un seul exemple d’une question sur laquelle les hommes et les femmes se soient rangés dans des camps opposés. Cela ne s’est produit ni à l’époque moderne ni dans l’antiquité sauf dans les comédies d’Aristophane, et encore.         

Pour résumer mon propos, je dirai que la démocratie concerne le rapport entre gouvernants et gouvernés. Les Athéniens étaient, comme l’a dit Aristote, l’un et l’autre tour à tour. Une telle  communauté doit être considérée comme démocratique parce que c’était elle-même qui prenait les décisions la concernant, ce qui n’est pas le cas pour nos prétendus démocraties actuelles.

08/01/2012

La démocratie ancienne et moderne

La démocratie est à notre époque le seul régime réputé légitime, c’est pourquoi s’en réclamer passe pour un devoir. Sur ce point, il y a consensus et qui n’y adhère pas se disqualifie politiquement. Cela semble une évidence car on a tendance à comprendre ce mot à partir de son étymologie (pouvoir du peuple). Or la chose est tout le contraire de ce que signifie le mot. De même qu’il faudrait cesser d’appeler art ce qui est du non-art, il serait temps de donner à notre fausse démocratie son vrai nom d’oligarchie parlementaire. Confucius avait raison de dire que pour réformer l’Etat il fallait commencer par « rectifier les dénominations ». Les gens ordinaires, ceux d’en bas, soupçonnent que ce régime a été inventé pour ne pas leur demander leur avis sur les affaires qui les concernent tout en créant l’impression contraire afin qu’ils se tiennent tranquilles et laissent les gens qui savent prendre les décisions. Ceux d’en haut partagent, sans l’avouer, cette opinion et crient au populisme dès qu’il est question d’écouter la voix du peuple. Dans ce cas, un Cohn-Bendit ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’élections. On se souvient de la levée de boucliers quand Papandréou fit mine de soumettre le plan de sauvetage de la Grèce à un référendum. Sarkozy fut particulièrement scandalisé car il gardait un souvenir cuisant du « non !» que les Français avaient opposé au projet de constitution européenne. Comme on l’a vu en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, la consultation du peuple par les oligarchies ressemble à la manière dont les stratèges antiques consultaient les entrailles des victimes sacrificielles avant une bataille. Si les présages étaient favorables, ils passaient immédiatement à l’action. S’ils ne l’étaient pas, ils sacrifiaient à nouveau jusqu’à obtenir ce qu’ils désiraient. Ils ne lâchaient pas la divinité avant qu’elle ait donné son assentiment. En jouant à pile ou face, ils auraient eu la même certitude de tomber, à un moment ou un autre, sur le « bon » résultat.

On pourrait adresser à la forme emblématique de la modernité politique beaucoup d’autres reproches comme de ne pas autoriser autre chose qu’une gestion à court terme et donc à courte vue des affaires ce qui, à l’ère du réchauffement climatique, pourrait s’avérer  fatal. Face à ceux qui objectent que ce régime est malgré tout le moins mauvais, Alain Badiou a le courage de proclamer ouvertement qu’il le rejette y compris l’appel au suffrage universel, lequel pourrait pourtant injecter une dose de démocratie directe grâce à un référendum d’initiative populaire plus simple et moins caricatural que celui déjà prévu par notre constitution. Hélas pour destituer l’idole démocratique, notre philosophe compte notamment sur les musulmans venus du Tiers Monde qui ont à ses yeux le grand mérite de ne pas être démocrates. Pour lui, de toute façon les seuls êtres humains dignes d’intérêt sont les immigrés récents. Les autres ne sont que des animaux auxquels leur nombre ne donne aucun droit  (Cf. Démocratie dans quel état ? Ouvrage collectif, Paris 2009, pp 15 – 17). L’hostilité de Badiou à la démocratie ne concerne pas ce qu’elle est devenue à l’époque moderne en se faisant indirecte et représentative donc oligarchique. Elle porte sur ce qu’elle a d’essentiel et qu’on peut observer dans sa forme archétypale en Grèce antique. C’est pourquoi il fait siennes les critiques que lui adresse Platon. Du côté opposé, les libéraux qui nous gouvernent, soucieux de désarmer la démystification de notre fausse démocratie à la lumière de la vraie démocratie dont la  constitution athénienne offrirait le modèle, s’acharnent à en nier le caractère démocratique. Elle ne reconnaîtrait pas, comme la nôtre, les droits de l’homme et tous les autres « droits » qui ont proliféré ces derniers temps : ceux des enfants, des animaux, des fœtus, de l’environnement, des hommes à être des femmes, des femmes à être des hommes. A ce propos,  ouvrons une parenthèse. On n’a de droits que ceux qu’on peut faire valoir contre un pouvoir enclin à les ignorer. Les enfants, les animaux n’ont pas de droits car ils ne peuvent les revendiquer, les conquérir, les défendre. En revanche, nous avons des devoirs envers eux. On ne parle de leurs droits que pour taire nos devoirs.

 Dans les démocraties grecques, il n’est jamais question des « droits de l’homme » parce que le peuple assemblé dirigeait directement ses affaires. Il n’y avait pas d’Etat susceptible de limiter ou supprimer ces droits. Certes, le peuple pouvait en être privé à la suite d’un complot (stasis) oligarchique. La question, cependant, n’était pas de bénéficier ou non de droits, mais de détenir ou pas le pouvoir.

 Dans ma prochaine note je traiterai systématiquement la question de la démocratie grecque qui me paraît d’une actualité brûlante. Mon but ne sera pas tellement de clarifier un point d’histoire que d’en tirer des enseignements pour notre époque. La démocratie représentative est en crise et le sera de plus en plus. Dans les pays relativement riches, ce pouvoir oligarchique est encore doux parce que le peuple y est à peu près gouvernable, ayant le sentiment d’être protégé du pire : de la misère et de l’anarchie. Mais cela ne va pas durer. L’Etat est virtuellement en faillite partout (Etats-Unis, Europe, Japon). La crise systémique est à nos portes. Quel pourrait être l’avenir du genre de régime auquel nous sommes habitués ?

 

01/07/2010

Les idées politiques de Badiou

Les idées politiques d’Alain Badiou sont incohérentes jusqu’à l’absurde. Il a, certes, raison  de voir dans le parlementarisme un déguisement sous des oripeaux démocratiques d’une oligarchie au service du grand capital. Mais cette critique n’est pas faite du point de vue d’une véritable démocratie qui permettrait à la très grande majorité de la population (au peuple) de prendre en main ses propres affaires et d’en décider en fonction de ses intérêts. Badiou rejette cette démocratie authentique tout autant que l’autre parce qu’elle serait le règne du nombre et des opinions majoritaires. Dans ces conditions c’est par pure démagogie qu’il abuse du mot émancipation. Que signifie l’émancipation si en son nom le pouvoir est réservé à ceux qui sont capables de distinguer la vérité de l’opinion commune (doxa) ? Qui désignera ces philosophes-rois ?  Badiou veut une société égalitaire où tout le monde serait « polyvalent » et ferait « un peu toutes choses », mais il ne dit pas quelle serait la nature du pouvoir qui imposera ce genre de rapports sociaux car il faudra imposer l’abolition de la division du travail. Cette mesure ne va pas de soi étant donné que nous n’avons pas tous les mêmes aptitudes.

Pour Marx le communisme n’était pas une simple idée (comme chez les socialistes utopiques d’antan et  chez Badiou) mais le mouvement objectif de transformation de l'état de choses et cela grâce à une force sociale  investie de cette mission. L’agent historique du communisme était une entité  internationale mythique constituée d’ouvriers d’industrie et douée d'une conscience et d'une volonté unitaire du moins tendanciellement. Marx la nommait « prolétariat ». Il y voyait une classe universelle en ce qu’elle avait vocation de prendre en charge les intérêts de l’humanité entière. Aujourd’hui personne ne croit plus en cette classe surtout en tant qu’elle serait appelée à devenir très majoritaire comme le pensait Marx. A la fin des années 1960 les ouvriers (y compris dans les transports selon la définition marxiste) représentaient plus de 41 % de la population active. En 2006 ils étaient tombés à 25%. Quand au parti communiste sensé les représenter il obtient aux élections environ 2 ou 4%. Sachant tout cela, Badiou est bien embarrassé quand on l’interroge sur l’agent historique susceptible de réaliser son idéal communiste. On comprend seulement qu’il place son espoir dans une autre catégorie sociale : les ouvriers immigrés (de préférence sans papiers). Et pour que l’idée communiste et l’internationalisme qui lui est associé disposent d’une base  plus large, Badiou proclame son « refus catégorique des ‘‘frontières’’ entre un Occident riche et arrogant » et la masse des pauvres du Tiers monde.

En partant de là on comprend mieux son rejet de toute démocratie. Celle-ci suppose en effet un cadre national autrement dit une langue, une culture, des références historiques communes qui rendent possible le débat. Ajoutons le sentiment d’avoir des intérêts communs faute de quoi le débat (fraternel) n’aurait pas d’objet. Pour discuter des affaires communes il faut qu'ily ait un "nous". Or les ouvriers n'ont pas de patrie martelle Badiou à la suite de Marx et nonobstant tous les démentis que l'histoire a infligé à cette vue de l'esprit. De plus le communisme, dit Badiou, est « une société délivrée de la règle des intérêts » qu’ils soient individuels ou de groupe[1]. Des immigrés qui, sous l’emprise de l’intégrisme islamiste, ne se définissent pas comme Français ni même comme Algériens ou Marocains mais seulement comme musulmans et qui considèrent que leur devoir est de servir les intérêts de l’Ouma, peuvent-ils être admis à participer à la vie politique française ? La problématique même de la démocratie comme type de régime dont on peut se demander s’il instaure un bon pouvoir (du point de vue des gouvernés), n’a pas de sens pour Badiou puisqu’il veut l’abolition de l’Etat et de tout régime politique.        

 


[1] En réponse à Frédéric Taddéi le 25 octobre 2007.