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09/02/2012

Le non-art perdrait-il son monopole?

Parmi les intellectuels, le mépris vis-à-vis du non-art contemporain est l’attitude prédominante quoique tacite.  La plupart sont assez lucides pour savoir de quoi il retourne mais leur timidité naturelle ou des considérations tactiques (se réserver pour des combats tenus pour prioritaires), bref, la prudence et la peur des coups, les incitent à se tenir tranquilles sur ce front. Dans notre belle démocratie sous tutelle médiatique, dire franchement ce qu’on pense est souvent dangereux. Peter Handke, Alain Finkielkraut, Jean-Philippe Domecq, Renaud-Camus, Alain de Benoist l’ont appris à leurs dépens.

Ce totalitarisme doux assure la reproduction du système quant à l’essentiel. Les changements sont ou bien en trompe-l’œil ou bien nocifs, voire destructeurs, et servent les intérêts du grand capital financier ; on les appelle « réformes ». L’objectif est de s’adapter à la mondialisation. Plus on va dans ce sens, plus les inégalités se creusent pour le plus grand profit du 0,1% de super-riches[1]. Les conséquences désastreuses de l’attachement superstitieux à la technique, au productivisme et à la consommation dont fait preuve l’oligarchie politico-médiatique, ne tarderont pas à devenir manifestes même aux aveugles volontaires. Cependant, comme a dit Goethe, « Tout ce qui est né mérite de périr ». Platon avait déjà formulé la même idée en expliquant que cette fin inévitable intervient quand la dissension se glisse dans le groupe dominant. L’écroulement de l’URSS a confirmé cette vue. La légitimité d’une domination s’effrite avec le temps et un moment arrive où même les privilégiés n’y croient plus.

Dans ma note précédente, j’ai donné quelques indications sur les causes structurelles de la fin inéluctable du capitalisme dont je disais par ailleurs qu’il est, dans sa forme actuelle, la cause  et la base économique du non-art. En tant que tel (comme négation de l’art), celui-ci est identique partout ; à Paris comme à Dubaï, à New York comme à Shangaï tout comme le type de société. Capitalisme et non-art forment système. Or le monopole de ce dernier semble menacé. John Currin peintre estimable de nus très figuratifs fut exposé à New York en 2010 par Gagosian, le plus grand galeriste d’Art contemporain et fut montré au Mauritzhuis de la Haie en 2011. Peter Doig, qui lui aussi est un vrai peintre, a été soutenu par Saatchi, lequel a naguère lancé  les Young British Artists parmi lesquels Damien Hirst. Ce faisant, il a gagné des millions de livres par les procédés faciles consistant à « enchérir contre lui-même par le truchement de tel ou tel »[2] et à faire attribuer à ses poulains le prix Turner qu’il avait fondé. Tout cela lui était possible grâce à son immense richesse gagné comme publicitaire.  Aujourd’hui, brûlant ce qu’il avait adoré et adorant ce qu’il avait brûlé, il publie dans The Guardian (2 déc. 2011) un article incendiaire contre le monde de l’art contemporain dont se sont fait l’écho les journaux Libération et Le Figaro  (5/12/2011 et 7/12/2011). Ce qu’il dit n’a rien de nouveau mais que ce soit lui qui le dise est symptomatique. Quelques extraits vous édifieront. « Etre un acheteur d’art, aujourd’hui est (…) chose vulgaire. (…) c’est le sport de la lie européenne (Eurotrash), des créateurs de hedge funds, des oligarques à la mode et des rois du pétrole. Est-ce que ces gens aiment vraiment l’art ou est-ce qu’ils savourent simplement le fait (…) d’en imposer par leur richesse et une attitude mortellement cool ». « Il n’y a ni ‘’amour de l’art’’ ni même ‘’curiosité’’, certainement pas d’œil’ » y compris « chez les commissaires d’exposions incapables de distinguer le bon du faible. Ils préfèrent montrer des vidéos d’incompréhensibles installations post-conceptuelles  car ils sont bien en peine d’évaluer une peinture».

Venant après les remous provoqués, y compris dans les grands medias, par les expositions de Koons et de Murakami au château de Versailles, les quelques faits que je viens de signaler pourraient être interprétés comme les premiers craquements annonciateurs d’un futur glissement de terrain. Reste à expliquer pourquoi celui-ci n’a pas déjà eu lieu. C’est ce que je ferai dans ma prochaine note.      



[1] Sur ces points lire La grande démolition par Roland Hureau, Buchet . Chastel 2012.

[2] Cf. Georges Bernier L’art et l’argent, Ramsay 1990, p 284.

10/06/2010

Badiou parfait conformiste

Dans le chapitre intitulé « Capitalisme et civilisation » de mon livre Pour l'Art, je proposais pour expliquer l'éclipse de celui-ci à notre époque la « réification » engendrée par la prédominance exclusive de la production pour le marché. Elle signifie que l'aspect quantitatif des choses devient principal dans la vie publique et relègue leur aspect qualitatif à l'arrière-plan de la vie privée. Sans employer ce terme de réification emprunté à Lukàcs, Badiou et Finkielkraut décrivent  le même phénomène mais ils n'en voient pas les effets désastreux pour l'art. Badiou parce qu'il est un ami du non-art, Finkielkraut parce que s'intéressant surtout à la littérature qui a toujours droit de cité il ne considère pas comme indispensable de donner d'autres verges pour se faire battre en s'engageant dans un domaine qui n'est pas prioritaire pour lui. Sous le capitalisme, le règne de l'argent (l'équivalent général) signifie l'interchangeabilité de tout avec tout selon des rapports uniquement quantitatifs. Du point de vue du calcul rationnel, tout se vaut qualitativement. Alain Finkielkraut a donc raison de reconnaître une homologie entre cette loi de notre système socioéconomique et « l'affirmation de l'égalité de toutes les pratiques, de tous les comportements, de tous les styles ». «Il n'y a plus de critères, il n'y a que des opinions ;  rien n'est supérieur à rien »[1]. L'équivalence des valeurs est conforme à l'esprit du capitalisme alors que leur hiérarchie lui est hétérogène. S'il voulait être conséquent avec lui-même, Badiou aurait dû reconnaître que mettre l'art et le non-art sur le même plan est congruant ou homogène avec la subjectivité nihiliste du capitalisme alors que défendre la grandeur de l'un et dénoncer la supercherie de l'autre est le propre des esprits subversifs par attachement aux plus hautes valeurs. Face à eux, sans souci de cohérence, Badiou préfère revêtir la figure actuelle du faux rebelle mais vrai conformiste et donc trahir sa vocation de philosophe.


[1] Badiou / Finkielkraut, L'explication, lignes 2010, pp 137,134

 

20/01/2010

Badiou et la civilisation

(Suite et fin du feuilleton sur la controverse Badiou/Finkielkraut) 

 

Badiou distribue généreusement l’étiquette de fasciste à tous ceux qu’il attaque, comparant Sarkozy à Pétain, dirigeant un feu roulant d’accusations de ce type contre Finkielkraut et disant de moi que ma pensée use « des catégories de l’hitlérien moyen ». C’est ce que Léo Strauss nomme la « reductio ad Hitlerum » (ou ad Petainum ), c’est-à-dire le procédé sophistique consistant à réfuter un adversaire sans autre argument qu’un rapprochement spécieux de ses positions avec celles de ces personnages abhorrés à qui sans doute il est arrivé de dire aussi que deux et deux font quatre.    

Un autre procédé sophistique dont abuse Badiou est la pétition de principe. Il demande qu’on lui concède ce qui est en discussion. Moyennant quoi, il a raison à tous les coups. Il tient pour évident, par exemple, que « l’arrivée massive de gens venus d’Afrique est la continuation du processus enclenché au XIXe siècle, quand les Auvergnats, les Savoyards sont venus à Paris ». Or les Auvergnats, les Savoyards, les Polonais, les Italiens étaient catholiques, facilement assimilables et ne haïssaient pas les Français. Il n’en va pas de même pour des musulmans dont « la distance culturelle » (pour parler comme Lévy-Strauss) est bien plus grande. Badiou ne peut ni ne veut penser à de tels problèmes, que nous y soyons confrontés dans la réalité actuelle ou qu’ils menacent notre avenir. Son universalisme abstrait lui interdit de les penser. Pour lui, les flux migratoires sont une fatalité et voilà comment il en parle : « les gens qui vont venir […] sont des gens d’ici. Des gens dans le même itinéraire […] que celui de leurs ancêtres venus de la campagne ». Vous avez bien lu : le Pakistanais qui débarque a pour « ancêtres » les paysans des campagnes françaises ! A force de prétendre que les Burkinabés sont comme les Auvergnats, le « philosophe » finit par énoncer des absurdités pures et simples.

Badiou lance à Finkielkraut : « Vous êtes en train de construire idéologiquement les musulmans comme ont été construits les Juifs ». Dans son ardeur à déconstruire cette construction, Badiou en vient à nier jusqu’à l’existence des adeptes de l’Islam, mettant des guillemets au nom qui les désigne et parlant de « ceux qu’on appelle musulmans » comme si c’était à leur corps défendant.      

 Finkielkraut lui fait remarquer que « nous sommes les héritiers de la galanterie, c’est-à-dire d’un certain régime de la coexistence des sexes fondé sur la mixité ». De cette vérité, on pourrait multiplier les exemples. Dès le Moyen-Age en effet, les hommes et les femmes dansaient ensemble en Europe. Ce type de rapport entraînant un contact physique est inconcevable pour des musulmans qui refusent même de serrer la main à un être de sexe féminin. Louis XIV se décoiffait quand il croisait une servante. L’ambassadeur de la Sublime Porte dit sa stupeur en voyant l’empereur arrêter son cheval dans les rues de Vienne pour laisser passer une femme du peuple. Des personnes bien intentionnées réclament la mixité avec les immigrés mais beaucoup d’entre eux n’en veulent pas car elle suppose ce à quoi ils répugnent à savoir la mixité avec leurs femmes.

Badiou pourfend avec des mots très durs les oligarchies politiques, financières, médiatiques « extrêmement étroites » mais son étroitesse d’esprit à lui est bien plus grave. Les politiciens et les journalistes suisses étaient opposés à l’interdiction des minarets mais quand le peuple s’est prononcé en sens contraire à une forte majorité l’oligarchie a dû prendre acte de ce vote. Badiou, lui, est plus réactionnaire que les banquiers et ceux qu’il appelle leurs fondés de pouvoir du gouvernement. Il est tellement hostile à la démocratie même directe (et indépendamment de ses formes parlementaires) qu’il n’éprouve aucune gêne à parler du « vote de millions de Suisses abrutis ».

Le débat actuel sur la burqa renvoie à cette hétérogénéité des civilisations européenne et musulmane dont Badiou ne veut rien savoir. Comme toujours chez lui les choix politiques les plus triviaux sont présentés comme déduits de principes métaphysiques d’une généralité vertigineuse et de plus flottants. Par exemple celui qui s’énonce : « l’un n’est pas » (cf. L’Etre et l’Evénement, p 31). Badiou en tire la conclusion que « Dieu n’est pas ». Il dit pourtant le contraire quand il s’agit du monde. « Il n’y a qu’un seul monde » d’où il suit que les frontières sont illégitimes. Or nous ne pouvons faire comme si les musulmans  n’existaient pas et pour eux il y a deux mondes : la « maison de la paix » (Dar es Salaam) qu’ils dominent et la maison de la guerre (Dar al Harb) qui est encore aux mains des mécréants, des Kafirs non encore soumis. Si on entre dans le détail, on s’apercevra que même entre les Pakistanais, les Turcs, les Kurdes, les Algériens, les Marocains, les Maliens les intérêts et les passions politiques respectifs sont très différents et le sont encore plus si la comparaison se fait avec les Chinois et les Portugais. Du point de vue de la réalité empirique telle qu’elle et vécue par les gens concrets, les mondes sont multiples. Badiou ne peut l’admettre à cause de son universalisme abstrait qui va de pair avec un manichéisme analogue à celui des islamistes. Finkielkraut a raison de lui reprocher de penser, comme Staline, qu’il y a « deux camps, deux blocs, deux forces. Et puis  ‘‘un’’, une fois la victoire obtenue. Jamais il n’y a de place pour la pluralité ». La réaction de Badiou est une feinte  indignation. « Moi dont l’œuvre philosophique entière consiste à élaborer une ontologie du multiple, moi dont l’un des énoncés essentiels est « l’Un n’est pas », il faudrait « que je sois vraiment inconséquent »… etc. Il se garde bien de préciser que son multiple n’admet aucun prédicat. Il est multiple et rien d’autre. D’ordinaire Badiou se garde bien de se définir comme pluraliste et il ne se veut penseur du multiple qu’en ontologie mathématique. Dès qu’il en vient à la phénoménologie (« l’apparaître » dans son jargon), c’est une autre logique qui prévaut chez lui, celle des « mondes ». Or cette dernière n’a pas affaire à des multiples. Dans ce domaine, il y a de l’un et les multiplicités concrètes peuvent être niées.

Badiou prétend qu’il ignore ce que signifie l’expression « civilisation française » dont use Finkielkraut mais qu’on rencontre aussi sous la plume autorisée de Fernand Braudel. Je me permettrai donc d’éclairer sa lanterne. La civilisation française est la forme, régionale ou locale à ses différentes étapes, de la civilisation européenne. Celle-ci était une réalité assez homogène dès le Moyen Age. Par exemple le style gothique, né dans l’île de France, se répand dans toute l’Europe sauf dans sa partie orientale et balkanique où prévaut le style byzantin relevant d’une civilisation parente mais autre.    

Pour Finkielkraut, « la France ne doit pas être une auberge espagnole où chacun apporte son manger », une mosaïque de communautés hétéroclites venues des quatre coins de la planète. Il voudrait en outre préserver la civilisation française dans son originalité en la protégeant d’une autre menace qu’il formule en citant Lévi-Strauss. Celui-ci redoutait le « mouvement vers une civilisation mondiale destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie ». Ma théorie aussi pose que « toute vérité se construit dans la particularité », lui répond Badiou. C’est exact et en cela il a raison de suivre Hegel. Où se situe alors la divergence d’opinions pourtant éclatante? C’est que Badiou consacre toute son énergie à favoriser ce que Lévi-Strauss et Finkielkraut s’efforcent de restreindre. Le premier stigmatise comme fasciste le katechon des seconds. Il appelle de ses vœux le triomphe de l’entropie au nom de l’universalité alors qu’elle signifie la mort dans la tiédeur. En se disant d’accord avec Finkielkraut, Badiou n’est donc pas honnête. Il essaye simplement de parer le coup.

Il est d’ailleurs passé maître dans ce genre d’esquives comme on le voit à la fin du débat quand il affirme hypocritement que sa « position ne remet aucunement en question l’existence de l’Etat d’Israël » tout en proclamant dans la phrase suivante qu’il milite pour une Palestine binationale ». Comme dans celle-ci les Juifs seraient de plus en plus minoritaires et que d’ailleurs la plupart s’en iraient à l’instar des Pieds noirs d’Algérie, où est la différence avec la destruction de l’Etat d’Israël ?