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20/12/2012

Quelques reflexions théologicophilosophiques

L’argumentation pragmatique

Dans le domaine politique et sociale les hommes sont obligés individuellement et collectivement de prendre des décisions, de suivre une orientation. Ils sont, comme disait Pascal, « embarqués ». S’abstenir serait un autre choix et probablement le pire. Or les jugements de valeurs ne sauraient être fondés en raison si ce n’est moyennant l’acceptation d’une ou plusieurs propositions axiomatiques. Ces propositions fonctionnent comme un principe d’autorité nécessaire ; reste à en connaître la provenance. Certains disent : il n’y a pas d’autorité car il n’y a pas de révélation ni personne qui interprète et transmet cette révélation. D’autres répondent : il y a une autorité (l’Eglise) qui interprète et transmet une révélation. Celle-ci porte non pas sur tout mais sur les vérités les plus importantes pour les hommes. Ces vérités ont deux caractéristiques : 1° la raison ne peut ni les démontrer, ni les contredire ;  nous sommes ainsi sommés de prendre parti librement, c’est-à-dire sans être contraints par des arguments irréfutables. 2° Si néanmoins nous acceptons d’écouter ceux qui les défendent, nous inclinerons à les croire et à nous engager à leur côté car il nous semblera que le monde sera meilleur au cas où nous serions nombreux à faire ce choix et, pour nous personnellement, la vie plus facile à vivre.  Il s’agit, certes, d’un argument pragmatique, mais pourquoi le repousser alors qu’il n’y en a pas de meilleur ni dans un sens ni dans l’autre ? « La vie de l’athée, dit Chateaubriand, est un effroyable éclair qui ne sert qu’à découvrir un abîme ». Le croyant au contraire se répétera la parole du Christ : « Je suis la lumière de la vie. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ». Tout le monde s’accorde sur le fait que nous avons besoin de valeurs au point d’ailleurs de galvauder ce mot. Or à l’échelle de la société, seule la religion propose une vision du monde intégrant les valeurs ; c’est pourquoi elle est le ressort spirituel de toute civilisation et une condition nécessaire de son existence. Si à notre époque les arts périclitent, cela est dû à la domination de l’idéologie libérale qui fait découler la réalisation du bien de l’action égoïste de l’homo oeconomicus. On peut dans ces conditions être tenté de plaider pour la religion en général comme le fait Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme où il écrit : « L’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. Quand on ne crut rien à Athènes et à Rome, les talents disparurent avec les dieux, et les Muses livrèrent à la barbarie ceux qui n’avaient plus foi en elles ». Plus loin, il remarque : « Quiconque est insensible à la beauté pourrait bien méconnaître la vertu ». Chateaubriand, on le voit, sous-entend que les transcendantaux : le Bien ; le Beau, le Vrai sont liés les uns aux autres. J’ajouterai que chacun reflète les deux autres. Sur quoi repose ce triangle des valeurs ? Est-il purement arbitraire et dépourvu de sens ? Nous sommes pris en tenailles entre l’affirmation de Dieu, ce que les rationalistes tiennent pour irrationnel et le nihilisme qui l’est bien plus[1].

 

La théodicée leibnizienne

Un des problèmes les plus épineux de l’apologétique est celui de l’origine du mal ou de la théodicée (justification de Dieu). Celui-ci, nous disent les impies, est soit tout puissant, soit bon. Il ne peut être les deux. La réponse des chrétiens est ordinairement la suivante : Dieu a voulu que l’être humain soit libre car le bien qui résulte de la liberté l’emporte sur le mal qui vient de son mauvais usage. C’est ainsi qu’il faut comprendre la fameuse thèse de Leibniz selon laquelle : il y a du mal dans le monde mais celui-ci est le meilleur possible parce que tout se tient. Si Dieu avait éliminé un mal sur tel point, il en aurait créé un plus grand sur tel autre.

Il y a donc une borne à la puissance de Dieu qui tient à l’impossibilité pour lui de se contredire comme l’a reconnu Saint Thomas d’Aquin. Celui qui se contredit admet qu’une de ses paroles était erronée, chose impossible à la perfection divine. En affirmant cela, je ne m’écarte nullement du Credo de Nicée dont la version originale en grec exalte Dieu en le qualifiant de Pantocrator. Cela signifie qu’il exerce son pouvoir sur l’univers entier un peu comme l’Autocrator (l’empereur) l’exerce sur l’oecumene. Or la notion de pouvoir (kratos) n’est pas susceptible de degrés ; on le détient ou non. La traduction latine par omnipotens est trompeuse ainsi que sa traduction en français. Pantocrator ne suggère nullement l’idée de toute puissance. La puissance est susceptible d’augmenter jusqu’à l’infini, ce qui n’est pas le cas du pouvoir. Il y a dans le cas de la toute puissance un passage à la limite. Si les pères grecs avaient voulu l’autoriser ils auraient dit pantodynamos. Dynamis signifie puissance (en latin potentia).   

Dans le cosmos, la dépendance des parties les unes par rapport aux autres est une nécessité logique. C’est dans le Tout en tant qu’il a un sens, donc dans le dessein d’ensemble que se donne la volonté de Dieu. Les parties sont ainsi soustraites aux volitions particulières de celui-ci. Plus précisément, ces volitions sont réfractées dans les processus sensibles aux conditions initiales, donc dans des détails infinitésimaux à l’échelle de l’univers. Dieu ne laisse pas pour autant d’être libre et « tout puissant » car sa non-intervention dans le devenir de sa création vient simplement du fait qu’il ne peut commettre de faute, s’en apercevoir et changer d’avis ou, ce qui revient au même, se contredire.

Polémiquant contre l’indéterminisme quantique, Einstein disait : «Dieu ne joue pas aux dés ». Le développement de la science a donné tort à Einstein. On peut donc sérieusement se poser la question si Dieu joue aux dés, notamment dans le domaine de la microphysique et, sur le plan macrophysique, par le moyen de l’homme. Ce que je viens de dire sur les « processus sensibles aux conditions initiales » le suggère. Dieu concèderait sa part au hasard. Selon le père Michel Viot les sources les plus anciennes de l’idée de Purgatoire remontent au Gorgias de Platon[2]. A mon tour, je m’autoriserai, avec un grain d’humour, du grand penseur qu’était Euripide dont deux vers disent ceci : « car le dieu s’occupe des grandes choses et laisse les petites à la Fortune (Tuché) ». Je ne saurais, il est vrai, garantir la correction théologique de cette thèse qui présente, cependant, l’avantage de mieux faire comprendre les miracles. Dieu intervient dans certains cas pour rectifier les effets des processus aléatoires. Ceux-ci n’étant pas son œuvre directement, son coup de pouce reste conforme à sa Providence.             

Les fondements de la politique et de la pensée

La philosophie politique grecque suppose que la raison puisse, par elle-même, déterminer ce qu’est la justice et, plus généralement, les fins ultimes de l’homme et de la cité, (la vie bonne). Héritier des classiques, Léo Strauss le pense aussi. En revanche, pour les modernes depuis Max Weber (et déjà depuis Hume et Kant), les jugements de valeurs ne peuvent s’appuyer sur la raison et celle-ci est impuissante à trancher les conflits qui les opposent. Or pour autant que l’homme d’Etat admette le principe selon lequel sa fin est le bien commun, il est obligé de prononcer des jugements de valeur et de fonder sur eux ses choix et décisions. Il en va de même pour ses adversaires quand ils le critiquent. L’argumentation de Léo Strauss montre qu’il ne peut y avoir de science dont la rigueur s’établirait sur l’élimination des jugements de valeur, une science wertfrei, comme le voulait Max Weber. Mais de ce que le recours aux jugements de valeur est inévitable, il ne s’en suit pas que la philosophie politique soit en mesure de les fonder, pas plus qu’elle ne peut se fonder elle-même. Aucune théorie ne le peut comme l’a démontré le théorème de Gödel pour la formalisation de l’arithmétique.

C’est sans doute pour cette raison qu’Alvin Johnson a émis la thèse que cite en l’approuvant Eric Voegelin selon laquelle « ce n’est qu’à travers la religion qu’un ordre social est possible »[3]. Quand le même Voegelin met sa foi entre parenthèses, il lui faut chercher un autre fondement à la philosophie politique qu’il fait alors « reposer sur une théorie de la nature humaine »[4]. En lui-même, ce fondement semble faible mais il paraîtra plus solide si l’on admet que la nature humaine renvoie à la nature du Tout. On serait alors sur le terrain non de je ne sais quelle cosmologie mais d’une métaphysique théologique car la nature du Tout est sous-tendue par la Raison immanente à la Création, autre nom du Logos. Celui-ci est la relation nécessaire du Tout et des parties qui ne peut être appréhendée que du point de vue du Tout. Anticipant sur les Stoïciens, Euripide met dans la bouche d'un de ses personnages cette pensée sublime : « Si les dieux m’ont abandonnée, moi et mes deux enfants, cela aussi a sa raison ».

Le problème métaphysique par excellence porte sur les fondements de toute pensée y compris de la métaphysique. Cela revient à dire que la pensée s’interroge sur sa propre garantie. Ou encore que son questionnement a pour objet le meta- de toute méditation théorétique. Or aucun objet de savoir ne contient sa propre garantie. L’invitation à prouver sa preuve est aporétique. Cela vaut pour la religion mais également pour la science la plus dure qui est nécessairement hypothético-déductive et dont les hypothèses ne sont jamais vérifiées mais seulement (le cas échéant) infirmées (falsifiées pour reprendre l’anglicisme poppérien). Cela vaut même pour les mathématiques dans lesquelles, selon Bertrand Russel, « on ne sait de quoi on parle ni si ce qu’on dit est vrai » ! Or les athées exigent de nous sur le plan de l’argumentation rationnelle ce qu’ils n’exigent pas de la science.

Revenons à la question du rapport entre la rationalité philosophique et la révélation religieuse. Pour penser ce rapport, je ferai paradoxalement appel aux théories de l’athée invétéré Alain Badiou. La philosophie, nous dit-il, est sous condition de la politique, de la science, de l’art et de l’amour au sens où son devenir est déterminé par les vérités nouvelles produites dans ces quatre domaines. Sa tâche est de rendre ces vérités possibles ensemble et cohérentes (compossibles selon le terme de Leibniz), étant entendu que, par vérités, il faut comprendre non pas de propositions adéquates à ce sur quoi elles portent mais des valeurs qui se veulent universelles. C’est pourquoi ces « vérités » surgissent dans une situation à la faveur d’un événement et ne sont pas découvertes. Elles sont nouvelles et ne préexistent pas à l’événement. A cette liste, il faut ajouter la religion qui, elle aussi, engendre (révèle) des vérités spécifiques (sui generis). Elles éclairent l’entendement et suscitent l’émotion de milliards d’être humains tout comme les vérités admises par Badiou si bien que les philosophes, y compris les plus récents, se sentent tenus d’en parler longuement. On pourrait objecter que les philosophes athées ne voient pas dans la religion un champ générateur de vérités. Or pour Badiou ce ne peut être un argument car pour lui la vérité se déclare et ne se démontre pas. De ce fait, en politique par exemple, il y a des sceptiques ou des mécréants qui rejetteront sans hésitation ce que Badiou tient pour des vérités indubitables telles que l’égalitarisme ou le cosmopolitisme.

Ainsi en politique mais aussi en art, en amour et même en sciences, les vérités, selon Badiou, peuvent se heurter à des mécréants. La discussion avec ces derniers relève de la philosophie dans son aspiration encyclopédique. Le peintre, le physicien, l’amoureux ou le militant politique n’ont pas besoin du philosophe pour savoir ce qu’ils font, mais dès que des objections fondamentales sont soulevées au sujet des vérités apparues dans leurs domaines respectifs, la discussion de ces objections requiert le recours à un métalangage fourni, dans un premier temps, par la philosophie. Le métalangage est un langage formalisé qui décide de la vérité des propositions du langage objet. La description de ce métalangage exige un métalangage d’un ordre supérieur et ainsi de suite à l’infini. On est placé alors devant l’alternative suivante : ou bien on admet qu’il n’y a pas de métalangage (ultime) ou bien on adopte celui la révélation. Ce métalangage est nécessaire à la cohérence de tout discours. Sur ce point, Jean-Claude Milner a prononcé une parole définitive : « A supposer qu’on ne croie pas au métalangage [ultime], qu’on ne construise pas l’énoncé suprême d’un Dieu ou d’une harmonie [au sens des sagesses orientales, par exemple le Tao], rien n’assure personne que le Chaos n’existe pas, sinon que nul ne puisse le penser »[5]. Il y a là une dure injonction à l’adresse des athées comme Onfray ou Badiou : « soyez conséquents,  taisez-vous puisque vous ne pouvez pas penser ce à quoi votre nihilisme vous accule ! »



[1] Le dernier livre du célèbre auteur américain Camille Paglia, Glittering Images, montre combien l’argumentation de Chateaubriand est actuelle. Pour Paglia, la quête spirituelle définit le grand art, celui qui dure. Mais à notre époque sécularisée, la croisade libérale contre la religion a coûté cher à l’art. « Ricaner sur la religion est le symptôme juvénile d’une imagination rabougrie ». Historiquement, le grand art a été créé sur des thèmes tirés de la Bible. Notre stérilité actuelle est le résultat d’une banqueroute spirituelle.  

[2] Cf. La revolution chrétienne, Père Michel Viot : entretiens avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn, Editions de l’Homme Nouveau, Paris 2012, p 22.

[3] Cf. Faith and Political Philosophy. The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin, University of Missouri Press, Columbia and London, 2004, p 36.

[4] Ibid. p 99.

[5] Cf. Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, Seuil, 1983, p 62.

09/02/2012

Le non-art perdrait-il son monopole?

Parmi les intellectuels, le mépris vis-à-vis du non-art contemporain est l’attitude prédominante quoique tacite.  La plupart sont assez lucides pour savoir de quoi il retourne mais leur timidité naturelle ou des considérations tactiques (se réserver pour des combats tenus pour prioritaires), bref, la prudence et la peur des coups, les incitent à se tenir tranquilles sur ce front. Dans notre belle démocratie sous tutelle médiatique, dire franchement ce qu’on pense est souvent dangereux. Peter Handke, Alain Finkielkraut, Jean-Philippe Domecq, Renaud-Camus, Alain de Benoist l’ont appris à leurs dépens.

Ce totalitarisme doux assure la reproduction du système quant à l’essentiel. Les changements sont ou bien en trompe-l’œil ou bien nocifs, voire destructeurs, et servent les intérêts du grand capital financier ; on les appelle « réformes ». L’objectif est de s’adapter à la mondialisation. Plus on va dans ce sens, plus les inégalités se creusent pour le plus grand profit du 0,1% de super-riches[1]. Les conséquences désastreuses de l’attachement superstitieux à la technique, au productivisme et à la consommation dont fait preuve l’oligarchie politico-médiatique, ne tarderont pas à devenir manifestes même aux aveugles volontaires. Cependant, comme a dit Goethe, « Tout ce qui est né mérite de périr ». Platon avait déjà formulé la même idée en expliquant que cette fin inévitable intervient quand la dissension se glisse dans le groupe dominant. L’écroulement de l’URSS a confirmé cette vue. La légitimité d’une domination s’effrite avec le temps et un moment arrive où même les privilégiés n’y croient plus.

Dans ma note précédente, j’ai donné quelques indications sur les causes structurelles de la fin inéluctable du capitalisme dont je disais par ailleurs qu’il est, dans sa forme actuelle, la cause  et la base économique du non-art. En tant que tel (comme négation de l’art), celui-ci est identique partout ; à Paris comme à Dubaï, à New York comme à Shangaï tout comme le type de société. Capitalisme et non-art forment système. Or le monopole de ce dernier semble menacé. John Currin peintre estimable de nus très figuratifs fut exposé à New York en 2010 par Gagosian, le plus grand galeriste d’Art contemporain et fut montré au Mauritzhuis de la Haie en 2011. Peter Doig, qui lui aussi est un vrai peintre, a été soutenu par Saatchi, lequel a naguère lancé  les Young British Artists parmi lesquels Damien Hirst. Ce faisant, il a gagné des millions de livres par les procédés faciles consistant à « enchérir contre lui-même par le truchement de tel ou tel »[2] et à faire attribuer à ses poulains le prix Turner qu’il avait fondé. Tout cela lui était possible grâce à son immense richesse gagné comme publicitaire.  Aujourd’hui, brûlant ce qu’il avait adoré et adorant ce qu’il avait brûlé, il publie dans The Guardian (2 déc. 2011) un article incendiaire contre le monde de l’art contemporain dont se sont fait l’écho les journaux Libération et Le Figaro  (5/12/2011 et 7/12/2011). Ce qu’il dit n’a rien de nouveau mais que ce soit lui qui le dise est symptomatique. Quelques extraits vous édifieront. « Etre un acheteur d’art, aujourd’hui est (…) chose vulgaire. (…) c’est le sport de la lie européenne (Eurotrash), des créateurs de hedge funds, des oligarques à la mode et des rois du pétrole. Est-ce que ces gens aiment vraiment l’art ou est-ce qu’ils savourent simplement le fait (…) d’en imposer par leur richesse et une attitude mortellement cool ». « Il n’y a ni ‘’amour de l’art’’ ni même ‘’curiosité’’, certainement pas d’œil’ » y compris « chez les commissaires d’exposions incapables de distinguer le bon du faible. Ils préfèrent montrer des vidéos d’incompréhensibles installations post-conceptuelles  car ils sont bien en peine d’évaluer une peinture».

Venant après les remous provoqués, y compris dans les grands medias, par les expositions de Koons et de Murakami au château de Versailles, les quelques faits que je viens de signaler pourraient être interprétés comme les premiers craquements annonciateurs d’un futur glissement de terrain. Reste à expliquer pourquoi celui-ci n’a pas déjà eu lieu. C’est ce que je ferai dans ma prochaine note.      



[1] Sur ces points lire La grande démolition par Roland Hureau, Buchet . Chastel 2012.

[2] Cf. Georges Bernier L’art et l’argent, Ramsay 1990, p 284.

05/02/2012

A nouveau sur le détournement de Platon par Badiou

 Cette République de Platon que nous propose Badiou est un étrange objet qui ne correspond nullement à ce que promet la couverture. Un titre plus juste aurait été La République de Platon, corrigée, adaptée, réduite et augmentée par Alain Badiou. Contrairement à ce qu’affirme celui-ci, toujours content de lui, son éloignement de la lettre du texte original ne relève pas « d’une fidélité philosophique supérieure » et encore moins d’un enrichissement. Loin d’en « faire briller la puissance contemporaine », il l’obscurcit et le prive à la fois de son agrément et de sa profondeur. Badiou suit, en fait, la mode prédominante  dans le théâtre contemporain où les metteurs en scène se servent souvent des œuvres classiques pour étaler leur précieuse originalité à grand renfort de costumes et de décors modernes allant  jusqu’à couper les textes pour y ajouter leurs élucubrations personnelles

Dans sa Préface où il s’explique sur ses intentions et sa méthode de travail, Badiou n’est pas franc. Suis-je trop sévère ? Jugez-en vous-mêmes. Obligé d’avouer l’omission de certains passages du texte qu’il prétend restituer, il le laisse entendre par des sortes d’euphémismes lui évitant d’être explicite. De telles contorsions verbales, trahissent son embarras. On a envie de lui crier à l’instar de Jules Renard : « Voyons, Monsieur, ayez le courage de vos faiblesses ! ». Qu’on veuille bien considérer comment Badiou reconnaît (dans le style de Scapin), avoir triché : « Il m’est arrivé, dit-il, rarement de capituler » (p 12).  Une armée capitule quand elle se sent trop faible pour se battre. Ici, Badiou cède à la tentation de ne plus résister à la dialectique de Platon et le censure carrément. Il cherche, cependant à minimiser : « De-ci, de-là, quelques phrases grecques ne m’ont pas inspiré ». De menues défaillance de Platon, sans doute ; « quandoque bonus dormitat Homerus » ? Finalement, Badiou lâche le morceau sans renoncer tout à fait à son langage codé : « C’est dans le chapitre 8 que se trouve la plus grave de ces capitulations : tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru » (ibid.). Sans révéler ses motivations, Badiou a caviardé avec sa prose ce que dit Platon sur l’abolition de la famille, la communauté des femmes et des enfants, la sélection artificielle pratiquée sur le troupeau humain en vue d’améliorer la race (assassinat des enfants les moins beaux), la planification étatique de tout ce qui concerne les rapports entre les sexes, l’idéal panhellénique, les règles à respecter pour éviter les dévastations lors des guerres entre Grecs, l’interdiction de réduire en esclavage leurs cités et la recommandation de réserver ces violences aux barbares. Au total, une trentaine de pages supprimées. Le philosophe favori de Badiou est trop communiste, trop nationaliste, trop eugéniste. En l’expurgeant, en en donnant une version « Ad usum Delphini », comme on le fait aux Etats-Unis, en déniant au lecteur le droit de se faire sa propre opinion, notre philosophe a encore renforcé le conformisme politiquement correct de son ouvrage signalé par Florence Dupont.

Ceux qui s’intéressent à la philosophie en général et à Platon en particulier ont intérêt à ne pas se plonger dans cette lecture au risque de s’y noyer. Le travail de Badiou n’est pas une traduction en français, en revanche il est bel et bien une traduction en badiou. L’auteur ne fait pas de difficulté pour admettre l’une et l’autre de ces constatations. Dans son jargon, Dieu devient « le grand Autre », « l’âme » devient le « Sujet », « l’Idée du Bien » devient la « Vérité », « l’ascension de l’âme vers le Bien » devient « l’incorporation d’un Sujet à une Vérité ». Trouvant sans doute le style de Platon un peu trop concis et austère, Badiou dilue sa pensée  dans un verbiage creux destiné à « fortement théâtraliser son dialogue » (p 13). Platon gagne-t-il à un tel « traitement » (c’est le mot de Badiou) ? N’est-il pas lui-même un virtuose de la théâtralisation ? A-t-il besoin qu’on vole à son secours en lui faisant subir d’autres « traitements » encore comme d’agrémenter son discours d’épithètes, inutiles, fausses, voire absurdes ? Les arguments de Socrate seraient « mielleux », « la déesse des gens du Nord » (comprendre la Diane-Bendis des Thraces) est « suspecte »  (pourquoi et à qui ?). Les noms propres eux-mêmes sont soumis à la torture. L’Athénien Nicératos est transformé en un barbare « Niciroi ». Glaucon s’appelle « Glauque » qui signifie en français : pénible, sinistre. Pourquoi infliger une telle indignité au fils de Nicias et au frère de Platon ?  

 Il arrive à Badiou d’être amusant « à l’insu de son plein gré » mais cela ne justifie pas qu’on s’impose un tel pensum. L’ancien disciple de Badiou que je suis a, cependant, glané quelque indications sur l’évolution de sa pensée. Selon lui, le grand mérite de Platon est d’avoir « donné l’envoi à la conviction que nous gouverner dans le monde suppose quelque accès à l’absolu » et cela parce que « le sensible qui nous tisse  participe […] de la construction des vérités éternelles ». Or celles-ci relèvent, par définition, de l’absolu. Participant de la construction des unes, nous avons par là-même accès à l’autre. Ce raisonnement laborieux se réduit donc à une tautologie. En revanche, la proposition axiomatique : « il y a de vérités éternelles » n’est pas triviale ni tautologique. C’est sur ce point que porte l’accord fondamental de Badiou avec Platon. On trouve cette thèse déjà dans le Second manifeste pour la philosophie, (Fayard 2009) où il est dit ceci (p 31) : « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ». Ces dernières se donnent donc en exception. L’insistance sur celle-ci a cependant disparu dans le texte le plus récent, cédant la place au thème nouveau de la « participation ». Il s’agit toujours d’aller au-delà du « matérialisme démocratique » soit l’affirmation qu’il n’y a que des corps et des langages ou (nouvelle formulation) « des individus et des communautés ». Ce n’est pas sûr que ce soit une avancée compte tenu du caractère « énigmatique », reconnu par Badiou, de ce motif de la participation. 

15:24 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : platon, socrate

01/02/2012

Le canular d'Alain Badiou n'est pas anachronique

Il y a quelques mois, j’ai donné pour le nouveau livre sur l’œuvre de Daphné Du Barry une préface intitulée Le bonheur de l’anachronisme et voici que je tombe sur le gros pavé d’Alain Badiou fait à partir de La République de Platon. Quelle coïncidence, serait-on tenté de dire étant donné que selon les critiques, la version de Badiou fourmillerait d’anachronismes! Méprise : le dialogue que nous propose ce philosophe se déroule tout entier à notre époque, et, si nous lui appliquons le critère du terminus ante quem, exactement en 2011. Les seuls anachronismes possibles dans ces conditions consisteraient à employer des mots ou à faire allusion à des institutions appartenant à l’époque de Platon, ce que Badiou ne fait presque jamais. Il s’applique au contraire à effacer toute indication de ce genre et pousse ce souci jusqu’à dire « grand amiral de la flotte » pour éviter de nommer « Thémistocle ». Dans une rare exception (motivée), il met Sparte à la place d’URSS.

Ce livre, fruit de dix ans de travail, est un démarquage laborieux d’un grand classique du corpus platonicien. Badiou est accoutumé à ce type d’exercice qui a notamment donné la série de comédies dont le héros, avatar du Scapin de Molière, se nomme Ahmed. Les immigrés auxquels il adresse ce clin d’œil ont peu de chances de connaître ces pièces et ne s’en portent pas plus mal. Mentionnons aussi le roman Calme bloc ici-bas qui transpose Les Misérables de Victor Hugo. Chaque fois, le but de Badiou est d’injecter ses propres idées dans des chefs-d’œuvre qui ne lui appartiennent pas, pratiquant ainsi une forme de parasitisme analogue à celui du coucou.

Ce procédé comporte cependant un risque : celui de la comparaison. Sur le plan littéraire, Platon est un géant. Comment Badiou, dont le style n’est pas le point fort, pourrait-il rivaliser avec un tel génie ? Le résultat en tout cas est consternant. Les passages plus ou moins proches de l’original sont dilués dans un bavardage ennuyeux qui, après nous avoir agacés, finit par nous plonger dans l’exaspération. Le plus étrange est que dans l’esprit de Badiou la finalité de cette sauce insipide est d’ajouter de l’animation et de la vivacité au style trop concis du divin Platon. Pour cela il aurait fallu autre chose que des trivialités. Badiou alterne sans nous avertir la traduction approximative et souvent inutilement inexacte, la paraphrase agrémentée de plaisanteries débiles dont ceux qui les font sont les seuls à rire et l’exposé de ses propres idées. Dans ces conditions nous devons sans doute tenir pour péchés véniels le fait qu’il confonde le nord et le sud, l’est et l’ouest à propos de l’île de Sériphos ou de l'aube qui pointe.

Passons maintenant au fond, c’est-à-dire aux théories politico-sociales que Badiou tente de nous faire avaler sous couleur de « dépoussiérer » le pauvre Platon à la faveur de ce remake hollywoodien. Deux exemples suffiront à montrer son peu de sérieux.   

« La suppression de la famille est à la fois nécessaire et extraordinairement difficile » (p 279), nous dit Socrate-Badiou qui s’arrête là et ne tente même pas de résoudre cette difficulté. Or, compte tenu du contexte, dans le passage cité, « nécessaire » veut dire souhaitable et « difficile » « non-souhaitable ». Cette contradiction n’a rien de dialectique, rien de fécond. Elle est simplement l’indice d’une impasse, d’un échec définitif, ce qui fait de la phrase citée un pur non-sens. D’ailleurs p 283, Badiou reconnaît son échec à préciser ce que « pourrait être une conception communiste de la famille ».

Le Socrate de Platon dit en substance : pour que notre cité idéale voie le jour, il faut soit que des philosophes accèdent au pouvoir, soit que des rois deviennent philosophes. Répondant à ceux qui l’accuseraient de courir après des chimères, il se dit convaincu que ces deux hypothèses ne sont pas impossibles, quoique peu probables. En revanche, fonder un Etat dont tous les ressortissants soient des philosophes, comme le voudrait Badiou, n’est pas sérieusement envisageable. Pourtant, le Socrate qui lui sert d’homme de paille prétend démontrer ce point en usant d’une argumentation serrée en apparence  mais une fois encore Badiou trahit le sophiste qu’il a toujours été. La conclusion de son raisonnement commence en effet ainsi : « ne désirons-nous pas que les habitants [pas les citoyens N. B.] (…) aient tous les qualités du naturel philosophe ? ». Le tour de passe-passe gît dans ce « ne désirons-nous pas … ?» Il s’agit d’un vœu pieux et non d’une réalité possible ou simplement imaginable. Badiou passe sans crier gare du souhait au réel ce qui lui permet de présenter comme établie la possibilité que nous soyons tous philosophes.

Florence Dupont dans Le Monde (27 janv. 2011) observe avec raison que La République de Badiou est politiquement correcte. Le Socrate derrière lequel il se cache défend le port du nikab ou de la burka car, dit-il, pourquoi trouver « risible ou scandaleux ce qui n’est qu’une coutume différente » ? A cette question rhétorique, la réponse d’un vrai sage aurait été : chaque pays a ses coutumes auxquelles les étrangers doivent se conformer ne serait-ce que par politesse.

Il y a une autre question sur laquelle Badiou semble succomber à l’emprise de la fausse  pensée qu’est le « politiquement correct » (la doxa contemporaine), en abandonnant le  bon usage de la langue française pour afficher son féminisme. C’est d’autant plus ridicule que le combat des vraies féministes a des enjeux autrement plus importants. Qu’on se reporte notamment à la page 311 du livre de Badiou. Il y affecte d’oublier qu’en français « celui » enveloppe « celle ». Il en est de même pour « lui » qui enveloppe « elle ». Quand on écrit : «un homme », le contexte permet de savoir si ce mot est l’équivalent de vir ou d'homo en latin; dans ce dernier cas il est superflu de préciser « et une femme ». Ceci dit, je ne puis me défendre contre un soupçon. Se pourrait-il que les concessions que fait Badiou à un féminisme de pacotille soient en réalité ironiques ? L’ayant bien connu, je n’exclus pas cette hypothèse.