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20/06/2010

Picasso et les origines du non-art (suite et fin)

Dans la précédente livraison de cet article, j’ai commencé à mettre en exergue le rôle décisif de Picasso dans la transition de l’art au non-art. Les critiques ont fait de lui tantôt une sorte de magicien conjurant les formes les plus bizarres, tantôt un démiurge faisant table rase d’un passé encombrant pour élever le temple du futur. C’est ce qui incita la foule à voir en lui l’incarnation de la modernité. Etant un vrai peintre, il garantissait que le non-art qu’il inventa avec le cubisme était l’art de notre époque.

Les demoiselles d’Avignon sont une sorte de manifeste dont les mots d’ordre seraient : « le laid, c’est le beau, mal dessiner, c’est bien dessiner, juxtaposer des monstres, c’est composer un tableau ». Sur le moment, cette provocation est tombée à plat. Même Apollinaire n’en pensait pas grand bien. C’est que la leçon des Baigneuses de Cézanne commençait à peine à être intériorisée dans le milieu artistique, serait-il « avancé ». Picasso réagit par une fuite en avant, ou plutôt en arrière, abandonnant entièrement ou presque, selon les cas, la figuration. Se voyant vivement critiqué par ceux qui y tenaient (ainsi qu’à la correction du dessin), il se construisit une légende de génie ultra-précoce ayant très tôt acquis un métier qui lui aurait permis d’atteindre la stature d’un grand maître classique s’il avait choisi cette voie. Selon Romulo Antonio Tenès, c’est une mystification. Cet historien a montré que toutes les œuvres attribuées à Picasso et datées de la période 1891-1897 (de dix à seize ans) sont en réalité de son père. Quand elles étaient signées, le J de Josè Ruiz a été changé en P (pour Pablo) l’artiste n’ayant adopté le nom de sa mère que plus tard. Une expertise graphologique fait foi de ce changement du J en P car il faut savoir que R. A. Tenès a déposé plainte visant des faux en écritures publiques étant donné que ces attributions figurent dans des documents officiels

L’homme nu (1895) est peut-être de Picasso mais on y remarque des fautes d’anatomie. La tête est trop grosse, les jambes et les pieds trop grêles. Pour un garçon de 14 ans, ce n’est pas mal mais Picasso éprouva le besoin d’excuser les faiblesses de ce dessin en disant qu’il l’avait réalisé en un jour alors qu’on accordait six mois aux candidats à l’école des Beaux Arts de Barcelone. A cela, on peut objecter qu’un jeune ayant de vrais dispositions artistiques aurait mis à profit jusqu’à la dernière minute de ce délai.   

R. A. Tenès affirme que l’œuvre relativement ambitieuse de la période suivante Ciencia y Caridad, a été volée au peintre Garnelo y Alda. Picasso quant à lui n’aurait commencé à peindre qu’en 1903 à l’âge normal (pour la plupart des peintres) de vingt-deux ans. Or en 1901 il avait exposé chez Vollard 64 œuvres, l’équivalent de ce qu’aurait produit en dix ans de travail acharné Ingres quand il était en pleine possession de ses moyens ! Dans le cas de Picasso ou bien il n’était pas l’auteur de ces œuvres ou bien il s’agissait de pochades. A moins qu’il ne faille retenir les deux explications à la fois.

Les œuvres authentiquement picturales les plus accomplies de Picasso sont sans doute les deux portraits de sa femme Olga, l’un de 1917 à l’huile, l’autre au pastel de 1922-23, celui de son fils Paul en arlequin (1924), tous trois à Paris et l’arlequin assis de Bâle à la détrempe (1923). Seul le deuxième est achevé. Le dessin en est approximatif et parfois fautif, les contours, noirs, trop appuyés. Pourtant l’ensemble a beaucoup de charme et on peut en dire autant des trois autres. Il est significatif que les toiles non-figuratives du peintre sont toujours finies alors que les figuratives ne le sont presque jamais. Soit que Picasso ait craint de paraître académique, soit qu’il ait reculé devant la difficulté bien connue des fonds. Tout compte fait, on peut dire que le Picasso figuratif qui a donné toute sa mesure dans les œuvres que je viens de citer, auxquelles on doit ajouter celles des périodes bleue et rose, a un style très personnel qui impressionne durablement. Le seul artiste traditionnel ayant traité parfois des thèmes apparentés (saltimbanques, forains etc.) selon une sensibilité très proche est Gustave Doré. Picasso lui est supérieur, ce qui n’est pas un mince éloge.    

Très prétentieux, il eut l’outrecuidance de pasticher Ingres. Mal lui en prit. Dans son livre The success and failure of Picasso, John Berger confronte aux pages 94 et 95 un dessin d’Ingres à un dessin de Picasso assez semblable représentant l’un et l’autre des femmes assises. Celui de Picasso : Madame Wildenstein (1918) est gâché par une grossière faute de dessin. L’œil et le sourcil gauche sont plus grands et surtout plus hauts que ceux de droite si bien que l’axe de la bouche et celui des yeux forment un angle au lieu d’être parallèles.

Bref si Picasso était resté fidèle à la grande tradition européenne, il aurait été un artiste estimable sans plus et non le géant qu’en a fait une certaine critique aux formules ampoulées. Dans La grande histoire de la peinture des éditions Skira, Jacques Lassaigne écrivait, par exemple : « en 1907 [début du cubisme] Picasso entreprenait une reconstitution rationnelle et méthodique du monde […] Il ouvrait des possibilités de découvertes immenses dans l’objet même. [Dans les œuvres d’aujourd’hui on doit découvrir] l’absolu qui seul répond à l’infini ». C’est pourquoi, dit le même auteur, Picasso « ose mettre à jour les secrets les plus profonds de l’être » bigre!. Picasso était beaucoup plus lucide que la plupart de ses commentateurs sur la nature de son « travail ». Il confiait par exemple à Christian Zervos : « Auparavant les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis ». John Berger voyait en Picasso un « artiste condamné à peintre en n’ayant rien à dire [op. cit. p 185] ». La difficulté centrale de son œuvre, dit Berger, est le manque de sujets. Picasso a reconnu qu’il y a avait là un problème pour lui. « Il y a très peu de sujets », confiait-il à Kahnweiler en 1955, « Tout le monde les répète ». « Vénus et Cupidon » devient « La Vierge et l’Enfant Jésus », puis «Mère et enfant », mais c’est toujours le même sujet. Evidemment Picasso confondait thème et sujet, mais peu importe. Sa façon de voir « ignore, dit Berger, ce que le peintre cherche à dire, escamote la question de l’effet produit par la peinture […] et laisse entrevoir un homme à ce point habitué à travailler seul qu’il a oublié la possibilité d’accord avec qui que ce soit d’autre » [ibid pp 140-41] si bien que plus « rien ne semble lui résister ». Or il faut cette résistance, ce point d’impossible, pour qu’une œuvre touche au réel, dirais-je en suivant Lacan.    

Nous avons vu que de son propre aveu c’est l’acte de destruction qui intéresse Picasso. Ce qui lui donnait une raison de plus pour refuser d’accorder son adhésion explicite à la non-figuration. Il fallait qu’il reste quelque chose de l’art d’autrefois pour pouvoir le détruire à nouveau par un geste qui voulait signifier l’impossibilité de l’art aujourd’hui. « Si Raphaël revenait avec les mêmes tableaux personne ne les regarderait », a-t-il dit. Ce qu’on regarderait, ce sont les variations barbouillées qu’il leur superposerait. « Chez lui tout est suspendu au passé », écrivait Roger Caillois dans un article célèbre, je ne le vois à l’origine de rien ». Loin d’être  « un semeur prodigue de germes du futur », il n’est que « le liquidateur avisé et sardonique d’une entreprise plusieurs fois séculaire dont il pressentait, comme les rats qui quittent le navire, la dissolution prochaine ».