Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/02/2012

Les sophismes de Bernard Edelman

Bernard Edelman a consacré un livre au procès qui opposa en 1926 un collectionneur américain Edward Steichen et les avocats de la milliardaire Mrs Harry Payne Whitney, fondatrice du musée homonyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appliqué le tarif prévu  pour les articles manufacturés, à une œuvre de Brancusi portant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculpture, aurait été exonéré[1]. Comment une telle méprise avait-elle été possible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas perçu le prétendu « oiseau » comme étant manifestement une œuvre d’art. Or on ne peut reprocher à un  fonctionnaire qui n’est pas professeur d’esthétique de prendre ses décisions en fonction des caractéristiques évidentes des objets. Cette évidence était-elle toujours d’actualité ? On verra en tout cas qu’elle n’était pas remplacée, chez le juge, les avocats, les témoins et Bernard Edelman lui-même, par des idées beaucoup plus claires que celles du douanier au sujet de l’art et de sa définition. Saurait-on répondre à cette question que le problème trouverait ipso facto sa solution mais c’était impossible car tout ce petit monde confondait l’art et le beau. On peut définir le premier, mais pas le second dont la position est axiomatique : il est la cause de l’émotion sui generis, dite « esthétique ».    

Le pouvoir judiciaire ne saurait se substituer au critique d’art pour juger la valeur esthétique d’une œuvre et la déclarer « belle », c’est-à-dire réussie, ou pas ; il peut seulement  décider que tel objet entre ou non dans la catégorie des œuvres d’art. Encore faudrait-il disposer d’une définition consensuelle de cette dernière grâce à laquelle le tribunal se prononcerait  sur l’être de la chose en dehors de tout jugement de valeur. Les défenseurs du non-art contemporain prétendent qu’une telle définition est introuvable. J’en ai pourtant proposé une : « l’œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ». Il faut y ajouter que, dans le cas de la peinture et de la sculpture, les « formes » en question sont inspirées en grande partie par le visible[2]. Non sans raison, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comme l’a montré Wittgenstein, s’il y a des notions qui sont difficiles à définir, on peut néanmoins les utiliser en risquant assez peu de se tromper. Il suffit de constater qu’elles recouvrent des objets qui ont en commun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours passer sous ses yeux des œuvres d’art incontestables. L’oiseau de Brancusi ne partageait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de justice ne se contentait pas du critère de Wittgenstein, il lui aurait fallu la définition ci-dessus, seul moyen de clarifier un débat inextricablement embrouillé comme le montrent les longues citations qu’en donne Edelman. On y voit des témoins, convoqués à la barre à cause de leur autorité en matière artistique, se contredire grossièrement d’une réponse à l’autre comme dans le passage suivant : «Question : la Cour vous a demandé si vous appeliez ceci un oiseau. Mais si Brancusi l’avait appelé ‘’tigre’’, vous l’appelleriez ‘’tigre’’ vous aussi ? Réponse : ‘’Non’’. Le juge : « S’il l’avait intitulé ‘’animal en suspension ‘’, l’auriez-vous appelé ‘’animal en suspension » ? R. ‘’Non’’. Le juge :’’ Vous voulez dire que vous appelez ceci ‘’oiseau’’ parce que c’est le titre que lui a donné l’artiste ?’’ R. ‘’Oui Monsieur le Président’’. Q. : ‘’S’il lui avait donné un autre titre, vous le nommeriez du titre qu’il lui aurait donné ? ‘’ R. : ‘’Certainement’’ » (pp 139-140).

Autrefois, une discussion aussi absurde n’aurait pu avoir lieu : ce que représentait une sculpture était indiscutable et son titre sans importance. Bien souvent une autre personne que l’artiste en décidait. Ce fut le cas, par exemple, pour L’enlèvement de la Sabine de Giambologna nommé par le poète Borghini ou pour L’île des morts de Böcklin désignée ainsi par un marchand de tableaux qui écarta le titre proposé par le peintre. Nommer le sujet d’une œuvre (ou prétendue telle) est devenu essentiel aujourd’hui  parce que cette étiquette sert de substitut à un contenu inexistant. Elle introduit l’illusion d’un sens là où il n’y en a pas. Sans son titre de Guernica, cette œuvre  de Picasso aurait peut-être été oubliée comme des dizaines de milliers d’autres choses qu’il a faites.

Un haut degré de volonté mimétique a guidé la main d’innombrables artistes depuis quarante mille ans, produisant d’immenses chefs-d’œuvre.  Si vous enlevez à la peinture et à la sculpture le critère de la figuration, comme l’a finalement fait le tribunal américain, la différence  entre art et non-art devient indiscernable. Malgré le titre parlant de son livre, Edelman  n’en est pas conscient mais cette régression se manifeste dans l’impossibilité où il est d’éviter les raisonnements circulaires. Brancusi est un artiste puisqu’il réalisé « l’oiseau » et celui-ci est une œuvre d’art car il a été fait par un artiste. C’est ce que laisse entendre un témoin selon qui, si un sculpteur enlève au hasard des éclats à un morceau de pierre le résulta sera une œuvre d’art  (pp 93-94). Après avoir cité un jugement, Edelman déclare que désormais « l’œuvre valait ce que valait le créateur » (p 76) mais comment juger ce dernier si ce n’est au vu de ses œuvres ? Au cas où elles n’entreraient pas sous la catégorie art, ne serions-nous pas en droit de dénier à l’auteur la qualité  d’artiste ? Eh bien non ! Voilà où nous en sommes.              

La grande autorité d’Edelman en matière d’art est Nelson Goodman. Rivalisant avec ce maître, il s’efforce d’être aussi sophiste que lui. Un des témoins ayant déclaré que l’oiseau était « trop abstrait », on lui demande si c’est l’absence de tout élément [je souligne] figuratif qui disqualifie l’oiseau et si celui-ci ne serait pas acceptable à condition qu’on lui adjoigne une tête. Le témoin répond non et, contrairement à ce que prétend Edelman, il ne se contredit nullement. Une œuvre d’art est un tout cohérent ; ce n’est pas l’addition d’un élément hétérogène qui peut rendre artistique ce qui ne l’est pas. S’attachant au mot « trop », Edelman ratiocine : si l’oiseau avait été « raisonnablement abstrait aurait-il trouvé grâce aux yeux du témoin ? Mais alors où commence et où finit l’abstraction ? » (p 126) A cela deux réponses : 1° pour qu’une sculpture soit  qualifiée d’« assez abstraite mais pas trop », il faudrait que son motif soit reconnaissable tout en étant stylisé. La notion de stylisation permet de désigner la part acceptable de l’abstraction dans un art fondamentalement figuratif ; 2° l’argument qui s’appuie sur l’impossibilité de tracer une frontière précise entre ceci et cela est un sophisme typique nommé  sorite.     

L’étude de ce procès et des controverses esthétiques et juridiques qu’il suscita donne l’occasion à Bernard Edelman d’exposer ses idées philosophiques exaltant le Chaos et se prosternant devant le Néant. Il oppose à l’Américain « pour qui la nature est une création de Dieu » « l’Européen matérialiste pour qui la nature est régie par des processus physico-chimique » (pp 12-14). L’idée ne lui traverse pas l’esprit que la nature puisse être une création de Dieu et obéir à des lois physico-chimiques. Il ne craint pas non plus de se contredire en écrivant un peu plus loin que « la matière est sans foi ni loi » (p 18). En réalité, les enjeux théologiques qu’Edelman croit déceler dans cette affaire sont purement imaginaires et sont convoqués pour colorer de superstition la position de ceux qui considèrent d’un regard critique le non-art contemporain. Il s’agit d’enrôler du côté de ce dernier les cervelles molles des esprits qui se targuent d’être forts.   

 



[1] Bernard Edelman L’adieu aux arts, L’Herne 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Flamarion en 2000.

[2] Tous ces problèmes théoriques sont examinés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renouveau, Editions de Paris, Versailles 2006.

27/09/2010

Houellebecq et l'art

 Dans ma note : « Le mystère Murakami » publiée le 16 septembre, je m’interrogeais sur le soudain esprit critique dont faisaient preuve les journalistes vis-à-vis de cet anartiste japonais invité à squatter les appartements royaux de Versailles. Faute d’une meilleure explication, je supposais que le dernier livre de Houellebecq avait contribué à délier les langues. Me suis-je aventuré trop loin en attribuant à ce romancier à succès un point de vue lucide sur le non-art ? Ai-je confondu chez lui goût de la provocation et courage ? Avec un tel farceur, la prudence s’impose car il s’arrange pour qu’on ne soit jamais sûr du sens des propos ou des pensées qu’il prête à ses personnages.

Prenons le principal d’entre eux : Jed Martin, individu très ordinaire et néanmoins tout à fait singulier comme l’indique la combinaison du patronyme français le plus fréquent avec un prénom parmi les plus rares. Est-il un grand artiste ? La description de certaines de ses œuvres peut le laisser croire mais rien n’interdit non plus de penser qu’il a profité de circonstances particulières. Le hasard aurait pu tout aussi bien favoriser n’importe qui d’autre. Son galeriste s’exclame par exemple : « on en est à un point de toute façon où le succès en termes de marché [il veut dire en termes financiers] justifie et valide n’importe quoi » (p 208). Une chose est sûre : Jed Martin n’est pas très exigeant en matière de beauté. Houellebecq le laisse entendre dans le passage suivant : « Ces forteresses quadrangulaires construites dans le milieu des années 1970 en opposition absolue avec l’ensemble du paysage esthétique parisien, étaient ce que Jed préférait à Paris, de très loin, sur le plan architectural » (pp 16-17). Quand on confronte les chefs-d’œuvre dont la capitale regorge à la médiocrité des boites à chaussures qui plaisent à Jed, on peut s’interroger sur l’authenticité de sa vocation artistique. Houellebecq ne partage pas le goût de son héros, c’est pourquoi il souligne la disparate entre les cages à lapin et les immeubles haussmanniens typiques de Paris. Il oppose à ce choix celui du père de l’artiste qui dit : «Le Corbusier nous paraissait un esprit totalitaire et brutal, animé d’un goût intense pour la laideur » (p 220). Et encore : « Le Corbusier qui bâtissait inlassablement des espaces concentrationnaires, divisés en cellules identiques tout juste bonnes pour une prison modèle » (p 223).

Le fait que Jed Martin soit un peintre strictement figuratif, malgré l’incompréhension que ce choix suscite dans le milieu de l’art contemporain, devrait le recommander à nos yeux. Malheureusement, il ne comprend rien à la peinture, pas plus que Houellebecq qui admet lui-même une « évidente absence de culture picturale » (p 196-7). Le choix de la figuration que fait Jed, ne l’empêche pas de sortir une platitude comme celle-ci : « je ne parviens plus du tout à trouver d’intérêt aux natures mortes ; depuis l’invention de la photographie, je trouve que ça n’a plus aucun sens ». Parlant du portrait de Michel Houellebecq, l’auteur (qui s'est mis en scène dans son récit) loue p 185 « l’incroyable expressivité du personnage principal » (sic : y en a-t-il un autre ?). J'y vois une certaine contradiction avec ce qui est dit p 51 où il est précisé au sujet de l’artiste qu’«à Rembrandt et Velasquez il préférait largement, dès cette époque Mondrian et Klee ». Cependant, vers la fin du roman, il semble changer d’avis : « La modernité était peut-être une erreur, se dit Jed pour la première fois de sa vie. Question purement théorique d’ailleurs : la modernité était terminée en Europe occidentale depuis pas mal de temps déjà » (p 348). 

Cette posture antimoderniste est confirmée par le passage suivant où c'est Houellebecq (le personnage du roman) qui parle : "Picasso c'est laid, il peint un monde hideusement déformé parce que son âme est hideuse, et c'est tout ce qu'on peut trouver à dire de Picasso, [...] il n'y a chez lui aucune lumière, aucune innovation dans l'organisation des couleurs ou des formes, enfin [...] absolument rien qui mérite d'être signalé, juste une stupidité extrême et un barbouillage priapique ..." (p 176). Un auteur dont le jugement sur le phare de la modernité picturale est aussi sévère ne peut être entièrement mauvais.       

Pour une critique littéraire de cette oeuvre d’Houellebecq cliquer sur le lien d’Annie Mavrakis.

 

Deux informations pourraient intéresser les visiteurs de ce blog : 

Kostas et Annie Mavrakis signeront leurs ouvrages au Salon international du livre et des arts de L'Hay-les-Roses le Vendredi 1er Octobre de 14h à 19h. La manifestation se tient au Moulin de la Bièvre 73, avenue Larroumès. Station Bourg-la-Reine du RER B.

Boris Lejeune expose des peintures et des sculptures à la galerie RUSSKYI MIR du 30 septembre au 30 octobre. Vernissage le 30 sept. à 18h. 7, rue de Miromesnil 75008 Paris. Que des artistes comme Boris Lejeune existent permet de ne pas désespérer de notre époque. Avec lui on est à des années lumière des Murakami, Hirst et autres Koons! 

20/06/2010

Picasso et les origines du non-art (suite et fin)

Dans la précédente livraison de cet article, j’ai commencé à mettre en exergue le rôle décisif de Picasso dans la transition de l’art au non-art. Les critiques ont fait de lui tantôt une sorte de magicien conjurant les formes les plus bizarres, tantôt un démiurge faisant table rase d’un passé encombrant pour élever le temple du futur. C’est ce qui incita la foule à voir en lui l’incarnation de la modernité. Etant un vrai peintre, il garantissait que le non-art qu’il inventa avec le cubisme était l’art de notre époque.

Les demoiselles d’Avignon sont une sorte de manifeste dont les mots d’ordre seraient : « le laid, c’est le beau, mal dessiner, c’est bien dessiner, juxtaposer des monstres, c’est composer un tableau ». Sur le moment, cette provocation est tombée à plat. Même Apollinaire n’en pensait pas grand bien. C’est que la leçon des Baigneuses de Cézanne commençait à peine à être intériorisée dans le milieu artistique, serait-il « avancé ». Picasso réagit par une fuite en avant, ou plutôt en arrière, abandonnant entièrement ou presque, selon les cas, la figuration. Se voyant vivement critiqué par ceux qui y tenaient (ainsi qu’à la correction du dessin), il se construisit une légende de génie ultra-précoce ayant très tôt acquis un métier qui lui aurait permis d’atteindre la stature d’un grand maître classique s’il avait choisi cette voie. Selon Romulo Antonio Tenès, c’est une mystification. Cet historien a montré que toutes les œuvres attribuées à Picasso et datées de la période 1891-1897 (de dix à seize ans) sont en réalité de son père. Quand elles étaient signées, le J de Josè Ruiz a été changé en P (pour Pablo) l’artiste n’ayant adopté le nom de sa mère que plus tard. Une expertise graphologique fait foi de ce changement du J en P car il faut savoir que R. A. Tenès a déposé plainte visant des faux en écritures publiques étant donné que ces attributions figurent dans des documents officiels

L’homme nu (1895) est peut-être de Picasso mais on y remarque des fautes d’anatomie. La tête est trop grosse, les jambes et les pieds trop grêles. Pour un garçon de 14 ans, ce n’est pas mal mais Picasso éprouva le besoin d’excuser les faiblesses de ce dessin en disant qu’il l’avait réalisé en un jour alors qu’on accordait six mois aux candidats à l’école des Beaux Arts de Barcelone. A cela, on peut objecter qu’un jeune ayant de vrais dispositions artistiques aurait mis à profit jusqu’à la dernière minute de ce délai.   

R. A. Tenès affirme que l’œuvre relativement ambitieuse de la période suivante Ciencia y Caridad, a été volée au peintre Garnelo y Alda. Picasso quant à lui n’aurait commencé à peindre qu’en 1903 à l’âge normal (pour la plupart des peintres) de vingt-deux ans. Or en 1901 il avait exposé chez Vollard 64 œuvres, l’équivalent de ce qu’aurait produit en dix ans de travail acharné Ingres quand il était en pleine possession de ses moyens ! Dans le cas de Picasso ou bien il n’était pas l’auteur de ces œuvres ou bien il s’agissait de pochades. A moins qu’il ne faille retenir les deux explications à la fois.

Les œuvres authentiquement picturales les plus accomplies de Picasso sont sans doute les deux portraits de sa femme Olga, l’un de 1917 à l’huile, l’autre au pastel de 1922-23, celui de son fils Paul en arlequin (1924), tous trois à Paris et l’arlequin assis de Bâle à la détrempe (1923). Seul le deuxième est achevé. Le dessin en est approximatif et parfois fautif, les contours, noirs, trop appuyés. Pourtant l’ensemble a beaucoup de charme et on peut en dire autant des trois autres. Il est significatif que les toiles non-figuratives du peintre sont toujours finies alors que les figuratives ne le sont presque jamais. Soit que Picasso ait craint de paraître académique, soit qu’il ait reculé devant la difficulté bien connue des fonds. Tout compte fait, on peut dire que le Picasso figuratif qui a donné toute sa mesure dans les œuvres que je viens de citer, auxquelles on doit ajouter celles des périodes bleue et rose, a un style très personnel qui impressionne durablement. Le seul artiste traditionnel ayant traité parfois des thèmes apparentés (saltimbanques, forains etc.) selon une sensibilité très proche est Gustave Doré. Picasso lui est supérieur, ce qui n’est pas un mince éloge.    

Très prétentieux, il eut l’outrecuidance de pasticher Ingres. Mal lui en prit. Dans son livre The success and failure of Picasso, John Berger confronte aux pages 94 et 95 un dessin d’Ingres à un dessin de Picasso assez semblable représentant l’un et l’autre des femmes assises. Celui de Picasso : Madame Wildenstein (1918) est gâché par une grossière faute de dessin. L’œil et le sourcil gauche sont plus grands et surtout plus hauts que ceux de droite si bien que l’axe de la bouche et celui des yeux forment un angle au lieu d’être parallèles.

Bref si Picasso était resté fidèle à la grande tradition européenne, il aurait été un artiste estimable sans plus et non le géant qu’en a fait une certaine critique aux formules ampoulées. Dans La grande histoire de la peinture des éditions Skira, Jacques Lassaigne écrivait, par exemple : « en 1907 [début du cubisme] Picasso entreprenait une reconstitution rationnelle et méthodique du monde […] Il ouvrait des possibilités de découvertes immenses dans l’objet même. [Dans les œuvres d’aujourd’hui on doit découvrir] l’absolu qui seul répond à l’infini ». C’est pourquoi, dit le même auteur, Picasso « ose mettre à jour les secrets les plus profonds de l’être » bigre!. Picasso était beaucoup plus lucide que la plupart de ses commentateurs sur la nature de son « travail ». Il confiait par exemple à Christian Zervos : « Auparavant les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis ». John Berger voyait en Picasso un « artiste condamné à peintre en n’ayant rien à dire [op. cit. p 185] ». La difficulté centrale de son œuvre, dit Berger, est le manque de sujets. Picasso a reconnu qu’il y a avait là un problème pour lui. « Il y a très peu de sujets », confiait-il à Kahnweiler en 1955, « Tout le monde les répète ». « Vénus et Cupidon » devient « La Vierge et l’Enfant Jésus », puis «Mère et enfant », mais c’est toujours le même sujet. Evidemment Picasso confondait thème et sujet, mais peu importe. Sa façon de voir « ignore, dit Berger, ce que le peintre cherche à dire, escamote la question de l’effet produit par la peinture […] et laisse entrevoir un homme à ce point habitué à travailler seul qu’il a oublié la possibilité d’accord avec qui que ce soit d’autre » [ibid pp 140-41] si bien que plus « rien ne semble lui résister ». Or il faut cette résistance, ce point d’impossible, pour qu’une œuvre touche au réel, dirais-je en suivant Lacan.    

Nous avons vu que de son propre aveu c’est l’acte de destruction qui intéresse Picasso. Ce qui lui donnait une raison de plus pour refuser d’accorder son adhésion explicite à la non-figuration. Il fallait qu’il reste quelque chose de l’art d’autrefois pour pouvoir le détruire à nouveau par un geste qui voulait signifier l’impossibilité de l’art aujourd’hui. « Si Raphaël revenait avec les mêmes tableaux personne ne les regarderait », a-t-il dit. Ce qu’on regarderait, ce sont les variations barbouillées qu’il leur superposerait. « Chez lui tout est suspendu au passé », écrivait Roger Caillois dans un article célèbre, je ne le vois à l’origine de rien ». Loin d’être  « un semeur prodigue de germes du futur », il n’est que « le liquidateur avisé et sardonique d’une entreprise plusieurs fois séculaire dont il pressentait, comme les rats qui quittent le navire, la dissolution prochaine ». 

15/06/2010

Picasso et les origines du non-art

Comme le suggère mon titre, je me propose de situer Picasso dans la transition qui conduit au non-art. L'art authentique a continué à être pratiqué clandestinement, mais la transition dont je parle passe aux yeux des profanes pour appartenir au courant  principal  (mainstream ) de l'histoire. Il s'agira d'expliquer un phénomène remarquable et assez mystérieux. Les bouffonneries facétieuses ou provocatrices du début de ce processus se présentent avec beaucoup de sérieux comme l'art le plus sublimes à sa fin. C'est la même chose, avec la foi du charbonnier en plus. Dans cette affaire, Picasso a joué un rôle décisif. Sans lui je ne crois pas qu'on aurait pu passer de Duchamp à Buren ou Boltanski.

Examinons donc les points saillants de ce devenir. Les gestes inauguraux du non-art remontent aux deux premières décennies du XXe siècle. Les plus radicaux ont été la roue de bicyclette de Duchamp (1913) et le carré de Malévitch (1915). L'aquarelle abstraite de Kandinsky est datée (ou antidatée) de 1911 mais elle fut précédée par l'huile de Strindberg intitulée Inferno (1901). Le manifeste futuriste de Marinetti a été publié en 1909. Ces initiatives en apparence chaotiques obéissaient en fait à une logique : celle des stratégies poursuivies par les artistes en vue de surpasser leurs concurrents non par leur talent, ni même par leur audace mais par ce qui en est la caricature : le culot.

Le coup d'envoi de cette course vers l'abîme a été donné involontairement par Cézanne. Celui-ci aspirait à faire « du Poussin sur nature » sans en avoir les moyens. L'impuissance de ses efforts (il travaillait avec acharnement) ont fait que ses dernières ébauches (toutes ses toiles sont des ébauches) anticipaient Braque co-inventeur avec Picasso du cubisme. Les deux compères étaient donc en droit de se revendiquer de Cézanne. A son tour celui-ci avait commencé dans le sillage des Impressionnistes qui affaiblissaient la mimésis en érigeant en principe et en systématisant le style d'esquisse. Chez eux, ce qui subsiste d'illusionnisme est obtenu non par une représentation précise mais par un faire expéditif et abrégé comptant sur la suggestion quand le spectateur s'éloigne du tableau. Cézanne s'appuie sur cet « acquis », c'est-à-dire sur les libertés que prennent les Impressionnistes mais sa facture laborieuse (il n'a pas leur virtuosité en dessin) le conduit à durcir le rendu des volumes. Il apparaît ainsi à ses camarades comme un correctif à leur tendance au « flou artistique ». De là vient l'immense prestige dont il jouit auprès d'eux et dont témoigne le tableau Hommage à Cézanne de Maurice Denis (1901). D'admirables peintres, pour le malheur de la peinture, ont fait la réputation de celui qui est considéré aujourd'hui comme le maître de la Sainte Victoire. Or, sauf à jeter par-dessus bord des principes essentiels, les approximations qu'on peut se permettre à la rigueur dans un paysage ne sont pas acceptables dans la figure ; et Cézanne est aussi l'auteur des Baigneuses, sommet de hideur et d'incorrection mais pas de désinvolture car le malheureux faisait de son mieux. Il autorisait ainsi tous les écarts, volontaires ou non, qui sont venus après et qui nous ont conduit au point où nous en sommes.

C'est à cette époque où Cézanne connaît enfin la gloire que Picasso vient à Paris. Carriériste avisé, il sent tout de suite d'où souffle le vent. Il veut être célèbre comme peintre car, ayant abrégé sa scolarité, il ne sait rien faire d'autre. Or il se rend compte que la peinture touche à sa fin comme moyen de réussite. Il faut choisir l'une ou l'autre. Si l'on recherche la réussite, on doit tenir compte avant tout que s'éloigner de la figuration passe désormais pour une preuve de créativité. Picasso va donc accompagner la destruction de cet art selon le principe « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur ». Il  mènera, en effet, jusqu'au bout l'élimination de la figuration même s'il n'en fait pas la théorie comme Kandinsky. Le Portrait de Kahnweiler (1910) à New York, par exemple, est entièrement abstrait de même que le Pigeon aux petits pois qui vient d'être volé au Centre Pompidou. Dans les milieux de la peinture abstraite autour de 1920 - 1930, il était de mise de déclarer que le cubisme menait logiquement à l'abstraction mais que Picasso n'avait pas osé sauter le pas. Or s'il l'avait fait, il aurait rejoint ses concurrents. Mauvaise stratégie pour celui qui se veut « en avance » sur les autres. C'est pourquoi voyant que l'abstraction est associée aux yeux du public à Kandinsky et à Delaunay à cause de leurs écrits théorique, Picasso abandonne précipitamment le cubisme pour revenir à un art presque classique. Pas question de passer pour un suiviste.

(à suivre...)