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22/01/2012

Les conditions du renouveau de l'art

  En réponse à une question qui m’a été posée, je voudrais examiner quelle pourrait être la base économique, sociale, politique, idéologique d’un renouveau de l’art. Ce faisant, j’exposerai mes raisons de ne pas croire au caractère irréversible du mouvement qui nous a menés où nous sommes.

En cette matière, il convient d’adopter une attitude résolument pragmatique et  constructive. A quoi bon déplorer le triomphe du non-art et s’abandonner à la nostalgie des grandes époques de notre civilisation si de tels sentiments ne motivent pas un engagement en faveur d’un rétablissement de ce qui a été détruit? Pour agir en ce sens, il faut connaître les causes du mal et savoir sur quoi prendre appui pour y remédier. L’aspiration subjective au bien a besoin pour se traduire dans les faits d’un levier objectif. « Donne moi un point où me tenir et je déplacerai la Terre » disait Archimède.

La décadence de notre civilisation doit être attribuée d’abord au capitalisme. Dans mon livre Pour l’Art, j’ai montré les effets néfastes de la « réification » (le règne de l’argent, du quantitatif) et de l’autonomisation des superstructures qui a conduit à l’art pour l’art (sans contenu spirituel). J’aurais pu citer davantage le Manifeste communiste où Marx écrit que la bourgeoisie n’a « laissé subsister d’autre lien de l’homme à l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du ‘’paiement au comptant’’. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

La référence à Marx est d’autant plus d’actualité qu’il prévu la mondialisation et la concentration extrême du capital sur une base cosmopolite. Ces phénomènes ont pour conséquence l’impossibilité de développer un art et une culture enracinés. Or l’universel, disait Hegel, se donne dans le particulier. En coupant les canaux par lesquels la sève de la tradition remonte jusqu’à l’art actuel, le modernisme a fait dépérir celui-ci. L’étape ultime et finale de ce processus fut commandée par la volonté délibérée d’empêcher que la loyauté à la communauté nationale ou européenne puisse opposer le moindre obstacle à la dilution dans le marché global ;  cela sous la bannière d’un universalisme abstrait, c’est-à-dire vide. Voilà pourquoi, rien n’étant plus universel que le rien, il était nécessaire à la finance globalisée de substituer le non-art à l’art.

Dans un essai intitulé La grande usurpation qui paraîtra bientôt dans un recueil bilingue français-russe, j’étudie en détail les mécanismes qui assurent la domination totalitaire du non-art. Les richissimes méga-collectionneurs ont barre sur les médias qui vivent grâce à leurs campagnes publicitaires. Les politiciens rampent devant les médias comme on l’a vu récemment avec l’affaire Murdoch et ils dépendent, du moins en partie, des financements en provenance des magnats multinationaux. Dans ces conditions, ils ne peuvent refuser de mettre au service des coups spéculatifs de leurs généreux amis les institutions culturelles étatiques (notamment les musées). Il y a là un réseau triangulaire de complicités dont les sommets sont 1) les ultra-riches dont le non-art contemporain est un des moyens de reconnaissance réciproque lors des foires internationales  (genre Dokumenta, Basel etc.), 2) les médias, 3) les politiciens.

Jusqu’à présent, j’ai toujours admis que le capitalisme est compatible avec un niveau appréciable, quoique modeste, de créativité artistique. J’en voyais pour preuve la survie des arts qui ont besoin d’un public de masse : le roman, le cinéma, un peu moins le théâtre, l'opéra, la musique dans lesquels les subventions de l’Etat jouent un rôle. Dans ces  domaines, l’argent du contribuable permet à quelques metteurs en scène de se moquer du public en se donnant des airs avant-gardistes. Quant à la télévision, sa popularisation a conduit à un nivellement par le bas qui en a pratiquement chassé les expressions artistiques un peu exigeantes.

Tout compte fait, une véritable Renaissance présuppose que le capitalisme soit balayé. Il se trouve que c’est aussi à cette condition que la planète sera sauvée : deux excellentes raisons de souhaiter un changement aussi radical. La question qui se pose est de savoir si nous allons laisser les capitalistes détruire la biosphère jusqu’au dernier baril de pétrole et jusqu’au dernier mètre cube de gaz. Dans ce cas, la fin du capitalisme aura lieu après la catastrophe. Il se peut aussi que l’approche de celle-ci s’annonce par des signes assez spectaculaires pour provoquer un sursaut qui eut été bien plus salutaire s’il s’était déjà produit.

De toute façon le mode de production actuel n’en a pas pour longtemps et cela pour deux raisons. Premièrement, il est fondé, contrairement à ceux qui l’ont précédé, sur la reproduction élargie et non sur la reproduction simple. Or il faudra bien en venir à cette dernière. La fin des illusions quant au caractère illimité des ressources fait que le capitalisme est déjà en train de se heurter à un mur. Secondement, il y a une loi universelle de la baisse des rendements qui entraîne la mort des types de formations sociales (et des civilisations qui leur correspondent) en imposant le passage à des formes d'organisation moins complexes. En somme, si la révolution a lieu avant la catastrophe, l’humanité pourra connaître la Renaissance artistique, et donc d’abord religieuse, que j’appelle de mes vœux. Faute de quoi, Mamon l’emportera momentanément  et nous devrons attendre dix mille ans que la nature reconstitue ses équilibres. Si nous continuons à laisser les choses suivre leur cours alors, comme disait Heidegger avant sa mort : « Seul un Dieu pourra  nous sauver ».   

Actuellement, je suis moins pessimiste car l’idéologie des intellectuels, dont on dit sans doute à tort qu’ils sont des leaders d’opinion, est en train de s’éloigner de celle diffusée, voire imposée, jusqu'ici par les médias. Cette évolution se fait avec un temps de retard par rapport aux masses des gens ordinaires, ce qui signifie que nous n’avons pas affaire à un effet de mode mais à une vague de font. Je prie mes lecteurs d’en accepter l’augure et d’apporter chacun sa contribution à ce mouvement sur lequel je reviendrai. L’avenir de la civilisation est l’enjeu de ce combat.

 

14/01/2012

Athènes : vraie ou fausse démocratie?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par distinguer entre la démocratie politique et la démocratie sociale, qui désigne un égalitarisme plus ou moins poussé. Il est vrai qu’entre les deux, il y a une certaine corrélation dont se plaint le pseudo-Xénophon. Il s’indigne des conséquences de la démocratie athénienne sur le plan des rapports sociaux. Dans les rues, on ne peut distinguer, dit-il, tant leur mise est semblable, les esclaves des hommes libres et il n’est pas permis de bastonner les premiers s’ils vous bousculent. Les femmes et les enfants ont également des privilèges que ce « vieil oligarque » juge malséants. Il y a beaucoup d’exagération dans ces doléances car l’idéologie des Athéniens était fondamentalement aristocratique au sens d’un préjugé en faveur des aristoi  ou, si l’on veut, des hommes « bien ». Cela se déduit des attaques que lance Démosthène, dans son discours Sur la couronne, contre Eschine lui reprochant son origine plébéienne. Le grand orateur pensait sans doute discréditer ainsi son adversaire auprès de l’échantillon représentatif du peuple qu’étaient les trois mille juges tirés au sort du tribunal.

Dans sa fameuse Oraison funèbre, Périclès définit la démocratie comme le gouvernement par le grand nombre (oi polloi). A la base de ce régime, il y avait un compromis rendu possible par le poids de la classe moyenne  (sur laquelle insiste Aristote) qui tenait la balance égale entre les riches et les pauvres. Le grand nombre gouvernait et taxait lourdement les riches, mais sans toucher à la stratification sociale. L’idée à l’origine de ce régime, apparu dès le sixième siècle, avait été de mettre le pouvoir « au milieu », (es messon) comme prix d’une lutte en donnant à tous un égal accès à la gestion des affaires communes (ta koina). Au cours du cinquième siècle, la démocratie est allée en s’approfondissant au point qu’on finit par payer trois oboles les jetons de présence à l’Assemblée du peuple ou se prenaient les décisions. Cette somme équivalait au salaire minimum journalier. En termes de pouvoir pour le peuple et de liberté d’opinion, la démocratie athénienne dépassa tout ce qu’on a connu plus tard. Par exemple les représentations des comédies d’Aristophane prônant la paix et idéologiquement favorables aux Spartiates au moment ou Athènes était engagée dans une lutte à mort contre eux, bénéficiaient d’un financement public alors qu’ au cours de la première guerre mondiale le philosophe Bertrand Russel fut emprisonné en Angleterre pour propagande pacifiste.  

           L’objection généralement adressée à la thèse que je viens de défendre invoque le fait que les esclaves, les métèques et les femmes n’avaient pas de droits civiques. Que faut-il en penser ?

La démocratie politique est fondée sur « l’idée régulatrice » (au sens de Kant) d’un intérêt général au sein d’un groupe humain défini. On sait bien que de tels groupes sont divisés par des antagonismes mais dans la pratique il faut bien admettre l’existence d’un intérêt général sans quoi on ne pourrait, ni critiquer ses adversaires, ni proposer une autre ligne que la leur. Or les esclaves de l’antiquité classique issus de toutes sortes d’ethnies non-grecques (« barbares »)  étaient profondément étrangers aux citoyens athéniens qui se considéraient comme autochtones (nés de la terre attique) par voie de filiation. De plus, par définition, un esclave n’a pas le même intérêt que son maître (quand même il lui serait fidèle) alors que le citoyen pauvre (thete) qui rame sur une trirème a fondamentalement le même intérêt que le citoyen riche qui l’a faite construire et la commande. Ils vaincront ou périront ensemble. Cela vaut également pour la cité entière. Enfin, comme l’a montré Finley, les esclaves n’étaient pas une classe sociale mais une catégorie juridique recouvrant des conditions d’existence totalement hétérogènes. A côté des malheureux qui trimaient dans les mines de plomb argentifère du Laurium ou tournaient la meule d’un moulin à bras, il y avait les archers du service d’ordre (la police si l’on veut), les hauts fonctionnaires qui tenaient la comptabilité des finances publiques, les « pédagogues » (qui emmenaient les enfants à l’école), des intendants de domaines, des marchands, des banquiers, des architectes (à Rome). Tous ceux-là avaient vocation à être affranchis un jour et à devenir membres respectés, voire richissimes de la société. Au total, ils n’avaient rien de commun entre eux et rien de commun avec les citoyens. Comment pourraient-ils participer à la prise de décisions politiques qui concernaient ces derniers ? Si on me dit que la seule existence de l’esclavage est antidémocratique, je répondrai que ce jugement porte sur le type de société, non sur le régime politique.

Des considérations analogues valent pour les « metoikoi». Eux aussi viennent de tous les points de l’horizon. Leur loyauté envers Athènes n’est pas toujours irréprochable. Le Contre Athénogènes d’Hypéride fait le portrait d’un Egyptien, au nom antiphrastique, toujours prêt à s’enfuir et à mettre à l’abri ses biens dès qu’une menace contre Athènes se profile. Or cet exemple était si fréquent qu’il avait fallu promulguer une loi spéciale interdisant un tel comportement. Bref l’appartenance des métèques au groupe qui délibérait sur le Pnyx n’est pas évidente. Il est vrai que les Athéniens firent rarement preuve de générosité quand il leur était demandé d’accorder leur citoyenneté à des métèques méritants. Mais cette attitude rigide et préjudiciable doit être mise sur le compte d’une erreur politique et non d’un déficit démocratique dans leur constitution.

De toutes les objections à l’origine grecque de la démocratie, la plus anachronique est celle qui concerne les femmes. Le droit de vote ne leur a été accordé à notre époque que très récemment et seulement quand on a été sûr qu’elles n’en feraient pas un autre usage que les hommes ce qui pourtant était évident. Chez les Anciens les femmes ne participaient pas à la vie politique parce que les mœurs de l’époque les cantonnaient à la maisonles empêchant d’acquérir les compétences nécessaires pour diriger la cité. De toute façon, les deux sexes n’ont pas des intérêts différents. On ne peut citer un seul exemple d’une question sur laquelle les hommes et les femmes se soient rangés dans des camps opposés. Cela ne s’est produit ni à l’époque moderne ni dans l’antiquité sauf dans les comédies d’Aristophane, et encore.         

Pour résumer mon propos, je dirai que la démocratie concerne le rapport entre gouvernants et gouvernés. Les Athéniens étaient, comme l’a dit Aristote, l’un et l’autre tour à tour. Une telle  communauté doit être considérée comme démocratique parce que c’était elle-même qui prenait les décisions la concernant, ce qui n’est pas le cas pour nos prétendus démocraties actuelles.

08/01/2012

La démocratie ancienne et moderne

La démocratie est à notre époque le seul régime réputé légitime, c’est pourquoi s’en réclamer passe pour un devoir. Sur ce point, il y a consensus et qui n’y adhère pas se disqualifie politiquement. Cela semble une évidence car on a tendance à comprendre ce mot à partir de son étymologie (pouvoir du peuple). Or la chose est tout le contraire de ce que signifie le mot. De même qu’il faudrait cesser d’appeler art ce qui est du non-art, il serait temps de donner à notre fausse démocratie son vrai nom d’oligarchie parlementaire. Confucius avait raison de dire que pour réformer l’Etat il fallait commencer par « rectifier les dénominations ». Les gens ordinaires, ceux d’en bas, soupçonnent que ce régime a été inventé pour ne pas leur demander leur avis sur les affaires qui les concernent tout en créant l’impression contraire afin qu’ils se tiennent tranquilles et laissent les gens qui savent prendre les décisions. Ceux d’en haut partagent, sans l’avouer, cette opinion et crient au populisme dès qu’il est question d’écouter la voix du peuple. Dans ce cas, un Cohn-Bendit ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’élections. On se souvient de la levée de boucliers quand Papandréou fit mine de soumettre le plan de sauvetage de la Grèce à un référendum. Sarkozy fut particulièrement scandalisé car il gardait un souvenir cuisant du « non !» que les Français avaient opposé au projet de constitution européenne. Comme on l’a vu en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, la consultation du peuple par les oligarchies ressemble à la manière dont les stratèges antiques consultaient les entrailles des victimes sacrificielles avant une bataille. Si les présages étaient favorables, ils passaient immédiatement à l’action. S’ils ne l’étaient pas, ils sacrifiaient à nouveau jusqu’à obtenir ce qu’ils désiraient. Ils ne lâchaient pas la divinité avant qu’elle ait donné son assentiment. En jouant à pile ou face, ils auraient eu la même certitude de tomber, à un moment ou un autre, sur le « bon » résultat.

On pourrait adresser à la forme emblématique de la modernité politique beaucoup d’autres reproches comme de ne pas autoriser autre chose qu’une gestion à court terme et donc à courte vue des affaires ce qui, à l’ère du réchauffement climatique, pourrait s’avérer  fatal. Face à ceux qui objectent que ce régime est malgré tout le moins mauvais, Alain Badiou a le courage de proclamer ouvertement qu’il le rejette y compris l’appel au suffrage universel, lequel pourrait pourtant injecter une dose de démocratie directe grâce à un référendum d’initiative populaire plus simple et moins caricatural que celui déjà prévu par notre constitution. Hélas pour destituer l’idole démocratique, notre philosophe compte notamment sur les musulmans venus du Tiers Monde qui ont à ses yeux le grand mérite de ne pas être démocrates. Pour lui, de toute façon les seuls êtres humains dignes d’intérêt sont les immigrés récents. Les autres ne sont que des animaux auxquels leur nombre ne donne aucun droit  (Cf. Démocratie dans quel état ? Ouvrage collectif, Paris 2009, pp 15 – 17). L’hostilité de Badiou à la démocratie ne concerne pas ce qu’elle est devenue à l’époque moderne en se faisant indirecte et représentative donc oligarchique. Elle porte sur ce qu’elle a d’essentiel et qu’on peut observer dans sa forme archétypale en Grèce antique. C’est pourquoi il fait siennes les critiques que lui adresse Platon. Du côté opposé, les libéraux qui nous gouvernent, soucieux de désarmer la démystification de notre fausse démocratie à la lumière de la vraie démocratie dont la  constitution athénienne offrirait le modèle, s’acharnent à en nier le caractère démocratique. Elle ne reconnaîtrait pas, comme la nôtre, les droits de l’homme et tous les autres « droits » qui ont proliféré ces derniers temps : ceux des enfants, des animaux, des fœtus, de l’environnement, des hommes à être des femmes, des femmes à être des hommes. A ce propos,  ouvrons une parenthèse. On n’a de droits que ceux qu’on peut faire valoir contre un pouvoir enclin à les ignorer. Les enfants, les animaux n’ont pas de droits car ils ne peuvent les revendiquer, les conquérir, les défendre. En revanche, nous avons des devoirs envers eux. On ne parle de leurs droits que pour taire nos devoirs.

 Dans les démocraties grecques, il n’est jamais question des « droits de l’homme » parce que le peuple assemblé dirigeait directement ses affaires. Il n’y avait pas d’Etat susceptible de limiter ou supprimer ces droits. Certes, le peuple pouvait en être privé à la suite d’un complot (stasis) oligarchique. La question, cependant, n’était pas de bénéficier ou non de droits, mais de détenir ou pas le pouvoir.

 Dans ma prochaine note je traiterai systématiquement la question de la démocratie grecque qui me paraît d’une actualité brûlante. Mon but ne sera pas tellement de clarifier un point d’histoire que d’en tirer des enseignements pour notre époque. La démocratie représentative est en crise et le sera de plus en plus. Dans les pays relativement riches, ce pouvoir oligarchique est encore doux parce que le peuple y est à peu près gouvernable, ayant le sentiment d’être protégé du pire : de la misère et de l’anarchie. Mais cela ne va pas durer. L’Etat est virtuellement en faillite partout (Etats-Unis, Europe, Japon). La crise systémique est à nos portes. Quel pourrait être l’avenir du genre de régime auquel nous sommes habitués ?