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17/02/2012

Les sophismes de Bernard Edelman

Bernard Edelman a consacré un livre au procès qui opposa en 1926 un collectionneur américain Edward Steichen et les avocats de la milliardaire Mrs Harry Payne Whitney, fondatrice du musée homonyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appliqué le tarif prévu  pour les articles manufacturés, à une œuvre de Brancusi portant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculpture, aurait été exonéré[1]. Comment une telle méprise avait-elle été possible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas perçu le prétendu « oiseau » comme étant manifestement une œuvre d’art. Or on ne peut reprocher à un  fonctionnaire qui n’est pas professeur d’esthétique de prendre ses décisions en fonction des caractéristiques évidentes des objets. Cette évidence était-elle toujours d’actualité ? On verra en tout cas qu’elle n’était pas remplacée, chez le juge, les avocats, les témoins et Bernard Edelman lui-même, par des idées beaucoup plus claires que celles du douanier au sujet de l’art et de sa définition. Saurait-on répondre à cette question que le problème trouverait ipso facto sa solution mais c’était impossible car tout ce petit monde confondait l’art et le beau. On peut définir le premier, mais pas le second dont la position est axiomatique : il est la cause de l’émotion sui generis, dite « esthétique ».    

Le pouvoir judiciaire ne saurait se substituer au critique d’art pour juger la valeur esthétique d’une œuvre et la déclarer « belle », c’est-à-dire réussie, ou pas ; il peut seulement  décider que tel objet entre ou non dans la catégorie des œuvres d’art. Encore faudrait-il disposer d’une définition consensuelle de cette dernière grâce à laquelle le tribunal se prononcerait  sur l’être de la chose en dehors de tout jugement de valeur. Les défenseurs du non-art contemporain prétendent qu’une telle définition est introuvable. J’en ai pourtant proposé une : « l’œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ». Il faut y ajouter que, dans le cas de la peinture et de la sculpture, les « formes » en question sont inspirées en grande partie par le visible[2]. Non sans raison, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comme l’a montré Wittgenstein, s’il y a des notions qui sont difficiles à définir, on peut néanmoins les utiliser en risquant assez peu de se tromper. Il suffit de constater qu’elles recouvrent des objets qui ont en commun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours passer sous ses yeux des œuvres d’art incontestables. L’oiseau de Brancusi ne partageait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de justice ne se contentait pas du critère de Wittgenstein, il lui aurait fallu la définition ci-dessus, seul moyen de clarifier un débat inextricablement embrouillé comme le montrent les longues citations qu’en donne Edelman. On y voit des témoins, convoqués à la barre à cause de leur autorité en matière artistique, se contredire grossièrement d’une réponse à l’autre comme dans le passage suivant : «Question : la Cour vous a demandé si vous appeliez ceci un oiseau. Mais si Brancusi l’avait appelé ‘’tigre’’, vous l’appelleriez ‘’tigre’’ vous aussi ? Réponse : ‘’Non’’. Le juge : « S’il l’avait intitulé ‘’animal en suspension ‘’, l’auriez-vous appelé ‘’animal en suspension » ? R. ‘’Non’’. Le juge :’’ Vous voulez dire que vous appelez ceci ‘’oiseau’’ parce que c’est le titre que lui a donné l’artiste ?’’ R. ‘’Oui Monsieur le Président’’. Q. : ‘’S’il lui avait donné un autre titre, vous le nommeriez du titre qu’il lui aurait donné ? ‘’ R. : ‘’Certainement’’ » (pp 139-140).

Autrefois, une discussion aussi absurde n’aurait pu avoir lieu : ce que représentait une sculpture était indiscutable et son titre sans importance. Bien souvent une autre personne que l’artiste en décidait. Ce fut le cas, par exemple, pour L’enlèvement de la Sabine de Giambologna nommé par le poète Borghini ou pour L’île des morts de Böcklin désignée ainsi par un marchand de tableaux qui écarta le titre proposé par le peintre. Nommer le sujet d’une œuvre (ou prétendue telle) est devenu essentiel aujourd’hui  parce que cette étiquette sert de substitut à un contenu inexistant. Elle introduit l’illusion d’un sens là où il n’y en a pas. Sans son titre de Guernica, cette œuvre  de Picasso aurait peut-être été oubliée comme des dizaines de milliers d’autres choses qu’il a faites.

Un haut degré de volonté mimétique a guidé la main d’innombrables artistes depuis quarante mille ans, produisant d’immenses chefs-d’œuvre.  Si vous enlevez à la peinture et à la sculpture le critère de la figuration, comme l’a finalement fait le tribunal américain, la différence  entre art et non-art devient indiscernable. Malgré le titre parlant de son livre, Edelman  n’en est pas conscient mais cette régression se manifeste dans l’impossibilité où il est d’éviter les raisonnements circulaires. Brancusi est un artiste puisqu’il réalisé « l’oiseau » et celui-ci est une œuvre d’art car il a été fait par un artiste. C’est ce que laisse entendre un témoin selon qui, si un sculpteur enlève au hasard des éclats à un morceau de pierre le résulta sera une œuvre d’art  (pp 93-94). Après avoir cité un jugement, Edelman déclare que désormais « l’œuvre valait ce que valait le créateur » (p 76) mais comment juger ce dernier si ce n’est au vu de ses œuvres ? Au cas où elles n’entreraient pas sous la catégorie art, ne serions-nous pas en droit de dénier à l’auteur la qualité  d’artiste ? Eh bien non ! Voilà où nous en sommes.              

La grande autorité d’Edelman en matière d’art est Nelson Goodman. Rivalisant avec ce maître, il s’efforce d’être aussi sophiste que lui. Un des témoins ayant déclaré que l’oiseau était « trop abstrait », on lui demande si c’est l’absence de tout élément [je souligne] figuratif qui disqualifie l’oiseau et si celui-ci ne serait pas acceptable à condition qu’on lui adjoigne une tête. Le témoin répond non et, contrairement à ce que prétend Edelman, il ne se contredit nullement. Une œuvre d’art est un tout cohérent ; ce n’est pas l’addition d’un élément hétérogène qui peut rendre artistique ce qui ne l’est pas. S’attachant au mot « trop », Edelman ratiocine : si l’oiseau avait été « raisonnablement abstrait aurait-il trouvé grâce aux yeux du témoin ? Mais alors où commence et où finit l’abstraction ? » (p 126) A cela deux réponses : 1° pour qu’une sculpture soit  qualifiée d’« assez abstraite mais pas trop », il faudrait que son motif soit reconnaissable tout en étant stylisé. La notion de stylisation permet de désigner la part acceptable de l’abstraction dans un art fondamentalement figuratif ; 2° l’argument qui s’appuie sur l’impossibilité de tracer une frontière précise entre ceci et cela est un sophisme typique nommé  sorite.     

L’étude de ce procès et des controverses esthétiques et juridiques qu’il suscita donne l’occasion à Bernard Edelman d’exposer ses idées philosophiques exaltant le Chaos et se prosternant devant le Néant. Il oppose à l’Américain « pour qui la nature est une création de Dieu » « l’Européen matérialiste pour qui la nature est régie par des processus physico-chimique » (pp 12-14). L’idée ne lui traverse pas l’esprit que la nature puisse être une création de Dieu et obéir à des lois physico-chimiques. Il ne craint pas non plus de se contredire en écrivant un peu plus loin que « la matière est sans foi ni loi » (p 18). En réalité, les enjeux théologiques qu’Edelman croit déceler dans cette affaire sont purement imaginaires et sont convoqués pour colorer de superstition la position de ceux qui considèrent d’un regard critique le non-art contemporain. Il s’agit d’enrôler du côté de ce dernier les cervelles molles des esprits qui se targuent d’être forts.   

 



[1] Bernard Edelman L’adieu aux arts, L’Herne 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Flamarion en 2000.

[2] Tous ces problèmes théoriques sont examinés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renouveau, Editions de Paris, Versailles 2006.

12/02/2012

Françoise Héritier serait-elle ethnocidaire?

 Le journaliste Nicolas Truong dont on connaît la collaboration avec Alain Badiou a invité l’anthropologue Françoise Héritier à réagir aux propos de Claude Guéant sur le fait que « contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous toutes les civilisations ne se valent pas » et qu’« il y a des civilisations que nous préférons »[1]. Je me permettrai de proposer quelques commentaires critiques sur cet entretien.

Interrogée sur la signification des mots « civilisation » et « culture » (ce dernier désignant le domaine propre des anthropologues), Françoise Héritier reconnaît la difficulté de les définir d’une manière précise (elle parle de « fourre-tout » au sujet du premier) et finalement les distingue surtout par l’étendue et la diversité interne des ensembles concernés. Cela ne l’empêche pas d’être d’une cuistrerie et d’une sévérité ridicules à l’égard de Claude Guéant à qui elle reproche de confondre les deux, de faire preuve d’ignorance et de commettre une méprise. Or au niveau d’analyse où se situait le ministre, un certain flou terminologique était tout à fait de mise et ce d’autant plus que la tendance à traiter les deux termes comme des quasi-synonymes n’est que trop répandue chez les collègues de Madame Héritier.  Claude Lévi-Strauss fait-il preuve d’ignorance quand il dit que l’ethnologie s’intéresse « aux dernières civilisations encore dédaignées- les sociétés dites primitives » ?[2] Pour Marcel Mauss, « il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes »[3].

Pour ma part, j’estime fâcheuse cette confusion entre civilisation et culture surtout quand elle s’exprime dans des ouvrages savants. Je m’abstiendrai, cependant, d’en discuter ici car il me faudrait avancer ma définition de ces termes et cela m’écarterait de mon sujet.

Plus loin, Françoise Héritier renvoie à Claude Guéant son accusation de relativisme (!) en lui attribuant deux thèses dont aucune n’a été défendue par lui à ma connaissance. La première est effectivement relativiste mais pas la seconde. « Le relativisme, dit-elle, consiste à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu’ils ne peuvent pas être comparés entre eux … ». Puis elle ajoute « … d’autant qu’une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tout point aux autres. C’est ce qu’il fait ».

Un instant de réflexion suffit pour comprendre que les deux thèses sont totalement incompatibles. Si l’on pose que « toutes » les cultures sont à ce point hétérogènes qu’elles ne peuvent être comparées entre elles, il s’en suit qu’aucune ne peut se dire supérieure aux autres.  Françoise Héritier viole les règles les plus élémentaires de l’honnêteté dans le débat d’idées. Accuser un homme d’avancer dans le même souffle deux thèses qui se contredisent frontalement est grave et ne peut se justifier que si on apporte sur le champ la preuve du bien-fondé de ce reproche. C’est ce qu’elle ne fait pas.

Les cultures et les civilisations sont des créations humaines. Pour cette raison, elles ne sont pas totalement étrangères les unes aux autres. Elles ont en partage quelques valeurs communes. Si le culte du cargo s’est propagé dans les îles du Pacifique, c’est que les richesses des blancs étaient appréciées par les aborigènes. Certes, on ne saurait considérer la céramique grecque comme supérieure à la céramique chinoise (ou l’inverse) car elles sont parfaitement belles chacune selon ses critères. En revanche, sommes-nous répréhensibles si, tout en admirant à certains égards la civilisation Maya, nous la tenons à un autre point de vue pour horrible et atroce à cause de sa valorisation massive de la torture et de la souffrance infligée ? Quand les Slaves et les Islandais ont adopté le christianisme volontairement et sans pression extérieure, ils reconnaissaient la supériorité de cette religion sur leurs cultes ancestraux sans pour autant admettre une quelconque infériorité raciale. De même, quand les Japonais ou les Chinois tiennent la musique classique européenne pour supérieure à leur musique traditionnelle et l’interprètent avec prédilection, rivalisant avec nous sur le plan de la virtuosité, sont-ils racistes ? Pourquoi nous serait-il interdit de partager leur  opinion ? Bref, contrairement à ce que prétend notre anthropologue, hiérarchie et racisme ne sont pas synonymes. Si c’était le cas le plus grand raciste de l’histoire aurait été William Shakespeare avec son hymne à la hiérarchie et contre le relativisme dans Troilus and Cressida. Que Françoise Héritier tombe dans cette aberration théorique doit, sans doute, être attribué à une  déformation professionnelle caractéristique de sa discipline.

Claude Lévi-Strauss n’en était pas non plus tout à fait exempt mais il avait su en refuser les conséquences les plus néfastes. Il disait par exemple que personne n’est obligé d’aimer tout le monde. Françoise Héritier lui accorde de mauvaise grâce ce droit mais elle se sent obligée d’ajouter « encore faut-il ne pas user de ses émotions pour justifier la mise à l’écart, le mépris et la disqualification des autres ». Claude Guéant aurait-il mis à l’écart, méprisé, disqualifié les Séoudiens, les Thaïlandais, les Chinois et les Indiens ? Tous ces peuples réussissent très bien et chacun s’en félicite. Notre ministre, par exemple, est très content de vendre des Rafales à l’Inde.

Reste un dernier point. A-t-on raison de préférer sa culture et sa civilisation ? Claude Lévi-Strauss en était convaincu. Il attachait la plus grande importance à la diversité culturelle loin de prôner le mélange et le métissage universel. C’est pourquoi il voyait dans l’explosion démographique une catastrophe conduisant à un appauvrissement de cette diversité. Pour maintenir celle-ci, il est nécessaire, disait-il, que les peuples limitent leurs échanges et gardent leurs distances les uns par rapport aux autres. Il est évident que le maintien de ce qu’il nommait « la bonne distance » avec les autres suppose qu’on tienne à sa propre culture, à ce qui fait son originalité[4]. Sinon comment éviter la dilution dans la culture dominante : anglo-saxonne par exemple ? Adopter l’idéologie de Françoise Héritier serait ethnocidaire.



[1] Je cite d’après le numéro du Monde daté 12-13 février 2012.

[2] Cf. Anthropologie structurale, tome II, Plon 1973, p 320.

[3] Cité par Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique, Seuil 1996, pp 96-97. L’helléniste Vernant qui en savait long sur la notion de civilisation, ajoutait ironiquement que Mauss s’exprimait ainsi pour « justifier sa chaire de la Ve section [de l’Ecole pratique des hautes études].

[4] Cf. « Pour le 60e anniversaire de l’Unesco », Diogène n° 215, 2006 et Wiktor Stoczowski « Controverse sur la diversité humaine » in Sciences Humaines, Hors série Nov. – Déc. 2008.

09/02/2012

Le non-art perdrait-il son monopole?

Parmi les intellectuels, le mépris vis-à-vis du non-art contemporain est l’attitude prédominante quoique tacite.  La plupart sont assez lucides pour savoir de quoi il retourne mais leur timidité naturelle ou des considérations tactiques (se réserver pour des combats tenus pour prioritaires), bref, la prudence et la peur des coups, les incitent à se tenir tranquilles sur ce front. Dans notre belle démocratie sous tutelle médiatique, dire franchement ce qu’on pense est souvent dangereux. Peter Handke, Alain Finkielkraut, Jean-Philippe Domecq, Renaud-Camus, Alain de Benoist l’ont appris à leurs dépens.

Ce totalitarisme doux assure la reproduction du système quant à l’essentiel. Les changements sont ou bien en trompe-l’œil ou bien nocifs, voire destructeurs, et servent les intérêts du grand capital financier ; on les appelle « réformes ». L’objectif est de s’adapter à la mondialisation. Plus on va dans ce sens, plus les inégalités se creusent pour le plus grand profit du 0,1% de super-riches[1]. Les conséquences désastreuses de l’attachement superstitieux à la technique, au productivisme et à la consommation dont fait preuve l’oligarchie politico-médiatique, ne tarderont pas à devenir manifestes même aux aveugles volontaires. Cependant, comme a dit Goethe, « Tout ce qui est né mérite de périr ». Platon avait déjà formulé la même idée en expliquant que cette fin inévitable intervient quand la dissension se glisse dans le groupe dominant. L’écroulement de l’URSS a confirmé cette vue. La légitimité d’une domination s’effrite avec le temps et un moment arrive où même les privilégiés n’y croient plus.

Dans ma note précédente, j’ai donné quelques indications sur les causes structurelles de la fin inéluctable du capitalisme dont je disais par ailleurs qu’il est, dans sa forme actuelle, la cause  et la base économique du non-art. En tant que tel (comme négation de l’art), celui-ci est identique partout ; à Paris comme à Dubaï, à New York comme à Shangaï tout comme le type de société. Capitalisme et non-art forment système. Or le monopole de ce dernier semble menacé. John Currin peintre estimable de nus très figuratifs fut exposé à New York en 2010 par Gagosian, le plus grand galeriste d’Art contemporain et fut montré au Mauritzhuis de la Haie en 2011. Peter Doig, qui lui aussi est un vrai peintre, a été soutenu par Saatchi, lequel a naguère lancé  les Young British Artists parmi lesquels Damien Hirst. Ce faisant, il a gagné des millions de livres par les procédés faciles consistant à « enchérir contre lui-même par le truchement de tel ou tel »[2] et à faire attribuer à ses poulains le prix Turner qu’il avait fondé. Tout cela lui était possible grâce à son immense richesse gagné comme publicitaire.  Aujourd’hui, brûlant ce qu’il avait adoré et adorant ce qu’il avait brûlé, il publie dans The Guardian (2 déc. 2011) un article incendiaire contre le monde de l’art contemporain dont se sont fait l’écho les journaux Libération et Le Figaro  (5/12/2011 et 7/12/2011). Ce qu’il dit n’a rien de nouveau mais que ce soit lui qui le dise est symptomatique. Quelques extraits vous édifieront. « Etre un acheteur d’art, aujourd’hui est (…) chose vulgaire. (…) c’est le sport de la lie européenne (Eurotrash), des créateurs de hedge funds, des oligarques à la mode et des rois du pétrole. Est-ce que ces gens aiment vraiment l’art ou est-ce qu’ils savourent simplement le fait (…) d’en imposer par leur richesse et une attitude mortellement cool ». « Il n’y a ni ‘’amour de l’art’’ ni même ‘’curiosité’’, certainement pas d’œil’ » y compris « chez les commissaires d’exposions incapables de distinguer le bon du faible. Ils préfèrent montrer des vidéos d’incompréhensibles installations post-conceptuelles  car ils sont bien en peine d’évaluer une peinture».

Venant après les remous provoqués, y compris dans les grands medias, par les expositions de Koons et de Murakami au château de Versailles, les quelques faits que je viens de signaler pourraient être interprétés comme les premiers craquements annonciateurs d’un futur glissement de terrain. Reste à expliquer pourquoi celui-ci n’a pas déjà eu lieu. C’est ce que je ferai dans ma prochaine note.      



[1] Sur ces points lire La grande démolition par Roland Hureau, Buchet . Chastel 2012.

[2] Cf. Georges Bernier L’art et l’argent, Ramsay 1990, p 284.

05/02/2012

A nouveau sur le détournement de Platon par Badiou

 Cette République de Platon que nous propose Badiou est un étrange objet qui ne correspond nullement à ce que promet la couverture. Un titre plus juste aurait été La République de Platon, corrigée, adaptée, réduite et augmentée par Alain Badiou. Contrairement à ce qu’affirme celui-ci, toujours content de lui, son éloignement de la lettre du texte original ne relève pas « d’une fidélité philosophique supérieure » et encore moins d’un enrichissement. Loin d’en « faire briller la puissance contemporaine », il l’obscurcit et le prive à la fois de son agrément et de sa profondeur. Badiou suit, en fait, la mode prédominante  dans le théâtre contemporain où les metteurs en scène se servent souvent des œuvres classiques pour étaler leur précieuse originalité à grand renfort de costumes et de décors modernes allant  jusqu’à couper les textes pour y ajouter leurs élucubrations personnelles

Dans sa Préface où il s’explique sur ses intentions et sa méthode de travail, Badiou n’est pas franc. Suis-je trop sévère ? Jugez-en vous-mêmes. Obligé d’avouer l’omission de certains passages du texte qu’il prétend restituer, il le laisse entendre par des sortes d’euphémismes lui évitant d’être explicite. De telles contorsions verbales, trahissent son embarras. On a envie de lui crier à l’instar de Jules Renard : « Voyons, Monsieur, ayez le courage de vos faiblesses ! ». Qu’on veuille bien considérer comment Badiou reconnaît (dans le style de Scapin), avoir triché : « Il m’est arrivé, dit-il, rarement de capituler » (p 12).  Une armée capitule quand elle se sent trop faible pour se battre. Ici, Badiou cède à la tentation de ne plus résister à la dialectique de Platon et le censure carrément. Il cherche, cependant à minimiser : « De-ci, de-là, quelques phrases grecques ne m’ont pas inspiré ». De menues défaillance de Platon, sans doute ; « quandoque bonus dormitat Homerus » ? Finalement, Badiou lâche le morceau sans renoncer tout à fait à son langage codé : « C’est dans le chapitre 8 que se trouve la plus grave de ces capitulations : tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru » (ibid.). Sans révéler ses motivations, Badiou a caviardé avec sa prose ce que dit Platon sur l’abolition de la famille, la communauté des femmes et des enfants, la sélection artificielle pratiquée sur le troupeau humain en vue d’améliorer la race (assassinat des enfants les moins beaux), la planification étatique de tout ce qui concerne les rapports entre les sexes, l’idéal panhellénique, les règles à respecter pour éviter les dévastations lors des guerres entre Grecs, l’interdiction de réduire en esclavage leurs cités et la recommandation de réserver ces violences aux barbares. Au total, une trentaine de pages supprimées. Le philosophe favori de Badiou est trop communiste, trop nationaliste, trop eugéniste. En l’expurgeant, en en donnant une version « Ad usum Delphini », comme on le fait aux Etats-Unis, en déniant au lecteur le droit de se faire sa propre opinion, notre philosophe a encore renforcé le conformisme politiquement correct de son ouvrage signalé par Florence Dupont.

Ceux qui s’intéressent à la philosophie en général et à Platon en particulier ont intérêt à ne pas se plonger dans cette lecture au risque de s’y noyer. Le travail de Badiou n’est pas une traduction en français, en revanche il est bel et bien une traduction en badiou. L’auteur ne fait pas de difficulté pour admettre l’une et l’autre de ces constatations. Dans son jargon, Dieu devient « le grand Autre », « l’âme » devient le « Sujet », « l’Idée du Bien » devient la « Vérité », « l’ascension de l’âme vers le Bien » devient « l’incorporation d’un Sujet à une Vérité ». Trouvant sans doute le style de Platon un peu trop concis et austère, Badiou dilue sa pensée  dans un verbiage creux destiné à « fortement théâtraliser son dialogue » (p 13). Platon gagne-t-il à un tel « traitement » (c’est le mot de Badiou) ? N’est-il pas lui-même un virtuose de la théâtralisation ? A-t-il besoin qu’on vole à son secours en lui faisant subir d’autres « traitements » encore comme d’agrémenter son discours d’épithètes, inutiles, fausses, voire absurdes ? Les arguments de Socrate seraient « mielleux », « la déesse des gens du Nord » (comprendre la Diane-Bendis des Thraces) est « suspecte »  (pourquoi et à qui ?). Les noms propres eux-mêmes sont soumis à la torture. L’Athénien Nicératos est transformé en un barbare « Niciroi ». Glaucon s’appelle « Glauque » qui signifie en français : pénible, sinistre. Pourquoi infliger une telle indignité au fils de Nicias et au frère de Platon ?  

 Il arrive à Badiou d’être amusant « à l’insu de son plein gré » mais cela ne justifie pas qu’on s’impose un tel pensum. L’ancien disciple de Badiou que je suis a, cependant, glané quelque indications sur l’évolution de sa pensée. Selon lui, le grand mérite de Platon est d’avoir « donné l’envoi à la conviction que nous gouverner dans le monde suppose quelque accès à l’absolu » et cela parce que « le sensible qui nous tisse  participe […] de la construction des vérités éternelles ». Or celles-ci relèvent, par définition, de l’absolu. Participant de la construction des unes, nous avons par là-même accès à l’autre. Ce raisonnement laborieux se réduit donc à une tautologie. En revanche, la proposition axiomatique : « il y a de vérités éternelles » n’est pas triviale ni tautologique. C’est sur ce point que porte l’accord fondamental de Badiou avec Platon. On trouve cette thèse déjà dans le Second manifeste pour la philosophie, (Fayard 2009) où il est dit ceci (p 31) : « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ». Ces dernières se donnent donc en exception. L’insistance sur celle-ci a cependant disparu dans le texte le plus récent, cédant la place au thème nouveau de la « participation ». Il s’agit toujours d’aller au-delà du « matérialisme démocratique » soit l’affirmation qu’il n’y a que des corps et des langages ou (nouvelle formulation) « des individus et des communautés ». Ce n’est pas sûr que ce soit une avancée compte tenu du caractère « énigmatique », reconnu par Badiou, de ce motif de la participation. 

15:24 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : platon, socrate