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20/12/2012

Quelques reflexions théologicophilosophiques

L’argumentation pragmatique

Dans le domaine politique et sociale les hommes sont obligés individuellement et collectivement de prendre des décisions, de suivre une orientation. Ils sont, comme disait Pascal, « embarqués ». S’abstenir serait un autre choix et probablement le pire. Or les jugements de valeurs ne sauraient être fondés en raison si ce n’est moyennant l’acceptation d’une ou plusieurs propositions axiomatiques. Ces propositions fonctionnent comme un principe d’autorité nécessaire ; reste à en connaître la provenance. Certains disent : il n’y a pas d’autorité car il n’y a pas de révélation ni personne qui interprète et transmet cette révélation. D’autres répondent : il y a une autorité (l’Eglise) qui interprète et transmet une révélation. Celle-ci porte non pas sur tout mais sur les vérités les plus importantes pour les hommes. Ces vérités ont deux caractéristiques : 1° la raison ne peut ni les démontrer, ni les contredire ;  nous sommes ainsi sommés de prendre parti librement, c’est-à-dire sans être contraints par des arguments irréfutables. 2° Si néanmoins nous acceptons d’écouter ceux qui les défendent, nous inclinerons à les croire et à nous engager à leur côté car il nous semblera que le monde sera meilleur au cas où nous serions nombreux à faire ce choix et, pour nous personnellement, la vie plus facile à vivre.  Il s’agit, certes, d’un argument pragmatique, mais pourquoi le repousser alors qu’il n’y en a pas de meilleur ni dans un sens ni dans l’autre ? « La vie de l’athée, dit Chateaubriand, est un effroyable éclair qui ne sert qu’à découvrir un abîme ». Le croyant au contraire se répétera la parole du Christ : « Je suis la lumière de la vie. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres ». Tout le monde s’accorde sur le fait que nous avons besoin de valeurs au point d’ailleurs de galvauder ce mot. Or à l’échelle de la société, seule la religion propose une vision du monde intégrant les valeurs ; c’est pourquoi elle est le ressort spirituel de toute civilisation et une condition nécessaire de son existence. Si à notre époque les arts périclitent, cela est dû à la domination de l’idéologie libérale qui fait découler la réalisation du bien de l’action égoïste de l’homo oeconomicus. On peut dans ces conditions être tenté de plaider pour la religion en général comme le fait Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme où il écrit : « L’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. Quand on ne crut rien à Athènes et à Rome, les talents disparurent avec les dieux, et les Muses livrèrent à la barbarie ceux qui n’avaient plus foi en elles ». Plus loin, il remarque : « Quiconque est insensible à la beauté pourrait bien méconnaître la vertu ». Chateaubriand, on le voit, sous-entend que les transcendantaux : le Bien ; le Beau, le Vrai sont liés les uns aux autres. J’ajouterai que chacun reflète les deux autres. Sur quoi repose ce triangle des valeurs ? Est-il purement arbitraire et dépourvu de sens ? Nous sommes pris en tenailles entre l’affirmation de Dieu, ce que les rationalistes tiennent pour irrationnel et le nihilisme qui l’est bien plus[1].

 

La théodicée leibnizienne

Un des problèmes les plus épineux de l’apologétique est celui de l’origine du mal ou de la théodicée (justification de Dieu). Celui-ci, nous disent les impies, est soit tout puissant, soit bon. Il ne peut être les deux. La réponse des chrétiens est ordinairement la suivante : Dieu a voulu que l’être humain soit libre car le bien qui résulte de la liberté l’emporte sur le mal qui vient de son mauvais usage. C’est ainsi qu’il faut comprendre la fameuse thèse de Leibniz selon laquelle : il y a du mal dans le monde mais celui-ci est le meilleur possible parce que tout se tient. Si Dieu avait éliminé un mal sur tel point, il en aurait créé un plus grand sur tel autre.

Il y a donc une borne à la puissance de Dieu qui tient à l’impossibilité pour lui de se contredire comme l’a reconnu Saint Thomas d’Aquin. Celui qui se contredit admet qu’une de ses paroles était erronée, chose impossible à la perfection divine. En affirmant cela, je ne m’écarte nullement du Credo de Nicée dont la version originale en grec exalte Dieu en le qualifiant de Pantocrator. Cela signifie qu’il exerce son pouvoir sur l’univers entier un peu comme l’Autocrator (l’empereur) l’exerce sur l’oecumene. Or la notion de pouvoir (kratos) n’est pas susceptible de degrés ; on le détient ou non. La traduction latine par omnipotens est trompeuse ainsi que sa traduction en français. Pantocrator ne suggère nullement l’idée de toute puissance. La puissance est susceptible d’augmenter jusqu’à l’infini, ce qui n’est pas le cas du pouvoir. Il y a dans le cas de la toute puissance un passage à la limite. Si les pères grecs avaient voulu l’autoriser ils auraient dit pantodynamos. Dynamis signifie puissance (en latin potentia).   

Dans le cosmos, la dépendance des parties les unes par rapport aux autres est une nécessité logique. C’est dans le Tout en tant qu’il a un sens, donc dans le dessein d’ensemble que se donne la volonté de Dieu. Les parties sont ainsi soustraites aux volitions particulières de celui-ci. Plus précisément, ces volitions sont réfractées dans les processus sensibles aux conditions initiales, donc dans des détails infinitésimaux à l’échelle de l’univers. Dieu ne laisse pas pour autant d’être libre et « tout puissant » car sa non-intervention dans le devenir de sa création vient simplement du fait qu’il ne peut commettre de faute, s’en apercevoir et changer d’avis ou, ce qui revient au même, se contredire.

Polémiquant contre l’indéterminisme quantique, Einstein disait : «Dieu ne joue pas aux dés ». Le développement de la science a donné tort à Einstein. On peut donc sérieusement se poser la question si Dieu joue aux dés, notamment dans le domaine de la microphysique et, sur le plan macrophysique, par le moyen de l’homme. Ce que je viens de dire sur les « processus sensibles aux conditions initiales » le suggère. Dieu concèderait sa part au hasard. Selon le père Michel Viot les sources les plus anciennes de l’idée de Purgatoire remontent au Gorgias de Platon[2]. A mon tour, je m’autoriserai, avec un grain d’humour, du grand penseur qu’était Euripide dont deux vers disent ceci : « car le dieu s’occupe des grandes choses et laisse les petites à la Fortune (Tuché) ». Je ne saurais, il est vrai, garantir la correction théologique de cette thèse qui présente, cependant, l’avantage de mieux faire comprendre les miracles. Dieu intervient dans certains cas pour rectifier les effets des processus aléatoires. Ceux-ci n’étant pas son œuvre directement, son coup de pouce reste conforme à sa Providence.             

Les fondements de la politique et de la pensée

La philosophie politique grecque suppose que la raison puisse, par elle-même, déterminer ce qu’est la justice et, plus généralement, les fins ultimes de l’homme et de la cité, (la vie bonne). Héritier des classiques, Léo Strauss le pense aussi. En revanche, pour les modernes depuis Max Weber (et déjà depuis Hume et Kant), les jugements de valeurs ne peuvent s’appuyer sur la raison et celle-ci est impuissante à trancher les conflits qui les opposent. Or pour autant que l’homme d’Etat admette le principe selon lequel sa fin est le bien commun, il est obligé de prononcer des jugements de valeur et de fonder sur eux ses choix et décisions. Il en va de même pour ses adversaires quand ils le critiquent. L’argumentation de Léo Strauss montre qu’il ne peut y avoir de science dont la rigueur s’établirait sur l’élimination des jugements de valeur, une science wertfrei, comme le voulait Max Weber. Mais de ce que le recours aux jugements de valeur est inévitable, il ne s’en suit pas que la philosophie politique soit en mesure de les fonder, pas plus qu’elle ne peut se fonder elle-même. Aucune théorie ne le peut comme l’a démontré le théorème de Gödel pour la formalisation de l’arithmétique.

C’est sans doute pour cette raison qu’Alvin Johnson a émis la thèse que cite en l’approuvant Eric Voegelin selon laquelle « ce n’est qu’à travers la religion qu’un ordre social est possible »[3]. Quand le même Voegelin met sa foi entre parenthèses, il lui faut chercher un autre fondement à la philosophie politique qu’il fait alors « reposer sur une théorie de la nature humaine »[4]. En lui-même, ce fondement semble faible mais il paraîtra plus solide si l’on admet que la nature humaine renvoie à la nature du Tout. On serait alors sur le terrain non de je ne sais quelle cosmologie mais d’une métaphysique théologique car la nature du Tout est sous-tendue par la Raison immanente à la Création, autre nom du Logos. Celui-ci est la relation nécessaire du Tout et des parties qui ne peut être appréhendée que du point de vue du Tout. Anticipant sur les Stoïciens, Euripide met dans la bouche d'un de ses personnages cette pensée sublime : « Si les dieux m’ont abandonnée, moi et mes deux enfants, cela aussi a sa raison ».

Le problème métaphysique par excellence porte sur les fondements de toute pensée y compris de la métaphysique. Cela revient à dire que la pensée s’interroge sur sa propre garantie. Ou encore que son questionnement a pour objet le meta- de toute méditation théorétique. Or aucun objet de savoir ne contient sa propre garantie. L’invitation à prouver sa preuve est aporétique. Cela vaut pour la religion mais également pour la science la plus dure qui est nécessairement hypothético-déductive et dont les hypothèses ne sont jamais vérifiées mais seulement (le cas échéant) infirmées (falsifiées pour reprendre l’anglicisme poppérien). Cela vaut même pour les mathématiques dans lesquelles, selon Bertrand Russel, « on ne sait de quoi on parle ni si ce qu’on dit est vrai » ! Or les athées exigent de nous sur le plan de l’argumentation rationnelle ce qu’ils n’exigent pas de la science.

Revenons à la question du rapport entre la rationalité philosophique et la révélation religieuse. Pour penser ce rapport, je ferai paradoxalement appel aux théories de l’athée invétéré Alain Badiou. La philosophie, nous dit-il, est sous condition de la politique, de la science, de l’art et de l’amour au sens où son devenir est déterminé par les vérités nouvelles produites dans ces quatre domaines. Sa tâche est de rendre ces vérités possibles ensemble et cohérentes (compossibles selon le terme de Leibniz), étant entendu que, par vérités, il faut comprendre non pas de propositions adéquates à ce sur quoi elles portent mais des valeurs qui se veulent universelles. C’est pourquoi ces « vérités » surgissent dans une situation à la faveur d’un événement et ne sont pas découvertes. Elles sont nouvelles et ne préexistent pas à l’événement. A cette liste, il faut ajouter la religion qui, elle aussi, engendre (révèle) des vérités spécifiques (sui generis). Elles éclairent l’entendement et suscitent l’émotion de milliards d’être humains tout comme les vérités admises par Badiou si bien que les philosophes, y compris les plus récents, se sentent tenus d’en parler longuement. On pourrait objecter que les philosophes athées ne voient pas dans la religion un champ générateur de vérités. Or pour Badiou ce ne peut être un argument car pour lui la vérité se déclare et ne se démontre pas. De ce fait, en politique par exemple, il y a des sceptiques ou des mécréants qui rejetteront sans hésitation ce que Badiou tient pour des vérités indubitables telles que l’égalitarisme ou le cosmopolitisme.

Ainsi en politique mais aussi en art, en amour et même en sciences, les vérités, selon Badiou, peuvent se heurter à des mécréants. La discussion avec ces derniers relève de la philosophie dans son aspiration encyclopédique. Le peintre, le physicien, l’amoureux ou le militant politique n’ont pas besoin du philosophe pour savoir ce qu’ils font, mais dès que des objections fondamentales sont soulevées au sujet des vérités apparues dans leurs domaines respectifs, la discussion de ces objections requiert le recours à un métalangage fourni, dans un premier temps, par la philosophie. Le métalangage est un langage formalisé qui décide de la vérité des propositions du langage objet. La description de ce métalangage exige un métalangage d’un ordre supérieur et ainsi de suite à l’infini. On est placé alors devant l’alternative suivante : ou bien on admet qu’il n’y a pas de métalangage (ultime) ou bien on adopte celui la révélation. Ce métalangage est nécessaire à la cohérence de tout discours. Sur ce point, Jean-Claude Milner a prononcé une parole définitive : « A supposer qu’on ne croie pas au métalangage [ultime], qu’on ne construise pas l’énoncé suprême d’un Dieu ou d’une harmonie [au sens des sagesses orientales, par exemple le Tao], rien n’assure personne que le Chaos n’existe pas, sinon que nul ne puisse le penser »[5]. Il y a là une dure injonction à l’adresse des athées comme Onfray ou Badiou : « soyez conséquents,  taisez-vous puisque vous ne pouvez pas penser ce à quoi votre nihilisme vous accule ! »



[1] Le dernier livre du célèbre auteur américain Camille Paglia, Glittering Images, montre combien l’argumentation de Chateaubriand est actuelle. Pour Paglia, la quête spirituelle définit le grand art, celui qui dure. Mais à notre époque sécularisée, la croisade libérale contre la religion a coûté cher à l’art. « Ricaner sur la religion est le symptôme juvénile d’une imagination rabougrie ». Historiquement, le grand art a été créé sur des thèmes tirés de la Bible. Notre stérilité actuelle est le résultat d’une banqueroute spirituelle.  

[2] Cf. La revolution chrétienne, Père Michel Viot : entretiens avec l’abbé Guillaume de Tanoüarn, Editions de l’Homme Nouveau, Paris 2012, p 22.

[3] Cf. Faith and Political Philosophy. The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin, University of Missouri Press, Columbia and London, 2004, p 36.

[4] Ibid. p 99.

[5] Cf. Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, Seuil, 1983, p 62.

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