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29/06/2007

La haine de l'art

Ma cible pendant quelque temps ne sera plus Alain Badiou mais Jacques Rancière à qui je reprocherai, pour commencer, de tenir implicitement pour illégitime toute interrogation sur le statut des objets divers et variés dont on veut nous persuader qu'ils sont de l'art. Il ne peut ignorer que cette prétention est problématique, mais il fait comme si de rien n'était. La domination totalitaire du non-art serait une fatalité dont on ne pourrait que prendre acte comme on le fait pour pour les phénomènes météorologiques. Quiconque proteste serait un nostalgique du passé. S'attaquant sans les nommer à Marc Fumaroli et à Michel Schneider il ironise sur "la niaiserie des pleureurs qui s'apitoient périodiquement sur la ruine de l'art dans le commerce et la politique culturels" (cf. Chroniques des temps consensuels, Paris 2005 (p 46).

La position adoptée par Rancière s'explique par son adhésion tacite aux thèses d'un auteur qu'il ne cite pas (il cite rarement ses sources) et qui est Nelson Goodman. Celui-ci est conduit par son nominalisme à interdire la question (dépourvue de sens pour lui) "qu'est-ce que l'art" à laquelle il substitue la question "quand y a-t-il de l'art?" Rancière admet pareillement qu'une même statue ou un même tableau sont ou ne sont pas de l'art selon les circonstances (cf. Malaise dans l'esthétique, Paris 2004, pp 15, 43, 53). L'exemple canonique donné par Goodman est qu'on peut boucher une fenêtre cassée avec une toile de Rembrandt. Celle-ci ne conviendrait pas plus à un usage qu'à un autre. Pour le sens commun, une toile d'un tel peintre a reçu de son travail des propriétés esthétiques qui la font être et rester ce qu'elle est qu'on s'en serve ou non comme source de délectation contemplative. Un nominaliste ne peut en convenir car il nie l'existence de substances qui seraient ceci ou cela. Ne partageant pas ce présupposé j'interpréterai les mêmes faits autrement. Considérons les soldats de Mummius jouant au trictrac sur un tableau de Zeuxis après le sac de Corinthe. Pour Plutarque cette anecdote ne nous apprend pas qu'un tableau peut fonctionner comme un simple paneau de bois, ce qui est évident. Elle témoigne seulement de la grossièreté des soudards romains, de leur manque de culture qui les rend aveugles à la beauté à laquelle serait sensible toute personne de goût éduqué par la familiarité avec les chefs-d'oeuvre.

Laissons de côté un instant les provocations de Goodman et posons-nous la question générale : n'est-il pas vrai que certaines oeuvres servent parfois à d'autres fins que l'expérience esthétique? Par exemple, le fameux groupe de Neptune et Amphitrite sculpté par Bienvenuto Cellini faisait partie d'un nécessaire de table et servait à présenter le sel et le poivre. C'était pourtant de l'art et les contemporains le percevaient ainsi. J'admettrai donc l'hypothèse infiniment probable qu'aucun artefact n'est beau accidentellement. Quand il est source de satisfaction esthétique, nous sommes en droit d'attribuer cet effet à des caractéristiques produites intentionnellement et pour cette raison nous lui reconnaîtrons le statut d'oeuvre d'art quelles que soient ses autres fonctions : religieuses, de propagande ou utilitaires.

En fait, Goodman et Rancière violent le principe juridique Nemo propriam turpitudinem invocat. On ne peut invoquer la barbarie pour réfuter la civilisation, ni son propre philistinisme pour ravaler l'art au rang du n'importe quoi. Ai-je raison d'user de termes aussi durs? Le philosophe que je critique les ratifie lui-même. A la page 36 du livre déjà cité (2004) il remarque ceci : "art contemporain" ne désigne ni la musique, ni la littérature, ni le cinéma mais uniquement "ce qui vient à la place de la peinture". Il définit donc l'art contemporain comme "ces assemblages d'objets [...] qui occupent les espaces où l'on voyait naguère des portraits accrochés aux murs". Mon lecteur perspicace perçoit déjà un bout de nez hideux qui pointe. Mais poursuivons la lecture. Selon Rancière "peinture" n'est pas seulement le nom d'un art. C'est le nom d'un dispositif qui vient occuper la même place et remplir la même fonction" (ibid.). Maintenant les choses sont claires. La "même fonction", Monsieur ancière? Elle peut sembler la même à qui ne sait rien et ne veut rien savoir de l'émotion esthétique qu'on retire à la vue d'un beau tableau, c'est-à-dire à qui est aveugle à la peinture et Dieu sait que cette engence abonde même parmi les philosophes. Quand triomphait le grand art, elle était inoffensive et se contentait d'imiter les signes de satisfactioçn des vrais amateurs de cet art. Aujourd'hui que le non-art exerce une domination sans partage, les béotiens polygraphes au service de l'Etat et de la haute finance sont devenus virulents et vénimeux car ils se sont chargés de la mission d'achever la peinture déjà mal en point. Pour cela, ils doivent agir masqués, mais ils ne parviennent pas toujours à dissimuler leur vraie nature et leur insensibilité au beau. Rancière se surveille; il enveloppe son propos d'un épais nuage dialectique, mais il ne peut empêcher le philistin en lui de percer. Il se trahit à travers son mépris de la peinture réduite à l'alignement monotone de portraits de famille.

Dans son livre suivant, Chroniques des temps consensuels Rancière laisse échaper des propos qui révèlent à quel point il est un béotien. Parlant de Picabia et de sa capacité à faire "tableaux ou anti-tableaux, figurations ou anti-figurations" (p 148) il n'y reconnaît que des "succès" et des preuves de "virtuosité". Il ne remarque pas la vulgarité et la facilité des peintures figuratives de Picabia qui copie servielement des photographies de charme sans le moindre élément imaginaire. Le sommet est atteint p 64 lorsque Rancière demande : "pourquoi donc considérer que l'art en général est en crise si celui qui venait dans un musée voir de la peinture trouve à sa place des tas de vieux habits, des empilements de postes de télévision ou des porcs coupés en deux? Et si même on pouvait taxer [tout cela] de nullité [...] pourquoi l'éclipse momentanée d'un art parmi d'autres serait-elle la catastrophe finale de l'art?" Ce qui s'exprime à travers ces interrogations rhétoriques, c'est encore le mépris de la peinture. Ce serait un art parmi d'autres qu'importe sa survie? De même les Juifs étaient un peuple parmi d'autres pourquoi faire un tel ramdam pour leur extermination? D'ailleurs, si tout le monde adoptait la même attitude consistant à trouver normal de voir dans un musée le genre d'objets qu'il énumère, l'éclipse de la peinture ne serait pas momentanée mais bel et bien définitive. 

24/06/2007

La grand misère de l'art

Dès la naissance de ce blog, de nombreuses notes ont traité de l'ainsi nommé "art contemorain" en supposant que tout un chacun savait à quel point c'est du n'importe quoi. Mais peut-être me trompais-je. Après tout, il faut une bonne dose de masochisme pour visiter les expositions de cet "art" officiel et ceux qui ne les fréquentent pas nourrissent d'étranges illusions sur ce qu'on y montre. A titre de "piqûre de rappel", voici donc la substance d'une coupure de presse que je viens de retrouver.

L'armateur norvégien Astrup Fearnley a fondé un musée privé à Oslo. Il possède, nous apprend Harry Bellet, "des sculptures emblématiques comme la vache et son veau couppés dans le sens de la longueur par l'Anglais Damien Hirst" (Le Monde du 14-15 novembre 2004). Ce que ne dit pas Bellet, c'est que les prétendues "sculptures" sont en fait une vraie vache et un vrai veau traités chimiquement pour ne pas se décomposer.

Ce sont en effet des oeuvres "emblématiques", étant à la fois typiques et du plus haut niveau si l'on en croit leurs thuriféraires. A notre époque, le non-art a usurpé la place de l'art. Notre société ne crée pas de beau. Quand il s'en crée malgré tout, elle ne le reconnaît pas comme son rejeton légitime car elle éprouve à son égard une haine féroce. Certains admettent difficilement cette situation et invoquent l'existence d'une vie culturelle. Celle-ci prouve seulement que la domination du non-art, soutenu par l'Etat et les puissances de l'argent, n'était pas une fatalité. Bien que globalement défavorable à l'art, le capitalisme est en effet compatible avec un niveau modeste de créativité artistique. Si l'avant-gardisme a quasiment détruit la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique; s'il a laissé vivants la littérature (le roman), le théâtre, le cinéma, cela tient aux différences dans les modes de réception et de financement ainsi que dans les procédures d'homologation et de consécration propres à chaque art. Dans ceux qui sont restés indemnes, on ne peut produire sans investir de grosses sommes. Pour assurer leur rentabilité, il faut que l'offre rencontre une demande importante. La réception qui exige du temps et une attention soutenue se fait dans l'isolement du domicile ou de la salle obscure. Le snobisme et la spéculation n'y ont aucune part. Certains arts ont besoin d'un public de masse alors que d'autres peuvent se contenter d'un public de snobs et par ailleurs on peut spéculer sur le non-art contemporain mais pas sur des films ou des romans. En musique prétendument d'avant-garde, la consécration se fait dans des concerts financés par les commandes publiques qui rassemblent quelques dizaines ou centaines de professionnels, toujours les mêmes. Il n'y a pratiquement pas d'acheteurs pour les enregistrement payés par le ministère. Dans les arts plastiques, le financement est assuré par l'Etat et les spéculateurs; il y a donc un marché mais pas de public autre qu'institutionnel.

Les arts toujours vivants sont mimétiques. Ils ont conservé leurs critères de compétence professionnelle et d'excellence. Cependant, même eux sont entraînés sur la pente de la dépression culturelle générale. Face à leurs productions, on est souvent submergé de dégoût pour ce qui a des prétentions artistiques et n'est que le redoublement mécanique de la vie quotidienne par la photographie, le cinéma, la télévision, la vidéo ou la littérature trivialement autobiographique. Le vulgaire, le plat, l'insignifiant prolifèrent et revendiquent une place à côté d'Homère et de Shakespeare, de Phidias et de Michel-Ange. Ce ne sont pas les moyens techniques mis en oeuvre qui sont en cause, mais l'attention prêtée au banal par des artistes à l'intellect trop pauvre. Comparant les mélodrames ou vaudeville d'autrefois avec les feuilltons de la télévision, Jean Dutourt concluait que même "notre bêtise nationale" n'était plus ce qu'était. Alors il parlait de "décadence" car "on reconnaît l'énergie d'une civilisation à la bonne qualité des choses médiocres".

Alain Badiou et l'Afrique

Il y a peu, j'ai consacré une note à la sollicitude de Badiou pour les Africains malades du sida. Il y aurait encore beaucoup plus à dire sur son humanitarisme tiers-mondiste digne de mère Thérésa. Considérons le troisième chapitre de son livre Le Siècle. Il y parle du nombre, "fétiche des temps actuels" car "là où le réel vient à défaillir se tient le nombre aveugle" (p 46). Pourtant il tient à faire comme les autres. "Moi aussi, dit-il [...] je vais y aller de mes nombres (p 47) et de nous asséner ses statistiques favorites (connues de chacun) sur les sidéens soignés chez nous mais guère dans les pays sous-développés, sur la pauvreté dans le monde, sur son aggravation dans quelques pays etc. en insistant sur "l'Afrique crucifiée".

Badiou qui n'a jamais étudié l'économie, bien qu'il soit marxiste, oublie un certain nombre de faits élémentaires. Grâce à l'Europe, le sida ne risque pas de dépeupler l'Afrique. Ce n'est pas l'Europe qui a infecté l'Afrique mais le contraire. Saboter la recherche médicale (en annulant les brevets) n'est pas le bon moyen de soigner les malades. La philanthropie n'a pas sa place dans les relations internationales où règnent les rapports de force. L'Afrique a été crucifiée par les siens : les Amin Dada, les Mugabé, les Taylor, les Hissène Habré, les Bokassa. J'en passe et de meilleurs (de plus monstrueux). Le pire intellectuellement est que Badiou raisonne comme si les richesses dans le monde existaient indépendamment du travail, si bien que la seule question qui se poserait concernerait la distribution de ses richesses. Comme les hommes sont égaux en droits, il faudrait (croit-on comprendre) que leur parts dans le partage soient égales sans considérer leur contribution à la production.

16:00 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)

17/06/2007

Badiou historien

Plusieurs de mes notes ont déjà été consacrées à un examen critique des thèses concernant l'art défendues dans son livre Le siècle (2005) par Alain Badiou. Avant de poursuivre cet examen je voudrais introduire une parenthèse sur ses références à l'antiquité grecque. Elles peuvent paraître périphériques par rapport au centre de son propos mais elles nous en apprennent long sur l'érudition, pas toujours de bon aloi, qui étaye les tours de Babel théoriques au moyen desquelles il prétend escalader le ciel.

Le chapitre 8 du livre cité s'intitule "Anabase". Le mot est poétique et il est emprunté à des poètes mais comme toujours chez Badiou la poésie est étudiée pour sa signification philosophique. Malheureusement il ne s'en tient pas là et nous propose en préambule de longues considérations de philologie helléniste qui seraient passionnantes si elles ne s'appuyaient sur un grossier contresens. Qu'on en juge.

Anabase désigne traditionnellement un récit historique de Xénophon, plus précisément sa première partie qui raconte l'expédition lancée par Cyrus le jeune pour s'emparer du trône de Perse Elle se termine par la bataille de Cunaxa près de Babylone où le prétendant fut tué. Commence alors la seconde partie qui nous fait suivre la "retraite" (selon la traduction française) des soldats grecs recrutés par le prince rebel. Anabasis veut dire montée et aussi marche à l'intérieur d'un pays en s'éloignant des côtes (Anodos en est un synonyme). C'est pourquoi la première partie du livre de Xénophon porte le titre Kyrou anabasis.  

Ces explications étaient nécessaires pour mesurer l'énormité du contresens. Selon Badiou ""Anabase" va nommer le mouvement [des Grecs] vers "chez eux" (p 120). A la page suivante il nous dit que le verbe "anabanein ("anabaser" en somme) veut dire [...] "revenir"". Page 136 il cite les mots de Celan : "montée et retour" et précise qu'ils sont une "traduction tout à fait exacte du verbe anabanein". Les significations sont ainsi inversées. Chez Xénophon le chemin aller se dit "anabasis" et le chemin retour cathodos son antonyme. Cela donne Kathodos ton myrion (La retraite, ou le retour, des dix mille).

Badiou aggrave son cas en tirant de son erreur des gloses qui, on s'en doute, ont peu de chances d'être pertinentes. En revanche Saint-John Perse et Celan ne commettent aucune bévue lorsqu'ils donnent à des poèmes le titre Anabase. Chez eux ce mot fait allusion à la totalité du chef d'oeuvre de Xénophon et vaut par sa puissance évocatrice. Quand Badiou cesse de puiser à tort et à travers dans ses souvenirs d'helléniste en herbe pour commenter ces deux poètes, les réflexions qu'il nous offre peuvent être très éclairantes. Elles se concluent par ces interrogations tout à fait de saison : "Que veut dire "nous" en temps de paix?" "Comment passer du "nous" fraternel de l'épopée", serait-elle nihiliste (Saint-John Perse), "au "nous" disparate de l'ensemble" (Paul Celan)?  
 

Qu'on me permette enfin d'ajouter une petite remarque sur le chapitre de Logiques des mondes (2006) où Badiou analyse la bataille de Gaugamèles remportée par Alexandre le grand. Son adversaire Darius aurait eu le tort de compter sur les chars à faux pour rompre la phalange macédonienne. C'est ce que dit Arrien dans son livre L'anabase d'Alexandre. Curieusement un détail a échappé à Badiou; un détail qu'il aurait dû, plus que tout autre, avoir présent à l'esprit, à savoir le rapprochement avec l'autre "Anabase", celle de Cyrus le jeune, dont je viens de dire qu'il en a parlé à tort et à travers dans son précédent livre. Lors de la bataille de Cunaxa, l'adversaire de Cyrus, son frère aîné Artaxerxes, avait déjà tenté de briser la phalange grecque avec une charge de ses chars à faux. L'échec avait été complet. Bien entendu Alexandre avait lu de près Xénophon. Ce n'était pas le cas de Darius et de son état major. Les Perses n'avaient pas d'historiens. Ils ne savaient même pas que de tels animaux existaient sans quoi ils n'auraient pas eu de nouveau recours à une tactique dont l'expérience avait démontré l'inefficacité.  Leur infériorité militaire n'était donc pas sans rapport avec leur civilisation plus étriquée.  

  

18:34 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)