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26/06/2010

Badiou et les révolutions (en bloc ou en détail ?)

Alain Badiou exige qu'on distingue dans la mémoire nationale ce qui a valeur universelle en termes d'émancipation et d'égalité de tout le reste, voué aux gémonies. A ceux qui défendent notre héritage dans sa particularité selon la définition d'Ernest Renan, il reproche de n'y faire aucun partage de ce genre. Ce n'est pas vrai car Renan parle d'un "héritage de gloire et de regrets", donc divisé. Or, quand Badiou répond à ceux qui critiquent octobre 1917 à cause des crimes sur lesquels ce putsch a débouché, il proclame son adhésion indivise à cet héritage. La révolution bolchévique, dit-il, est à prendre "en bloc" exactement comme le voulait Clémenceau pour la révolution française. Voilà ce qu'en pensait Anatole France qui devrait être estimé bon juge par Badiou car il adhéra au parti communiste lors de sa fondation en 1922 : "L'autre jour, au Palais-Bourbon, je ne sais quel député radical écoutait impatiemment notre confrère Henry Fouquier, qui, trop subtil pour lui, distinguait entre 89 et 93. Bientôt notre radical n'y put tenir et s'écria : ''La Révolution est un bloc, qu'il faut prendre tout entier''. Parole simple et profondément religieuse! Celui qui la prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi [...] Il est dans le caractère du religieux de mépriser l'histoire et d'aimer la légende"(1). Ces mots s'appliquent très exactement à Badiou.

(1) Je tire cette citation de l'article d'Annie Mavrakis "Relire Les dieux ont soif à la lumière des Onze" publié sur le site La vie littéraire.    

20/06/2010

Picasso et les origines du non-art (suite et fin)

Dans la précédente livraison de cet article, j’ai commencé à mettre en exergue le rôle décisif de Picasso dans la transition de l’art au non-art. Les critiques ont fait de lui tantôt une sorte de magicien conjurant les formes les plus bizarres, tantôt un démiurge faisant table rase d’un passé encombrant pour élever le temple du futur. C’est ce qui incita la foule à voir en lui l’incarnation de la modernité. Etant un vrai peintre, il garantissait que le non-art qu’il inventa avec le cubisme était l’art de notre époque.

Les demoiselles d’Avignon sont une sorte de manifeste dont les mots d’ordre seraient : « le laid, c’est le beau, mal dessiner, c’est bien dessiner, juxtaposer des monstres, c’est composer un tableau ». Sur le moment, cette provocation est tombée à plat. Même Apollinaire n’en pensait pas grand bien. C’est que la leçon des Baigneuses de Cézanne commençait à peine à être intériorisée dans le milieu artistique, serait-il « avancé ». Picasso réagit par une fuite en avant, ou plutôt en arrière, abandonnant entièrement ou presque, selon les cas, la figuration. Se voyant vivement critiqué par ceux qui y tenaient (ainsi qu’à la correction du dessin), il se construisit une légende de génie ultra-précoce ayant très tôt acquis un métier qui lui aurait permis d’atteindre la stature d’un grand maître classique s’il avait choisi cette voie. Selon Romulo Antonio Tenès, c’est une mystification. Cet historien a montré que toutes les œuvres attribuées à Picasso et datées de la période 1891-1897 (de dix à seize ans) sont en réalité de son père. Quand elles étaient signées, le J de Josè Ruiz a été changé en P (pour Pablo) l’artiste n’ayant adopté le nom de sa mère que plus tard. Une expertise graphologique fait foi de ce changement du J en P car il faut savoir que R. A. Tenès a déposé plainte visant des faux en écritures publiques étant donné que ces attributions figurent dans des documents officiels

L’homme nu (1895) est peut-être de Picasso mais on y remarque des fautes d’anatomie. La tête est trop grosse, les jambes et les pieds trop grêles. Pour un garçon de 14 ans, ce n’est pas mal mais Picasso éprouva le besoin d’excuser les faiblesses de ce dessin en disant qu’il l’avait réalisé en un jour alors qu’on accordait six mois aux candidats à l’école des Beaux Arts de Barcelone. A cela, on peut objecter qu’un jeune ayant de vrais dispositions artistiques aurait mis à profit jusqu’à la dernière minute de ce délai.   

R. A. Tenès affirme que l’œuvre relativement ambitieuse de la période suivante Ciencia y Caridad, a été volée au peintre Garnelo y Alda. Picasso quant à lui n’aurait commencé à peindre qu’en 1903 à l’âge normal (pour la plupart des peintres) de vingt-deux ans. Or en 1901 il avait exposé chez Vollard 64 œuvres, l’équivalent de ce qu’aurait produit en dix ans de travail acharné Ingres quand il était en pleine possession de ses moyens ! Dans le cas de Picasso ou bien il n’était pas l’auteur de ces œuvres ou bien il s’agissait de pochades. A moins qu’il ne faille retenir les deux explications à la fois.

Les œuvres authentiquement picturales les plus accomplies de Picasso sont sans doute les deux portraits de sa femme Olga, l’un de 1917 à l’huile, l’autre au pastel de 1922-23, celui de son fils Paul en arlequin (1924), tous trois à Paris et l’arlequin assis de Bâle à la détrempe (1923). Seul le deuxième est achevé. Le dessin en est approximatif et parfois fautif, les contours, noirs, trop appuyés. Pourtant l’ensemble a beaucoup de charme et on peut en dire autant des trois autres. Il est significatif que les toiles non-figuratives du peintre sont toujours finies alors que les figuratives ne le sont presque jamais. Soit que Picasso ait craint de paraître académique, soit qu’il ait reculé devant la difficulté bien connue des fonds. Tout compte fait, on peut dire que le Picasso figuratif qui a donné toute sa mesure dans les œuvres que je viens de citer, auxquelles on doit ajouter celles des périodes bleue et rose, a un style très personnel qui impressionne durablement. Le seul artiste traditionnel ayant traité parfois des thèmes apparentés (saltimbanques, forains etc.) selon une sensibilité très proche est Gustave Doré. Picasso lui est supérieur, ce qui n’est pas un mince éloge.    

Très prétentieux, il eut l’outrecuidance de pasticher Ingres. Mal lui en prit. Dans son livre The success and failure of Picasso, John Berger confronte aux pages 94 et 95 un dessin d’Ingres à un dessin de Picasso assez semblable représentant l’un et l’autre des femmes assises. Celui de Picasso : Madame Wildenstein (1918) est gâché par une grossière faute de dessin. L’œil et le sourcil gauche sont plus grands et surtout plus hauts que ceux de droite si bien que l’axe de la bouche et celui des yeux forment un angle au lieu d’être parallèles.

Bref si Picasso était resté fidèle à la grande tradition européenne, il aurait été un artiste estimable sans plus et non le géant qu’en a fait une certaine critique aux formules ampoulées. Dans La grande histoire de la peinture des éditions Skira, Jacques Lassaigne écrivait, par exemple : « en 1907 [début du cubisme] Picasso entreprenait une reconstitution rationnelle et méthodique du monde […] Il ouvrait des possibilités de découvertes immenses dans l’objet même. [Dans les œuvres d’aujourd’hui on doit découvrir] l’absolu qui seul répond à l’infini ». C’est pourquoi, dit le même auteur, Picasso « ose mettre à jour les secrets les plus profonds de l’être » bigre!. Picasso était beaucoup plus lucide que la plupart de ses commentateurs sur la nature de son « travail ». Il confiait par exemple à Christian Zervos : « Auparavant les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis ». John Berger voyait en Picasso un « artiste condamné à peintre en n’ayant rien à dire [op. cit. p 185] ». La difficulté centrale de son œuvre, dit Berger, est le manque de sujets. Picasso a reconnu qu’il y a avait là un problème pour lui. « Il y a très peu de sujets », confiait-il à Kahnweiler en 1955, « Tout le monde les répète ». « Vénus et Cupidon » devient « La Vierge et l’Enfant Jésus », puis «Mère et enfant », mais c’est toujours le même sujet. Evidemment Picasso confondait thème et sujet, mais peu importe. Sa façon de voir « ignore, dit Berger, ce que le peintre cherche à dire, escamote la question de l’effet produit par la peinture […] et laisse entrevoir un homme à ce point habitué à travailler seul qu’il a oublié la possibilité d’accord avec qui que ce soit d’autre » [ibid pp 140-41] si bien que plus « rien ne semble lui résister ». Or il faut cette résistance, ce point d’impossible, pour qu’une œuvre touche au réel, dirais-je en suivant Lacan.    

Nous avons vu que de son propre aveu c’est l’acte de destruction qui intéresse Picasso. Ce qui lui donnait une raison de plus pour refuser d’accorder son adhésion explicite à la non-figuration. Il fallait qu’il reste quelque chose de l’art d’autrefois pour pouvoir le détruire à nouveau par un geste qui voulait signifier l’impossibilité de l’art aujourd’hui. « Si Raphaël revenait avec les mêmes tableaux personne ne les regarderait », a-t-il dit. Ce qu’on regarderait, ce sont les variations barbouillées qu’il leur superposerait. « Chez lui tout est suspendu au passé », écrivait Roger Caillois dans un article célèbre, je ne le vois à l’origine de rien ». Loin d’être  « un semeur prodigue de germes du futur », il n’est que « le liquidateur avisé et sardonique d’une entreprise plusieurs fois séculaire dont il pressentait, comme les rats qui quittent le navire, la dissolution prochaine ». 

15/06/2010

Picasso et les origines du non-art

Comme le suggère mon titre, je me propose de situer Picasso dans la transition qui conduit au non-art. L'art authentique a continué à être pratiqué clandestinement, mais la transition dont je parle passe aux yeux des profanes pour appartenir au courant  principal  (mainstream ) de l'histoire. Il s'agira d'expliquer un phénomène remarquable et assez mystérieux. Les bouffonneries facétieuses ou provocatrices du début de ce processus se présentent avec beaucoup de sérieux comme l'art le plus sublimes à sa fin. C'est la même chose, avec la foi du charbonnier en plus. Dans cette affaire, Picasso a joué un rôle décisif. Sans lui je ne crois pas qu'on aurait pu passer de Duchamp à Buren ou Boltanski.

Examinons donc les points saillants de ce devenir. Les gestes inauguraux du non-art remontent aux deux premières décennies du XXe siècle. Les plus radicaux ont été la roue de bicyclette de Duchamp (1913) et le carré de Malévitch (1915). L'aquarelle abstraite de Kandinsky est datée (ou antidatée) de 1911 mais elle fut précédée par l'huile de Strindberg intitulée Inferno (1901). Le manifeste futuriste de Marinetti a été publié en 1909. Ces initiatives en apparence chaotiques obéissaient en fait à une logique : celle des stratégies poursuivies par les artistes en vue de surpasser leurs concurrents non par leur talent, ni même par leur audace mais par ce qui en est la caricature : le culot.

Le coup d'envoi de cette course vers l'abîme a été donné involontairement par Cézanne. Celui-ci aspirait à faire « du Poussin sur nature » sans en avoir les moyens. L'impuissance de ses efforts (il travaillait avec acharnement) ont fait que ses dernières ébauches (toutes ses toiles sont des ébauches) anticipaient Braque co-inventeur avec Picasso du cubisme. Les deux compères étaient donc en droit de se revendiquer de Cézanne. A son tour celui-ci avait commencé dans le sillage des Impressionnistes qui affaiblissaient la mimésis en érigeant en principe et en systématisant le style d'esquisse. Chez eux, ce qui subsiste d'illusionnisme est obtenu non par une représentation précise mais par un faire expéditif et abrégé comptant sur la suggestion quand le spectateur s'éloigne du tableau. Cézanne s'appuie sur cet « acquis », c'est-à-dire sur les libertés que prennent les Impressionnistes mais sa facture laborieuse (il n'a pas leur virtuosité en dessin) le conduit à durcir le rendu des volumes. Il apparaît ainsi à ses camarades comme un correctif à leur tendance au « flou artistique ». De là vient l'immense prestige dont il jouit auprès d'eux et dont témoigne le tableau Hommage à Cézanne de Maurice Denis (1901). D'admirables peintres, pour le malheur de la peinture, ont fait la réputation de celui qui est considéré aujourd'hui comme le maître de la Sainte Victoire. Or, sauf à jeter par-dessus bord des principes essentiels, les approximations qu'on peut se permettre à la rigueur dans un paysage ne sont pas acceptables dans la figure ; et Cézanne est aussi l'auteur des Baigneuses, sommet de hideur et d'incorrection mais pas de désinvolture car le malheureux faisait de son mieux. Il autorisait ainsi tous les écarts, volontaires ou non, qui sont venus après et qui nous ont conduit au point où nous en sommes.

C'est à cette époque où Cézanne connaît enfin la gloire que Picasso vient à Paris. Carriériste avisé, il sent tout de suite d'où souffle le vent. Il veut être célèbre comme peintre car, ayant abrégé sa scolarité, il ne sait rien faire d'autre. Or il se rend compte que la peinture touche à sa fin comme moyen de réussite. Il faut choisir l'une ou l'autre. Si l'on recherche la réussite, on doit tenir compte avant tout que s'éloigner de la figuration passe désormais pour une preuve de créativité. Picasso va donc accompagner la destruction de cet art selon le principe « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur ». Il  mènera, en effet, jusqu'au bout l'élimination de la figuration même s'il n'en fait pas la théorie comme Kandinsky. Le Portrait de Kahnweiler (1910) à New York, par exemple, est entièrement abstrait de même que le Pigeon aux petits pois qui vient d'être volé au Centre Pompidou. Dans les milieux de la peinture abstraite autour de 1920 - 1930, il était de mise de déclarer que le cubisme menait logiquement à l'abstraction mais que Picasso n'avait pas osé sauter le pas. Or s'il l'avait fait, il aurait rejoint ses concurrents. Mauvaise stratégie pour celui qui se veut « en avance » sur les autres. C'est pourquoi voyant que l'abstraction est associée aux yeux du public à Kandinsky et à Delaunay à cause de leurs écrits théorique, Picasso abandonne précipitamment le cubisme pour revenir à un art presque classique. Pas question de passer pour un suiviste.

(à suivre...)

12/06/2010

La guerre en philosophie

Althusser disait en citant Kant que la philosophie est un Kampfplatz, une lice, un champ clos. Récemment B.-H. Lévy a tenté de renouveler ce thème à son grand dam (voir ma note du 16 mars). Intervenant à mon tour, je serai modeste et prudent et me contenterai de prendre à mon compte une passage de Nietzsche tiré de Ecce Homo. Il s'applique très exactement à mon rapport à Badiou. Le voici: "Ma façon de pratiquer la guerre peut se résumer en quatre points. Premièrement : je n'attaque qu'un adversaire victorieux, et au besoin j'attends qu'il le devienne. Secondement : je n'attaque jamais que quand je suis sûr de ne pas trouver d'alliés [...] Troisièmement : je n'attaque jamais des personnes, je me sers d'elles comme de loupes pour rendre visibles les calamités publiques [...] Quantrièmement je n'attaque qu'en l'absence de tout différent personnel, ..."