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02/12/2009

Bertold Brecht et la démocratie directe

Un grand journal du soir exprime dans son éditorial daté du 2 décembre l'indignation que lui inspire la "votation" suisse contre les minarets. Il est opportun de rappeler à cette occasion une anecdote. En 1953 Neues Deutschland organe du Parti communiste en Allemagne de l'est blâma sévèrement les manifestants qui avaient affronté à Berlin les chars soviétiques. Le dramaturge Bertolt Brecht fit alors cette remarque: "Puisqu'il n'est pas question de changer de gouvernement, il faudrait sans doute changer de peuple".

P. S. ajouté le 5 décembre.

Dans ce même journal d'hier Agathe Duparc se montre sérieusement énervée par la démocratie directe en interrogeant Micheline Calmy-Rey chef de la diplomatie helvétique. Celle-ci lui répond: "si ce vote avait eu lieu ailleurs, en France par exemple, il aurait donné le même résultat." Autrement dit ce n'est pas la Suisse qui est xénophobe, c'est la France qui n'est pas démocratique.

 

17/06/2009

Badiou : l'Identité et l'universel

"L'identité est chose précieuse pour laquelle on peut tuer et mourir" dit l'historien Paul Veyne. Je le pense aussi et c'est pourquoi je m’inscris résolument contre l’affirmation d'Alain Badiou selon laquelle « le Même est ce qui porte l’universalisme » Cf.L'Ethique Nous 2003 p 24) bien qu’elle semble aller de soi. Je suis persuadé en effet que la création dans tous les domaines de l’esprit surgit sur fond d’affirmation identitaire et je le montrerai dans un instant.  Mais auparavant je voudrais attirer l’attention sur le fait que cette évidence triviale (le Même c’est le même que le Même) conduit à des absurdités. Pour Badiou au lieu d’attacher de l’importance à « la prédication éthique sur ‘‘l’autre’’ et sa ‘‘reconnaissance’’», on doit plutôt s’interroger sur « la reconnaissance du Même » (p 43) car les différences religieuses et nationales « n’ont aucun intérêt pour la pensée ». « L’évidente multiplicité infinie de l’espèce humaine est tout aussi flagrante entre moi et mon cousin de Lyon qu’entre la « communauté » chiite d’Irak et les gras cow-boys du Texas » (p 44). Ainsi la langue, la religion, les traditions, les coutumes, la culture (au sens français du mot), le type physique sur lequel insiste notre philosophe, tout cela qui constitue l’identité d’un groupe social à laquelle ce groupe tient plus que tout au monde est pour Badiou comme nul et non-avenu. Il devrait pourtant se souvenir de ce dictum de Mao Tsé-toung : « la différence (sous entendu : serait-elle minimale) est déjà une contradiction ». Doit-on renoncer à penser les contradictions et les conflits ?

Considérons l’expérience réalisée à l’université de Cardiff par Henri Tajfel et son équipe. On a fait passer à des garçons de quinze ans des tests psychologiques sommaires et complètement fictifs au sens où ils n’enregistraient et ne mesuraient rien. Après quoi chaque garçon se vit annoncer au hasard qu’il était soit un « Julius », soit un « Augustus ». On ne donnait aucune définition de ces termes et les intéressés ne savaient même pas qui étaient les autres camarades de leur catégorie. Néanmoins ils eurent vite fait de s’identifier à celle-ci, tous très fier de lui appartenir au point d’être prêts à faire des sacrifices financiers au profit de leurs frères anonymes et à nuire à ceux de l’autre camp[1].

Les résultats de cette expérience répondent en un sens à la question « what’s in a name ? » du fameux monologue de Juliette. Au regard de la vérité amoureuse produite par sa rencontre  avec Roméo, cette différence de nom est en effet insignifiante et pourtant on ne peut la négliger puisqu’elle est à l’origine du drame. Tajfel a démontré qu’un nom dépourvu de  signification attribué arbitrairement suffit à créer un sentiment d’identité qui détermine les comportements, suscite des conflits et produit petit à petit une histoire. Ce faisant, il n’a pas confirmé la thèse de Lacan (et de Badiou) selon laquelle les identités (par exemple celle du Moi) sont imaginaires, mais seulement qu’elles peuvent l’être. C’est à Mao Tsé-toung qu’il a donné raison en mettant en évidence comment un signifiant sans signifié (une différence minimale) enclenche à lui seul le processus qui engendre une identité. Il est évident que l’emprise d’un nom sur les individus, leur sentiment d’appartenir au groupe qu’il désigne, seront infiniment plus forts si ce nom s’applique à une réalité « substantielle » (horresco referens) caractérisée par une langue, une religion etc.[2] Contrairement à ce que dit Badiou, cela n’est pas sans intérêt pour la pensée.

Prenons la langue, justement. Peut-on concevoir la vérité du poème autrement que comme un travail sur la langue, dans le corps à corps charnel du poète à l’idiome maternel ? Pourtant, en droit, le poème, comme toute œuvre d’art, s’adresse à tous. Mais l’étranger ne pourra y avoir accès qu’au cours d’un processus d’assimilation de la langue du poème, de la culture qu’elle véhicule avec l’ensemble des connotations qui donne de l’épaisseur et de la vie aux mots, aux métaphores aux métonymies. N’est-il pas évident que cet universel est inconcevable sans cet enracinement dans une particularité irréductible ? Ce n’est pas le Même qui porte ici l’universel mais ce par quoi une langue et une culture diffèrent des autres.

A l’échelon supérieur en termes d’extension, celui de la civilisation, c’est absolument la même chose car les autres arts : la musique, l’architecture, la peinture, la sculpture, les arts mineurs et décoratifs ont eux aussi une langue propre à chaque tradition. C’est pourquoi la différence entre la communauté chiite d’Irak et les cow-boys du Texas est  infiniment plus grande que celle qui sépare le parisien xyz de son cousin de Lyon.



[1] Cf. Arthur Koestler : Janus, Calmann-Lévy 1979, pp 99-100.

[2] J’ai ajouté entre parenthèses « horresco referens », formule tirée de Virgile, (je frémis en en parlant) de peur que Badiou qui n’a pas le sens de l’humour ne se rende pas compte que je le taquine.

07/05/2009

Harouel (suite III)

Harouel parle de la peinture en négligeant l’invention et la mimésis. Il ignore superbement la première, que les connaisseurs admirent particulièrement dans les dessins des maîtres du baroque et il réduit la seconde à l’exactitude photographique, ce qui rend sa « théorie » tautologique. Dans une nature morte, par exemple, le peintre produit un effet de réel et un sentiment de présence intense qu’aucune photographie ne peut nous procurer et ce, non pas en respectant l’exactitude mais en s’en écartant d’une manière calculée. Quand il plante son chevalet devant un paysage, ce n’est pas pour le copier mais pour s’en inspirer. Il ne fait pas ce qu’il voit, il fait ce que son esthétique lui commande. Les motifs qu’il y prélèvera seront modifiés à des fins expressives, simplifiés, exagérés, contrastés entre eux au moyen notamment du contraposto équivalent pictural de l’antithèse en littérature. Il se souciera comme d’une guigne des couleurs qui sont devant lui et amortira volontiers les verts envahissants ou trop intenses et en y mélangeant des tons neutres, gris et bruns. S’il a besoin d’une note de rouge pour équilibrer une tonalité trop froide, il en trouvera facilement le prétexte dans le bonnet ou le gilet d’un pêcheur imaginé à cette fin comme le fait Corot ou la bouée couverte de minium que Turner ajoute à une marine le jour même du vernissage. L’artiste ambitieux combinant plusieurs figures prendra des libertés encore plus grandes dans les limites de la vraisemblance, autre nom de la ressemblance. En fait, sa réussite sera mesurée à la somme des modifications et des subtils coups de pouces qui auront fait de l’ensemble une œuvre signifiante et en même temps esthétiquement satisfaisante. Cette liberté créative – impossible en photographie – est le fruit de la virtuosité à laquelle le talent parvient au prix d’un travail acharné.

Il y a là une alchimie qu’Harouel ne soupçonne même pas. Son livre aura du succès parce que dans les tristes temps qui sont les nôtres la plupart des gens sont dans le même cas. Je m’en félicite d’ailleurs car mieux vaut combattre le non-art pour de mauvaises raisons que le laisser triompher par défaut.

04/05/2009

A nouveau sur peinture et photographie (Harouel suite)

A en croire Harouel, vers 1850, la photographie commence à être pour la peinture un dangereux rival », ce qui aurait été « fatal à beaucoup de peintres ». Lesquels ? Des noms s’il vous plaît! En dépit de l’absence de tout élément de preuve, Harouel insiste et prétend qu’à partir de cette date « la peinture de portraits devient une profession sinistrée ». Rien n’est plus faux. Encore au début du vingtième siècle, John Singer Sargent, Giovanni Boldini, Jacques-Emile Blanche, Sir Philip Làszlo auront un immense succès à l’échelle internationale et jusque dans les années cinquante et soixante Pietro Annigoni, Karel Willinck obtiendront des commandes de la part des plus hauts personnages de la société y compris parmi les têtes couronnées. Ces artistes étaient des stars que l’homme de la rue connaissait. Ils n’ont pas eu de successeurs, à l’exception de Lucian Freud, parce que la peinture a été ostracisée, exclue de toute visibilité médiatique et muséale. On voit qu’Harouel inverse le rapport de cause à effet. Les classes dirigeantes ont d’abord banni la peinture et c’est pour cette raison que la photographie l’a remplacée dans le domaine du portrait. Quant à la peinture d’histoire, elle avait commencé à décliner dès le milieu du dix-neuvième siècle (voire avant) sans que la photographie y fût, ou pût y être, pour quoi que ce soit.

L’erreur d’Harouel réside dans sa définition réductrice de la peinture. Pour lui, elle servait à « reproduire exactement […] les lieux, les êtres et les choses » (p 15). La création de ces images aurait été le monopole des artistes. Or la photographie les aurait dépouillés de cette « rente de situation » (p 16). En disant cela, notre ami donne involontairement des arguments à ceux qui haiïssent la peinture car si telle était sa fonction, cet art aurait été superflu dès l’origine puisqu’il aurait redoublé des apparences qu’il nous est loisible de contempler sans son aide. En fait, Harouel n’a pas la moindre idée de ce qu’est le travail artistique et il n’a pas cherché à s’instruire auprès de ceux qui savent. Loin de se contenter de transcrire fidèlement le visible, le peintre, même quand il représente une veduta, transfigure ce qu’il voit. Quand il dessine un nu, cette figure est construite. C’est pourquoi il donne du monde une figuration toujours imaginaire. Ce qu’il cherche ce n’est pas l’exactitude mais la ressemblance expressive et poétique. Baudelaire avait ressenti avant tout le monde les signes avant-coureurs du déclin de l’art quand il accusait le réalisme du Courbet (et déjà d’Ingres !) d’immoler l’imagination.

Dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et renouveau, j’écrivais ceci à la page 43 : « Ce n’est pas, comme on a pris l’habitude de le dire, la photographie qui a supplanté la peinture figurative en se chargeant de la reproduction du visible, c’est la domination du naturalisme qui a convaincu certains esprits que la mimésis était superflue puisqu’elle faisait double emploi avec cet art mécanique. Ce n’est pas la photographie qui a concurrencé la peinture, c’et la peinture naturaliste qui en concurrençant la photographie a contribué à s’éliminer elle-même. Oscar Wilde a bien vu le danger quand il adressait son éloge sarcastique (et sans doute injuste) au peintre du Derby Day, William Frith, qui « a tant fait pour élever la peinture à la dignité de la photographie ».

(à suivre) 


Harouel aurait intérêt à consulter quelques livres sur le sujet par exemple celui de Patrick Chaleyssin sur La peinture mondaine de 1870 à 1960 ainsi que les monographies sur les peintres que je cite.