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08/01/2012

La démocratie ancienne et moderne

La démocratie est à notre époque le seul régime réputé légitime, c’est pourquoi s’en réclamer passe pour un devoir. Sur ce point, il y a consensus et qui n’y adhère pas se disqualifie politiquement. Cela semble une évidence car on a tendance à comprendre ce mot à partir de son étymologie (pouvoir du peuple). Or la chose est tout le contraire de ce que signifie le mot. De même qu’il faudrait cesser d’appeler art ce qui est du non-art, il serait temps de donner à notre fausse démocratie son vrai nom d’oligarchie parlementaire. Confucius avait raison de dire que pour réformer l’Etat il fallait commencer par « rectifier les dénominations ». Les gens ordinaires, ceux d’en bas, soupçonnent que ce régime a été inventé pour ne pas leur demander leur avis sur les affaires qui les concernent tout en créant l’impression contraire afin qu’ils se tiennent tranquilles et laissent les gens qui savent prendre les décisions. Ceux d’en haut partagent, sans l’avouer, cette opinion et crient au populisme dès qu’il est question d’écouter la voix du peuple. Dans ce cas, un Cohn-Bendit ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’élections. On se souvient de la levée de boucliers quand Papandréou fit mine de soumettre le plan de sauvetage de la Grèce à un référendum. Sarkozy fut particulièrement scandalisé car il gardait un souvenir cuisant du « non !» que les Français avaient opposé au projet de constitution européenne. Comme on l’a vu en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, la consultation du peuple par les oligarchies ressemble à la manière dont les stratèges antiques consultaient les entrailles des victimes sacrificielles avant une bataille. Si les présages étaient favorables, ils passaient immédiatement à l’action. S’ils ne l’étaient pas, ils sacrifiaient à nouveau jusqu’à obtenir ce qu’ils désiraient. Ils ne lâchaient pas la divinité avant qu’elle ait donné son assentiment. En jouant à pile ou face, ils auraient eu la même certitude de tomber, à un moment ou un autre, sur le « bon » résultat.

On pourrait adresser à la forme emblématique de la modernité politique beaucoup d’autres reproches comme de ne pas autoriser autre chose qu’une gestion à court terme et donc à courte vue des affaires ce qui, à l’ère du réchauffement climatique, pourrait s’avérer  fatal. Face à ceux qui objectent que ce régime est malgré tout le moins mauvais, Alain Badiou a le courage de proclamer ouvertement qu’il le rejette y compris l’appel au suffrage universel, lequel pourrait pourtant injecter une dose de démocratie directe grâce à un référendum d’initiative populaire plus simple et moins caricatural que celui déjà prévu par notre constitution. Hélas pour destituer l’idole démocratique, notre philosophe compte notamment sur les musulmans venus du Tiers Monde qui ont à ses yeux le grand mérite de ne pas être démocrates. Pour lui, de toute façon les seuls êtres humains dignes d’intérêt sont les immigrés récents. Les autres ne sont que des animaux auxquels leur nombre ne donne aucun droit  (Cf. Démocratie dans quel état ? Ouvrage collectif, Paris 2009, pp 15 – 17). L’hostilité de Badiou à la démocratie ne concerne pas ce qu’elle est devenue à l’époque moderne en se faisant indirecte et représentative donc oligarchique. Elle porte sur ce qu’elle a d’essentiel et qu’on peut observer dans sa forme archétypale en Grèce antique. C’est pourquoi il fait siennes les critiques que lui adresse Platon. Du côté opposé, les libéraux qui nous gouvernent, soucieux de désarmer la démystification de notre fausse démocratie à la lumière de la vraie démocratie dont la  constitution athénienne offrirait le modèle, s’acharnent à en nier le caractère démocratique. Elle ne reconnaîtrait pas, comme la nôtre, les droits de l’homme et tous les autres « droits » qui ont proliféré ces derniers temps : ceux des enfants, des animaux, des fœtus, de l’environnement, des hommes à être des femmes, des femmes à être des hommes. A ce propos,  ouvrons une parenthèse. On n’a de droits que ceux qu’on peut faire valoir contre un pouvoir enclin à les ignorer. Les enfants, les animaux n’ont pas de droits car ils ne peuvent les revendiquer, les conquérir, les défendre. En revanche, nous avons des devoirs envers eux. On ne parle de leurs droits que pour taire nos devoirs.

 Dans les démocraties grecques, il n’est jamais question des « droits de l’homme » parce que le peuple assemblé dirigeait directement ses affaires. Il n’y avait pas d’Etat susceptible de limiter ou supprimer ces droits. Certes, le peuple pouvait en être privé à la suite d’un complot (stasis) oligarchique. La question, cependant, n’était pas de bénéficier ou non de droits, mais de détenir ou pas le pouvoir.

 Dans ma prochaine note je traiterai systématiquement la question de la démocratie grecque qui me paraît d’une actualité brûlante. Mon but ne sera pas tellement de clarifier un point d’histoire que d’en tirer des enseignements pour notre époque. La démocratie représentative est en crise et le sera de plus en plus. Dans les pays relativement riches, ce pouvoir oligarchique est encore doux parce que le peuple y est à peu près gouvernable, ayant le sentiment d’être protégé du pire : de la misère et de l’anarchie. Mais cela ne va pas durer. L’Etat est virtuellement en faillite partout (Etats-Unis, Europe, Japon). La crise systémique est à nos portes. Quel pourrait être l’avenir du genre de régime auquel nous sommes habitués ?

 

07/11/2010

"L'émancipation" cache-sexe de Rancière

Personne ne croit aujourd’hui que l’opposition gauche/droite héritée de la Révolution française soit particulièrement pertinente dans le débat d’idées. Elle fait tout au plus partie des étiquettes commodes à l’usage des journalistes et des politiciens. Pourtant Rancière (et Badiou), qui se prennent pour de profonds penseurs, ne peuvent se passer de ce genre de catégories simplistes surtout quand ils s’adressent aux médias. On les comprend. Ils éprouvent le besoin incoercible de se classer du bon côté. Quel est ce côté ? That is the question. Impossible de se réclamer sans ridicule du prolétariat, de la plèbe, des peuples luttant pour leur indépendance nationale, des lumières, du progrès. Faute de mieux, nos philosophes qui ne se sont pas trop creusé la tête, se sont rabattus sur des dichotomies plus floues. Pour Rancière, il y aurait la « domination » (concept emprunté à Bourdieu) qui fait correspondre l’ordre du pouvoir et celui du savoir. Lui ferait face « la pensée de l’émancipation » qui soutient le droit des « incompétents » à penser l’avenir et à décider du moment d’agir. L’auteur du Maître ignorant est, on le voit, fidèle à la ligne qu’il s’est tracée depuis longtemps. A première vue, on serait tenté d’y voir une pensée généreuse favorable à ceux d’en bas mais si l’on regarde de plus près, on risque d’être déçu. Rancière se reconnaît dans une communauté de gens qui réunit « les milieux de l’activisme politique, les activistes du monde de l’art et les chercheurs ». Ces derniers, comme le contexte nous le fait comprendre, ont déjà trouvé. Ils ont trouvé les têtes creuses des agitateurs prétendument de gauche engagés dans une alliance contre nature avec la spéculation anartistique. Tout cela se passe dans la tête de Rancière qui par ailleurs éprouve beaucoup d’estime pour les « études post-coloniales, les travaux sur le genre et la critique des identités » dans le monde anglo-saxon. Il ne s’est peut-être pas aperçu que les premières alimentent le racisme anti-européen, que les deuxièmes détournent l’attention de tâches politiques vitales et urgentes et que les troisièmes désarment ceux qui osent critiquer l’islamisme. Il reproche même à ces derniers de « déverser des fantasmes anti-arabes et antimusulmans ».   

Je signale que je prononcerai demain mardi 9 novembre à huit heure une conférence sur "La décroissance" au centre Saint Paul, 12, rue Saint Josèphe, M° Sentier.

10/06/2010

Badiou parfait conformiste

Dans le chapitre intitulé « Capitalisme et civilisation » de mon livre Pour l'Art, je proposais pour expliquer l'éclipse de celui-ci à notre époque la « réification » engendrée par la prédominance exclusive de la production pour le marché. Elle signifie que l'aspect quantitatif des choses devient principal dans la vie publique et relègue leur aspect qualitatif à l'arrière-plan de la vie privée. Sans employer ce terme de réification emprunté à Lukàcs, Badiou et Finkielkraut décrivent  le même phénomène mais ils n'en voient pas les effets désastreux pour l'art. Badiou parce qu'il est un ami du non-art, Finkielkraut parce que s'intéressant surtout à la littérature qui a toujours droit de cité il ne considère pas comme indispensable de donner d'autres verges pour se faire battre en s'engageant dans un domaine qui n'est pas prioritaire pour lui. Sous le capitalisme, le règne de l'argent (l'équivalent général) signifie l'interchangeabilité de tout avec tout selon des rapports uniquement quantitatifs. Du point de vue du calcul rationnel, tout se vaut qualitativement. Alain Finkielkraut a donc raison de reconnaître une homologie entre cette loi de notre système socioéconomique et « l'affirmation de l'égalité de toutes les pratiques, de tous les comportements, de tous les styles ». «Il n'y a plus de critères, il n'y a que des opinions ;  rien n'est supérieur à rien »[1]. L'équivalence des valeurs est conforme à l'esprit du capitalisme alors que leur hiérarchie lui est hétérogène. S'il voulait être conséquent avec lui-même, Badiou aurait dû reconnaître que mettre l'art et le non-art sur le même plan est congruant ou homogène avec la subjectivité nihiliste du capitalisme alors que défendre la grandeur de l'un et dénoncer la supercherie de l'autre est le propre des esprits subversifs par attachement aux plus hautes valeurs. Face à eux, sans souci de cohérence, Badiou préfère revêtir la figure actuelle du faux rebelle mais vrai conformiste et donc trahir sa vocation de philosophe.


[1] Badiou / Finkielkraut, L'explication, lignes 2010, pp 137,134

 

18/02/2010

Badiou: un communisme de dame patronnesse

Alain Badiou se présente souvent comme le Platon ou le Socrate de notre temps. Il en est au contraire le sophiste le plus accompli car il sait nous faire prendre des vessies pour des lanternes en choisissant habilement ses mots dans le cadre d’une « novlangue » dont je proposerai le décryptage. Voici ce qu’il nous dit dans son article paru dans Le Monde du 14-15 février. La jeunesse populaire est désorientée comme toujours dans les périodes contre-révolutionnaires. De ce fait, la « séquence antérieure de la politique d’émancipation » qui, « elle, était bel et bien orientée », lui est devenue illisible, ce qui lui « interdit de trouver dans la période en question les principes aptes à remédier à ses impasses ».

On voit le chantage que le sophiste exerce sur le lecteur. Rares sont ceux qui s’avouent contre-révolutionnaires ou voudraient s’opposer à une politique d’émancipation ; et seul un obscurantiste souhaiterait qu’une période récente de notre histoire soit illisible. Mais au fait de quoi s’agit-il ? La période en question est celle de Lénine, Staline et Mao. Elle a été marquée par une oppression implacable, des dizaines de millions de morts en URSS et en Chine en relation avec la collectivisation forcée, les épurations, le goulag, le « grand bond en avant », la révolution culturelle. Broutilles que tout cela, pense Badiou. Reprocher à « l’hypothèse communiste » d’avoir « tragiquement échoué », « quelle plaisanterie ! ». En « soixante-dix ans de tâtonnements, de violences et d’impasses […], l’idée communiste n’a parcouru qu’une portion infime du temps de sa vérification ». Nous devrions donc endurer de bonne grâce pendant des siècles encore l’application de cette idée mortifère !

Les crimes de masse auxquelles je viens de faire allusion ne sont pour Badiou que « péripéties tragiques » comme le fut la terreur jacobine. Il cite à ce propos la formule de Clémenceau : « La Révolution française forme un bloc ». On devrait de même accepter en bloc le léninisme-stalinisme-maoïsme. Or on ne peut éluder la question suivante : comment peut-on appeler « séquence communiste » une période au cours de laquelle l’idée communiste n’a pas connu ne serait-ce qu’un début d’application? Quant à la « politique d’émancipation », ce qu’on a vu en Russie et en Chine, c’est le passage direct d’une oligarchie oppressive à une autre bien pire.

A noter que Badiou, attaché à son statut nouvellement conquis de gourou de l’extrême gauche sans exclusives, lance un clin d’œil en direction du NPA et autre « Lutte ouvrière » en précisant que « la séquence communiste » dont il parle « inclut toutes les nuances, du pouvoir comme de l’opposition, qui se réclamaient de la même idée » à savoir aussi bien Trotsky que Staline. Son œcuménisme ouvre les bras aux deux frères ennemis qui méritent, selon lui, l’absolution. N’a-t-il pas décrété que leurs actes sont « lisibles » et n’ont rien de « pathologique » ?

Badiou a une conception quasi-religieuse de la vérité qui, selon lui, se décide et se déclare mais ne se démontre pas. L’idée communiste, dit-il, « déclare que le principe égalitaire permet de distinguer dans toute action collective ce qui est homogène à l’hypothèse communiste et donc a une réelle valeur et ce qui la contredit, et donc nous ramène à une vision animale de l’humanité ». Il faut savoir que L’éthique de Badiou pose que quiconque n’est pas un « Immortel » porteur d’une idée (donc presque tous les hommes) est un « animal humain » à qui on peut infliger brigandage et  meurtre sans que ce soit un mal mais simple « prédation banale » (L’éthique p 91). Si vous ne rejoignez pas une action collective communiste, ce que vous faites est sans valeur, vous n’êtes pas un Immortel, juste un « animal humain ».

Pour conclure, après avoir réduit le communisme à une idée, alors que pour Marx c'était le mouvement de tranformation de l'état des choses, notre philosophe réduit la pratique révolutionnaire à une modeste « morale provisoire » dont le premier précepte est de secourir les sans-papiers. Ils sont nombreux à le faire dans le Nord-Pas-de-Calais sans avoir étudié la philosophie ni suivi les contorsions de Badiou quand il affirme que qualifier les immigrés d’étrangers serait une « imputation arbitraire » (L’éthique p 115). Ne sont-ils pas d’ici puisqu’ils sont ici ?  Ce dernier coup du maître sophiste mérite d’être salué. Mais le militant qui espérait être orienté par la perspective d'une action pour changer le monde sera déçu par la conduite de dame patronnesse qu’on lui propose.          

Beaucoup s’interrogent sur la soudaine fortune médiatique d’un philosophe qui pousse loin la provocation, notamment en attaquant la démocratie (y compris directe) et en se réclamant d’un communisme totalitaire pur et dur. Certes sur l’art et sur l’immigration, ses positions coïncident courageusement avec celles du grand capital, mais il faut chercher ailleurs la véritable explication. Badiou est un « fou du roi » idéal dont les propos ne tirent pas à conséquence.