17/06/2009
Badiou : l'Identité et l'universel
"L'identité est chose précieuse pour laquelle on peut tuer et mourir" dit l'historien Paul Veyne. Je le pense aussi et c'est pourquoi je m’inscris résolument contre l’affirmation d'Alain Badiou selon laquelle « le Même est ce qui porte l’universalisme » Cf.L'Ethique Nous 2003 p 24) bien qu’elle semble aller de soi. Je suis persuadé en effet que la création dans tous les domaines de l’esprit surgit sur fond d’affirmation identitaire et je le montrerai dans un instant. Mais auparavant je voudrais attirer l’attention sur le fait que cette évidence triviale (le Même c’est le même que le Même) conduit à des absurdités. Pour Badiou au lieu d’attacher de l’importance à « la prédication éthique sur ‘‘l’autre’’ et sa ‘‘reconnaissance’’», on doit plutôt s’interroger sur « la reconnaissance du Même » (p 43) car les différences religieuses et nationales « n’ont aucun intérêt pour la pensée ». « L’évidente multiplicité infinie de l’espèce humaine est tout aussi flagrante entre moi et mon cousin de Lyon qu’entre la « communauté » chiite d’Irak et les gras cow-boys du Texas » (p 44). Ainsi la langue, la religion, les traditions, les coutumes, la culture (au sens français du mot), le type physique sur lequel insiste notre philosophe, tout cela qui constitue l’identité d’un groupe social à laquelle ce groupe tient plus que tout au monde est pour Badiou comme nul et non-avenu. Il devrait pourtant se souvenir de ce dictum de Mao Tsé-toung : « la différence (sous entendu : serait-elle minimale) est déjà une contradiction ». Doit-on renoncer à penser les contradictions et les conflits ?
Considérons l’expérience réalisée à l’université de Cardiff par Henri Tajfel et son équipe. On a fait passer à des garçons de quinze ans des tests psychologiques sommaires et complètement fictifs au sens où ils n’enregistraient et ne mesuraient rien. Après quoi chaque garçon se vit annoncer au hasard qu’il était soit un « Julius », soit un « Augustus ». On ne donnait aucune définition de ces termes et les intéressés ne savaient même pas qui étaient les autres camarades de leur catégorie. Néanmoins ils eurent vite fait de s’identifier à celle-ci, tous très fier de lui appartenir au point d’être prêts à faire des sacrifices financiers au profit de leurs frères anonymes et à nuire à ceux de l’autre camp[1].
Les résultats de cette expérience répondent en un sens à la question « what’s in a name ? » du fameux monologue de Juliette. Au regard de la vérité amoureuse produite par sa rencontre avec Roméo, cette différence de nom est en effet insignifiante et pourtant on ne peut la négliger puisqu’elle est à l’origine du drame. Tajfel a démontré qu’un nom dépourvu de signification attribué arbitrairement suffit à créer un sentiment d’identité qui détermine les comportements, suscite des conflits et produit petit à petit une histoire. Ce faisant, il n’a pas confirmé la thèse de Lacan (et de Badiou) selon laquelle les identités (par exemple celle du Moi) sont imaginaires, mais seulement qu’elles peuvent l’être. C’est à Mao Tsé-toung qu’il a donné raison en mettant en évidence comment un signifiant sans signifié (une différence minimale) enclenche à lui seul le processus qui engendre une identité. Il est évident que l’emprise d’un nom sur les individus, leur sentiment d’appartenir au groupe qu’il désigne, seront infiniment plus forts si ce nom s’applique à une réalité « substantielle » (horresco referens) caractérisée par une langue, une religion etc.[2] Contrairement à ce que dit Badiou, cela n’est pas sans intérêt pour la pensée.
Prenons la langue, justement. Peut-on concevoir la vérité du poème autrement que comme un travail sur la langue, dans le corps à corps charnel du poète à l’idiome maternel ? Pourtant, en droit, le poème, comme toute œuvre d’art, s’adresse à tous. Mais l’étranger ne pourra y avoir accès qu’au cours d’un processus d’assimilation de la langue du poème, de la culture qu’elle véhicule avec l’ensemble des connotations qui donne de l’épaisseur et de la vie aux mots, aux métaphores aux métonymies. N’est-il pas évident que cet universel est inconcevable sans cet enracinement dans une particularité irréductible ? Ce n’est pas le Même qui porte ici l’universel mais ce par quoi une langue et une culture diffèrent des autres.
A l’échelon supérieur en termes d’extension, celui de la civilisation, c’est absolument la même chose car les autres arts : la musique, l’architecture, la peinture, la sculpture, les arts mineurs et décoratifs ont eux aussi une langue propre à chaque tradition. C’est pourquoi la différence entre la communauté chiite d’Irak et les cow-boys du Texas est infiniment plus grande que celle qui sépare le parisien xyz de son cousin de Lyon.
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12/06/2009
Francis Bacon le dernier peintre
J’avoue humblement ne pas aimer Francis Bacon mais ce sentiment ne relève pas uniquement d’une réaction idiosyncrasique motivée par l’exclusion chez lui de la beauté naturelle, mais d’un jugement dont je peux donner les raisons. Selon moi le peintre, qui est presque entièrement libre en matière de couleur, doit respecter certaines limites quand il s’agit du dessin et ne pas renoncer à toute vraisemblance. Bacon s’était affranchi de ce précepte en vertu d’un choix qu’il avait fait dès le début et qu’il justifiait (sans esprit de système) par des arguments empruntés à l’idéologie moderniste. Les vrais motifs étaient autres. Désespérant de pouvoir rivaliser avec les grands peintres qu’il admirait comme Velasquez, il avait renoncé à les suivre sur la voie de la figuration stricte sans y renoncer entièrement. Il savait en effet qu’il y allait de l’art et que la peinture ne peut se passer de la mimésis. Ce qu’il ne savait pas, c’est qu’elle exige au minimum une figuration assez correcte pour être vraisemblable. Le résultat fut qu’il s’est toujours tenu sur le fil du rasoir entre art et non-art. Il préservait du premier un grand souci esthétique qui se manifestait dans les domaines de la couleur et de la composition et une figuration suffisante pour rendre ses formes expressives mais pas assez pour maintenir le lien avec l’essence de la peinture. Il se tient donc à la limite du pictural. Assez, en tout cas, pour être perçu comme allant à contre-courant et pour être qualifié par une personne que je connais bien de « dernier peintre ». C’est ainsi que s’explique son impatience vis-à-vis de l’art contemporain dont il ne voulait pas entendre parler. Il était conscient que l’art suppose des règles et des limites et qu’au point où il en était la moindre concession supplémentaire au discours avant-gardiste le ferait basculer dans le non-art pur et simple, dans la négation de tout ce qu’il avait fait jusque là et de tout ce qu’il admirait chez ses prédécesseurs.
17:12 Publié dans Esthétique | Lien permanent | Commentaires (0)
07/06/2009
Faiblesse du non-art, force de l'art véritable
Selon le Monde 7-8 juin, le succès de la deuxième édition de la Force de l’Art aurait été « mitigé pour le Grand Palais ». Soyons sérieux, parler d’un résultat désastreux aurait été plus juste. Il y eut cette fois-ci moins de 18.000 visiteurs contre 65.000 en 2006. Encore ce dernier chiffre doit-il être relativisé en le comparant avec ceux atteints par le Salon au XIXe siècle. Les cohues qui s’y pressaient atteignaient les 630.000 pour 1874[1], par exemple, à une époque où la région parisienne comptait quatre fois moins d’habitants et quinze fois moins de bacheliers. Faut-il s’en étonner ? Le public de l’art est forcément beaucoup plus nombreux que celui du non-art.
[1] Cf. Gérard-Georges Lemaire : Histoire du salon de peinture, Klincksieck 2004 p 212.
Lien vers mon site : http://www.kostasmavrakis.fr
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03/06/2009
Jean-Pierre Changeux récidive
Jean-Pierre Changeux récidive
J.-P. Changeux est incontestablement un neurobiologiste de haut niveau, mais pourquoi doit-il usurper d’autres compétences que les siennes? On trouve dans Euripide cette réplique devenue proverbiale : « tekton on eprasses ou xylourgika », étant charpentier tu t’appliquais à autre chose qu’au travail du bois. On pourrait également citer Boileau : « Soyez plutôt maçon si c’est votre talent ». Dans le cas d’espèce notre savent se veut aussi philosophe. Le titre de son livre Du vrai, du beau, du bien » est démarqué de celui de l'ouvrage le plus connu de Victor Cousin (1845) qui, lui, s’en tenait à son métier. Changeux prétend mettre en relation le fonctionnement des neurones cérébrales et les œuvres de l’esprit, mais il ne fait que juxtaposer des considérations relevant de l’un ou de l’autre domaine. Les réductionnistes depuis Broca, voire depuis La Mettrie et son Homme-machine (1748), ont partagé cette même ambition qui n’est pas plus près de se réaliser malgré les progrès de la science. D’ailleurs ont-ils besoin de démontrer cette relation entre, disons, création artistique et processus psychophisiologiques ? Pour eux elle va de soi et découle de leur postulat matérialiste. Changeux a reconnu lui-même qu’il n’a pas fait beaucoup de chemin en regrettant devant un journaliste du Monde (30 mai 2009) que « notre cerveau sur ce terrain, reste une ‘‘boîte noire’’ ». On mesure l’ampleur de son échec en lisant sous sa plume des phrases d’une banalité affligeante comme celles-ci : « Lorsque vous regardez le Guernica de Picasso, vous ne percevez pas seulement les figures qui s’y trouvent, mais tout l’investissement émotionnel qu’il contient. Vous recevez ainsi le message que l’artiste souhaite communiquer ».
18:08 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0)