11/10/2009
Les frasques de Frédéric Mitterrand et la liberté d'expression
Le problème que soulève l'affaire Mitterrand est en apparence de société mais en réalité politique et fort symptomatique à cet égard. Personne ne reproche à ce monsieur d’être homosexuel et d’ailleurs nul ne s’en soucie. Qu’il livre au public des récits décrivant des pratiques que la morale réprouve, telles que le tourisme sexuel, ne devrait pas non plus inciter quiconque à se gendarmer car rien d’humain n’est étranger à la littérature comme le savaient Ménandre et son imitateur Térence. Mais qu’il ajoute l’exhibitionnisme à la pédérastie et confie à tout un chacun le détail de ses turpitudes à la première personne du singulier justifie des interrogations sérieuses sur l’opportunité de maintenir à un poste ministériel une personne à ce point dépourvue de respect humain. Nous avons, en effet, appris à cette occasion que monsieur Mitterrand a une femme, des enfants et sans doute aussi des amis. A-t-il pensé à eux en se déculottant de la sorte sans aucune nécessité ? Sont-ils, sommes-nous, ses confesseurs et serions-nous chargés de lui infliger par notre réprobation muette la pénitence que son sentiment de culpabilité désire comme expiation ? Mitterrand ne souffre en effet qu’une réprobation muette. Il l’a bien fait sentir à Laurence Ferrari.
Ne vous y méprenez pas. Il y a plus dans cet épisode de notre vie publique que des enjeux moraux, encore que ceux-ci ne soient pas indifférents. Un pays européen, la Suède, fait du recours au sexe tarifé un délit. Cela suffit pour empêcher de considérer les mœurs de ce triste sire comme anodines. Il est naturel que des personnalités politiques s’en émeuvent. La question qui se pose est pourquoi ils le font maintenant. Le livre est paru en 2005 et s’est vendu à 200.000 exemplaires. Pour que le scandale éclate, il a fallu que Marine Le Pen le lise et s’en empare (en mélangeant tout). Elle fut vite rejointe, une fois n’est pas coutume, par des élus socialistes, inquiets de voir un nom qui leur est cher traîné dans la boue de Bangkok par celui qui en a tant profité pour devenir directeur de la Villa Médicis puis ministre. Comment se fait-il que depuis plus de quatre ans personne n’ait relevé le contenu scabreux, voire choquant de son livre ? Ne tournons pas autour du pot. Le politiquement correct dominant interdit de mettre en cause un adepte des « amitiés particulières ». Les journalistes des grands médias et les politiciens (nos porte-parole) se sont tus (ils nous ont donc imposé silence), ils se sont autocensurés, ils n’ont pas osé moufeter cédant à la terreur. La preuve en est qu’aussitôt le tabou violé, tout le monde s’est engouffré dans la brèche. Voilà où nous en sommes à l’époque des droits de l’homme et de la liberté d’expression.
Voir mon site http://www.kostasmavrakis.fr
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07/10/2009
Hans Jonas et la théodicée
Le philosophe allemand Hans Jonas (1903 – 1993) est célèbre pour son livre Principe responsabilité (1979), plus que jamais d’actualité, dans lequel il fonde nos devoirs envers les générations futures face au développement incontrôlé de la technique et du productivisme. Je me propose de partir d’un autre de ses écrits : Le Concept de Dieu après Auschwitz (1987) pour réfléchir sur le problème de la théodicée tel qu’il se pose aujourd’hui mais sans prétendre discuter sur toute la ligne les thèses hétérodoxes de Jonas. Selon lui, en créant le ciel et la terre, Dieu s’est dépouillé de sa divinité. Affecté par ce qui se passe dans le monde il en souffre. Il est en devenir et donc interne au temps, ce qui exclut qu’on le tienne pour transcendant. Le principal argument de Jonas est qu’un Dieu à la fois tout puissant et bon serait insondable. Or Dieu est insondable, mystérieux et transcendant ce qui ne signifie pas, on le verra, qu’on ne peut rien en dire de sensé si ce n’est sous forme de négation comme le veut la théologie apophatique. Pour comprendre l’interrogation douloureuse qu’exprime Jonas, il faut tenir compte de la spécificité de sa religion. Le judaïsme voit en Dieu « le seigneur de l’Histoire » et dans le monde le lieu de la rédemption. De là vient la question « quel Dieu a pu laisser faire Auschwitz ? » Le Christ ayant dit : « mon royaume n’est pas de ce monde », le chrétien est moins embarrassé mais il l’est quand même car pour lui aussi l’existence du mal pose un problème. Il serait outrecuidant de ma part de prétendre le résoudre mais je voudrais proposer quelques idées pour faire avancer le débat.
Dieu n’est pas là pour empêcher l’homme d’exercer sa liberté ou pour corriger ses fautes.
Ce qui nous paraît un mal absolu peut avoir sa place nécessaire dans le plan de Dieu. Ignorants que nous sommes de l’avenir et des enchaînements de causes et d’effets qui y conduisent, il serait bien naïfs de notre part de prétendre nous immiscer dans le gouvernement du très haut, in Gottes Regiment, disait Luther.
La formulation du Credo qui parle de Dieu comme d’un père « tout puissant » (« patrem omnipotentem ») doit être entendue comme une hyperbole, en un sens relatif et non absolu. Selon saint Thomas d’Aquin, Dieu ne peut se contredire ni faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Or s’il contredisait les lois de la nature, il se contredirait lui-même.
Plusieurs rabbins ont fait scandale (on se demande pourquoi) en expliquant la Shoah comme les prophètes d’Israël ont expliqué d’autres catastrophes qui se sont abattues sur leur peuple à savoir comme un châtiment pour ses péchés. La Shoah cependant comporte une signification supplémentaire en tant que métaphore du mal absolu. Elle confirme l’interprétation chrétienne de la faute d’Eve et d’Adam comme péché originel. Ceux qui ont commis ce crime étaient des hommes comme les autres. Cette abomination montre de quoi l’homme est capable. Nous en sommes capables parce que nous sommes tous les mêmes et pareils à notre premier ancêtre. Nous n’avons pas hérité de sa faute mais nous pouvons, comme lui, désobéir à Dieu et obéir au serpent. Les Nazis ont montré ce qui arrive quand on pousse l’orgueil jusqu’aux dernières extrémités en prétendant décider à la place de Dieu de ce qui est le bien et de ce qui est le mal.
Auschwitz doit inciter à s’interroger non sur le concept de Dieu mais sur le concept de l’homme.
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17/09/2009
L'avenir est plus ouvert qu'on ne le croit
Admettons l’hypothèse qu’une action politique légitime ne saurait, par définition, être cynique et rechercher le pouvoir pour le pouvoir. Elle doit donc s’appuyer sur des principes et servir des intérêts qui dépassent l’individu ou le groupe par trop restreint. L’aspiration au vrai, donc à l’universel, oriente vers une « morale ouverte » au sens de Bergson. Pourtant, plus on s’écarte de la particularité (qui offre l’avantage d’être mieux connue) moins on est à l’abri d’effets pervers qui conduisent à l’opposé du but poursuivi. Le destin du marxisme est un exemple frappant du glissement vers l’abîme à partir des meilleures intentions. Cette doctrine était au fond une religion de l’humanité quoique moins explicite que celle d’Auguste Comte ou de son avatar contemporain « l’homme-dieu » chez Luc Ferry. Voyons comment s’est effectué cet enchaînement fatal.
Aucune politique ne peut se passer complètement de moyens violents. Les fins qui la justifient au coup pour coup ont elles-mêmes besoin d’être justifiées par des fins supérieures. Quel est alors le fondement des fins ultimes ? Le croyant dira Dieu. Le marxiste invoquera les exigences de la lutte des classes. Mais pourquoi face à celle-ci a-t-on le devoir de prendre parti pour le prolétariat ? Parce qu’il est la classe universelle qui n’a pas d’intérêts particuliers à défendre (il ne possède rien) et dont le combat tend objectivement vers le communisme, une société sans exploitation de l’homme par l’homme, sans Etat ni rapport de domination, qui réalise la réconciliation de l’humanité avec elle-même et ignore tout conflit, tout antagonisme. On y observerait l’égalité la plus parfaite selon le principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Il s’y instaurerait des rapports fraternels entre tous ce qui en ferait une sorte de Paradis : « les lendemains qui chantent » selon le mot d’un journaliste du P. C. F. Ainsi à la place de la transcendance de Dieu, le marxisme met la transcendance de l’humanité dont le prolétariat, en tant que classe universelle, est la préfiguration. En luttant pour faire advenir cette société idéale, l’homme est censé se transformer, ce qui serait à la fois l’effet de la pratique révolutionnaire et la condition de son aboutissement car la société nouvelle suppose un homme nouveau. Or la nature humaine n’est susceptible que de changements de faible amplitude. Refusant d’admettre que pour cette raison le projet communiste était voué à l’échec, ses partisans attribuèrent celui-ci à la trahison qu’il faudrait réprimer sans laisser échapper aucun suspect. L’aspiration à la liberté et à l’égalité déboucha ainsi sur la terreur et le goulag.
On le voit, les recherches d’un substitut « humaniste » de religion se sont révélées des impasses. Ce savoir nous a coûté trop cher pour en faire fi. La vigilance à cet égard s’impose d’autant plus que nous sommes à la veille de grands bouleversements. Pour les traverser, voire en tirer parti, nous aurons besoin de garde-fous. Devrons-nous les demander à la religion ? Laissons pour le moment entre parenthèse cette interrogation théologique. Il est plus urgent de justifier l’idée que je viens de sous-entendre à savoir que nous vivons à une époque charnière : celle de la fin du capitalisme.
Deux raisons peuvent être invoquées en faveur de cette prédiction. J’ai déjà touché un mot de la première dans ce blog (le 8 août 2009) et je l’expose plus en détail dans le dernier chapitre de mon livre à paraître début octobre De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le XXe siècle. En gros, elle revient à dire que le capitalisme est structurellement fondé sur la reproduction élargie et une expansion sans mesure. Celle-ci rencontrant aujourd’hui ses limites (puisque la terre est finie) nous passerons tôt ou tard à un mode de production et de consommation qui relèvera comme aux temps précapitalistes de la reproduction simple (sans croissance), phénomène analogue à la transition démographique et tout aussi nécessaire. Immanuel Wallerstein pense lui aussi que « le capitalisme touche à sa fin » et avance un autre argument qui se rattache sans difficulté au mien. Le capitalisme, dit-il, se nourrit du différentiel de richesse entre un centre […] et des périphéries (pas forcément géographiques) de plus en plus appauvries. A cet égard, le rattrapage économique de l’Asie de l’Est, de l’Inde, de l’Amérique latine, constitue un défi insurmontable pour ‘‘l’économie-monde’’ créée par l’Occident qui ne parvient plus à contrôler les coûts d’accumulation » (Le Monde 12-13 oct. 2008).
Il est permis de voir dans les mutations qui s’annoncent une excellente nouvelle. Le marché capitaliste et la technoscience qu’il domine sont responsables non seulement de la destruction de la biosphère mais aussi du recul de la spiritualité, de la corruption des mœurs, du déclin de l’art et de la civilisation. Ces processus déplorables seront inversés quand les causes dont ils dépendent auront disparu. Les agents directs de ces transformations seront les ennemis de l’ordre actuel. Ils sont nombreux et comprennent notamment les non-privilégiés en général, ceux qui sont attachés aux valeurs éternelles, les amoureux brimés de l’art. Je terminerai avec une citation d’un auteur athée qui retrouve l’esprit du Magnificat de la sainte Vierge : « Il a renversé les puissants de leur trône pour élever les petits ». Voici cette citation qui figure dans une méditation sur la naissance obscure du christianisme : « Toutes les puissances de la terre grandissent dans l’opprobre. Que les dominateurs regardent à leurs pieds, qu’ils cherchent parmi les peuples qu’ils oppriment et les doctrines qu’ils méprisent : c’est de là que sortira la force qui doit les abattre » (Anatole France : Sur la pierre blanche).
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11/08/2009
Duchamp et Bernar Venet
On sait que Marcel Duchamp ne s’est jamais considéré comme un grand artiste et qu’il s’indignait de la récupération dont il fit l’objet de la part des modernistes. « Je leur ai jeté l’urinoir à la tête et voici qu’ils en admirent la beauté », disait-il. Pour lui, ses ready made étaient des provocations anti-artistiques. Rien d’étonnant si les objets en question furent jetés à la poubelle par sa femme et sa sœur lors d’un déménagement. Sortant de la première exposition du Pop Art, dans les années 60, il émit un jugement entièrement négatif sur cet « art » qui se réclamait pourtant de lui. Le Français Bernar Venet qui passe aux Etats-Unis pour l’un des fondateurs du conceptualisme (il s’est illustré en exposant un tas de charbon) fit en 1967 les frais de l’esprit sarcastique de son héros. Voici le récit qu’il a donné de leur rencontre. « J’avais 26 ans, et c’était un mythe vivant. Il est assis dans son fauteuil, à fumer son cigare. Je lui montre des photos des œuvres, il apprécie, et me demande pourquoi je fais ça. Quand je lui ai expliqué que j’avais exposé un enregistrement de la conférence d’un physicien, il me dit : ‘‘ Mais alors, vous vendez du vent ?’’. Sur le moment, je n’ai pas pris ça pour un compliment. Mais il sourit, prend un crayon, et écrit sur son journal : ‘‘ La vente du vent est l’event [événement en anglais] de Venet ’’. Je suis resté comme un con, et on a éclaté de rire » (entretien accordé au Monde du 7 août 2009). Apparemment, Venet n’a toujours pas compris, quarante ans après, l’humour moqueur de Duchamp. Celui-ci lui aurait-il demandé « pourquoi faites-vous ça » s’il avait apprécié ses « œuvres » ? Venet n’a même pas saisi ce que Duchamp tentait de lui faire entendre avec sa phrase riche en paronomases auxquelles s’ajoute un joli anagramme sur son nom. A notre époque, c’est en faisant événement qu’on gagne sa minute de célébrité. Peu importe les artifices auxquels on a recours et même s’ils reviennent à « vendre du vent ».
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