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09/01/2010

De Duchamp à Gober un historicisme anhistorique

L'expression "art contemporain" désigne une réalité intemporelle congruente avec le néant qui l'habite. L'objet quelconque admis dans une exposition était "contemporain" en 1914 et l'est resté un siècle après. La seule différence est qu'on le prend de plus en plus au sérieux. Les monochromes d'Alphonse Allais étaient des facéties en 1880 (1), ceux de Rodtchenko en 1922 proclamaient la mort de l'art mais quand dans les années 50 ou 60 du siècle passé Klein ou Rhyman refirent le même geste, celui-ci fut salué comme un chef-d'oeuvre. Ainsi futaccomplie la prophétie d'Alphonse Allais qui se disait précurseur des grands peintres du XXe siècle. La logique du non-art contemporain obéit à une compulsion de répétition. En 1916, Duchamp désireux de se moquer des faux amateurs d'art et vrais snobs, prétend exposer un urinoir. En 1991, sérieux comme un pape, Gober expose au Musée du Jeu de Paume sous les applaudissements unanimes trois urinoirs. On pourrait multiplier les exemples. Aujourd'hui le minimalisme des rayures de Buren surechérit sur le minimalisme des carrés de Malévitch. Rauschenberg expose un effaçage longtemps après Picabia. Christo emprunte à Man Ray et à Kantor l'idée de l'emballage et ce plagiare devient célèbre. Le règne du non-art met, par définition fin à l'art et donc à son histoire alors que l'innovation historique était son seul titre de légitimité. C'est pourquoi être de son temps à notre époque c'est n'être d'aucun temps. Les soi-disant artistes qui se vouent à cette ambition sont tenus de rompre avec toutes les écoles d'autrefois et s'installer dans leur négation immuable qui, de ce fait, se situe hors du temps. Ceux, au contraire, qui se proposent d'abandonner cette posture stérile ne pourront faire autrement que renouer avec l'art, son histoire, ses traditions en assumant à nouveaux frais les exigences imposées par cette fidélité seule à même de produire d'authentiques nouveautés artistiques. 

(1) L'un deux qui était blanc s'intitulait "Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige". 

02/01/2010

Badiou suite : qu'est-ce une nation?

L'identité nationale est une valeur qu'un peuple tient à préserver, tout comme un individu désire persévérer dans l'être. Ce sentiment nous unit aux générations précédentes et à celles futures, donnant du sens à notre devenir historique. Nous l'éprouvons d'autant plus vivement que l'identité en question est menacée. Autrefois la menace portait sur l'intégrité territoriale du pays et en fin de compte sur l'existence même de la collectivité. La résolution de lui résister s'appelait patriotisme. Celui-ci implique l'amour du pays et la solidarité avec ses concitoyens allant jusqu'au sacrifice de soi. C'est donc une vertu et même la vertu suprême. Chez les anciens Grecs, l'idéal humain était le kalos k'agathos « beau et bon » mais l'homme bon (aner agathos) était avant tout le bon guerrier. Or pour bien se défendre, il faut être fort et l'emporter sur les autres dans la rivalité pour les territoires et les ressources. Ainsi le patriotisme engendre le nationalisme, voire le chauvinisme, mots qui souvent connotent la haine des autres mais pas nécessairement. Pendant des siècles, les Français et les Anglais se sont fait la guerre tout en pouvant nouer de bons rapports sur le plan individuel.  Aujourd'hui les nations européennes ne se sentent plus en danger. L'affaiblissement des passions nationales s'explique ainsi et beaucoup moins par les progrès de la mondialisation, c'est pourquoi on l'observe en Europe et pas ailleurs. Cependant même pacifiques les oppositions entre nations existent toujours. Elles font l'objet de négociations permanentes. La diplomatie de chaque Etat est guidée par des considérations d'intérêt national qui est à notre époque l'horizon nécessaire de toute politique. On ne saurait concevoir la démocratie sans le "nous" qui fonde un intérêt commun. L'homme d'Etat invoque nécessairement cet intérêt pour justifier ses décisions et ses adversaires en font de même pour le critiquer.     

Ce qui précède suppose une idée plus ou moins précise de la nation. J'en proposerai la définition suivante : une nation est un groupe humain qui partage à un degré ou un autre et par ordre d'importance une langue, une religion, une structure sociale et politique, une histoire et un territoire. Quand plusieurs de ces critères font défaut, la cohésion de la nation est faible, son aptitude à se doter d'un Etat  et de se regrouper sous sa juridiction douteuse et si cet Etat existe, sa pérennité n'est pas garantie. Mettons à l'épreuve de faits ces différents critères. Les Américains et les Australiens qui étaient à l'origine des Anglais sont devenus des nations différentes, avec leur propre histoire, parce qu'ils n'avaient, dès le début, ni territoire ni structure sociale communes. Les Suisses n'ayant ni langue, ni confession religieuse commune sont à peine une nation. Ils forment un Etat qui s'est maintenu de par la volonté des grandes puissances européennes assez longtemps pour créer une histoire commune. La guerre du Sonderbund au XIXe siècle fut la conséquence de leurs divisions religieuses. Le démembrement de la Yougoslavie s'explique par l'absence d'unité nationale répondant à tel ou tel critère de la définition ci-dessus ; confession religieuse et histoire pour la lutte entre Serbes et Croates, territoire et histoire pour la sécession du Monténégro etc.

En France, on se réfère souvent à la conférence prononcée par Renan en 1882. Voici comment Alain Finkielkraut en a résumé les conclusions : « Renan commence par écarter toute définition raciale de la nation [...qu'il] définit comme un principe spirituel, une âme [....] composée de deux éléments : un riche legs de souvenirs, un héritage de gloire et de regrets à partager d'une part, et de l'autre, le consentement actuel, le désir de continuer la vie commune ». Finkielkraut regrette que « la France soit aujourd'hui le théâtre d'une double crise : de l'héritage et du consentement ». Badiou lui répondit que « l'héritage du passé et le consentement, voilà des catégories totalement passives dont l'unique logique est l'impératif « famille, patrie » ». « Il y a dit-il, une division constitutive de cet héritage » entre ce qui est recevable d'un point de vu universaliste et ce qui renvoie « à l'extrême férocité des classes possédantes ». Par un de ces tours de passe-passe dont il est coutumier, Badiou feint de comprendre « héritage » comme signifiant « tout ce que des Français ont fait ». On ne peut supposer qu'il était distrait au moment où Finkielkraut parlait. Ce serait un signe inquiétant de gâtisme. Renan précise en effet « héritage de gloire et de regrets », donc divisé. Pétain ce sont les regrets, de Gaulle la gloire et ainsi de suite. Dommage que Finkielkraut n'ait pas fait cette réponse et qu'en outre il se soit trompé sur la conférence de Renan. Fixant les critères de l'appartenance nationale, celle-ci ne se distingue pas tant par l'exclusion de la race que par celle de la langue. Elle s'inscrit, en effet, dans une polémique avec Mommsen qui invoquait la communauté de langue pour affirmer la germanité de l'Alsace sans égards pour la spécificité du problème. L'attachement des Alsaciens à la France remontait à l'émancipation par la révolution française des paysans, des luthériens et des Juifs. Les Alsaciens étaient nationalement français parce qu'ils l'étaient politiquement.     

Il y a d'autres exceptions à la primauté de la langue dans la détermination de l'appartenance nationale. Sous l'empire ottoman, les nationalités (miliet) étaient classées d'après la religion. Un orthodoxe de l'île d'Hydra ou un Souliote se considéraient comme grecs même si à la maison ils parlaient albanais. Ces communautés ont nourri plusieurs héros de la guerre d'indépendance grecque comme Botsaris ou Miaoulis. Au fin fond de l'Anatolie, il y avait des villages chrétiens isolés dont les habitants avaient oublié leur langue et qui pourtant se considéraient comme grecs. On les appelait des Karamanlis. La mère du fameux armateur Aristote Onassis en était une et on peut supposer que la famille de ce nom qui a donné deux premiers ministres à la Grèce comptait un Karamanlis parmi ses ancêtres. Inutile de s'attarder sur l'exemple de l'Irlande du nord où la confession seule a longtemps déterminé de quel côté de la barricade on se tenait.

A suivre

Kostas Mavrakis

DE QUOI BADIOU EST-IL LE NOM ?

Pour en finir avec le (XXe)Siècle

 

 Editions l'Harmattan, Collection Théôria, 13 €

 COMMUNIQUE DE PRESSE

Le sous-titre de ce nouveau livre de Kostas Mavrakis fait allusion à un ouvrage intitulé Le Siècle publié en 2005 par Alain Badiou. Il s’agit d’un penseur d’envergure longtemps méconnu qu’un pamphlet contre Sarkozy a rendu célèbre. Partisan d’une violence illimitée pour peu qu’elle se pare d’oripeaux « révolutionnaires », il excuse Staline, admire Mao Tsé-toung, fait l’apologie de la révolution culturelle et réserve ses traits aux « nouveaux philosophes » qui ont dénoncé le goulag. On peut sans être injuste le qualifier de  maoïste fossile conservé dans la strate sédimentaire des années soixante.

Les ouvrages proprement philosophiques de Badiou sont difficiles car il identifie l’ontologie aux mathématiques et mobilise celles-ci pour étayer indûment toutes sortes de thèses en matière de politique, de syndicalisme ou d’amour. Cela fait que personne ne se risque à les discuter. Kostas Mavrakis, longtemps disciple et camarade de Badiou, ne s’est pas laissé intimider. Armé d’une connaissance interne de sa pensée, il soumet celle-ci à une critique sévère mais courtoise qui rend clair ce qui semblait obscur. La motivation initiale de Mavrakis était la défense de l’art mais de fil en aiguille il a découvert les failles d’un discours dont l’ambition systématique est de couvrir tout le champ du savoir : métaphysique, éthique, esthétique, épistémologie, même si Badiou ne se sert le plus souvent de ces mots qu’en forme de dénégation.

Le livre de Mavrakis sera le bienvenu pour ceux que les outrances des positions politiques de Badiou exaspèrent tout en fournissant à ses partisans inconditionnels un contrepoids et d’utiles éléments de réflexion. Chacun pourra vérifier la pertinence des critiques de l’auteur en prenant connaissance de l’annexe II, consacrée à un échange de lettres avec Badiou à propos d’un article paru il y a quelques mois qui le prenait à partie.

 Table des matières

Préambule                                                                                    

Avertissement

9

 

I.  Un rebelle autoritaire et conformiste

11

 

II.  Israël contre l’universalisme extrémiste

21

1. La polémique Éric Marty - Alain Badiou

22

2. Portées du mot « juif »

24

3. Le droit d’Israël à l’existence

27

 

III. Saint Paul et la « mort de Dieu »

33

 

IV. Qu’est-ce que l’universalisme ?

41

 

V. Badiou philosophe : quelques repères

47

1. L’Être et la Vérité

47

2. Un matérialisme dialectique cartésien ?

51

 

VI. De l’inesthétique à l’anti-esthétique

55

 

VII.  Le non-art ou la nouvelle trahison des clercs

63

1. Le snobisme théoricien

63

2. Jacques Rancière : à la recherche de l’art subversif

66

3. Le Siècle d’Alain Badiou

72

 

VIII. Vous serez comme des dieux

87

 

Annexe I. Bévues mineures d’un philosophe majeur

101

Annexe II. Un échange de lettres avec Alain Badiou

105

 

Bibliographie sommaire

117

Index Nominum

121

 

Quatrième de couverture

Badiou est le nom oxymorique d’un libéralisme autoritaire, maoïste et moderniste. Il est aussi le nom d’un philosophe non négligeable sur lequel on peut s’appuyer pour combattre les mauvaises causes dans lesquelles il s’est fourvoyé. C’est ce qu’entreprend Kostas Mavrakis en poursuivant son frère ennemi dans les domaines de la politique, de l’esthétique et de la religion. Il étudie ce faisant les grands problèmes étroitement liés entre eux qui se posent à la pensée contemporaine. Comment définir l’art et le non-art qui en tient lieu aujourd’hui ? Peut-on encore envisager une politique volontariste de civilisation permettant au peuple de prendre en main son destin ? Quel serait le rapport d’une telle politique au fondement ultime des valeurs ? En quel sens notre survie en dépend-elle ? Sur tous ces points Kostas Mavrakis ne se contente pas de réfuter méthodiquement les thèses d’Alain Badiou, il propose des voies susceptibles de nous aider à surmonter les contradictions et les apories d’une pensée emblématique du nihilisme (post)moderne.

 

Docteur en philosophie et en arts plastiques, peintre, ancien maître de conférences au département de philosophie de l’université de Paris VIII, Kostas Mavrakis fut l’animateur dans les années 70 de la revue maoïste Théorie et Politique. Il a publié des livres sur le trotskysme, la politique étrangère de la Chine, l’art et le non-art ainsi qu’une soixantaine d’articles

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26/12/2009

A nouveau sur la politique d'Alain Badiou

 Dans les notes suivantes, je soumettrai à un nouvel examen l'idéologie politique de Badiou, à laquelle était consacré le premier chapitre de mon livre sur ce penseur. A cette fin, je partirai de la version complète publiée sur le site du Nouvel Observateur de la violente controverse qui l'a opposé à Finkielkraut. Un fragment en est paru dans les pages de cet hebdomadaire au n° du 17 - 23 décembre 2009.  

Ce duel au sabre d'abordage tourne autour de la menace que ferait peser l'immigration sur la civilisation et l'identité française. Alain Finkielkraut s'en montre préoccupé. Alain Badiou considère comme fasciste le seul fait de s'inscrire dans cette problématique. En général, je partage les positions de Finkielkraut mais je regrette qu'il se soit laissé quelque peu intimider par le terrorisme de Badiou.

Jouant cartes sur table, j'avance d'emblée le présupposé suivant qui me semble évident : la réponse à la question de savoir si l'on doit être ou non favorable à l'immigration dépend de l'intérêt de la France sur le plan économique et sur celui de la préservation de son identité. Badiou lui aussi s'appuie sur des présupposés mais il ne les explicite pas et en change constamment avec un manque de rigueur surprenant chez un philosophe. Par exemple, il dit tantôt que la France fait venir les immigrés « parce qu'elle en a besoin » (p 13), tantôt qu'ils viennent de leur propre mouvement pour trouver chez nous des moyens d'existence (p 7). Loin d'admettre que les gouvernants prennent leurs décisions en fonction de ce qui est bon pour leurs mandants, Badiou pense qu'ils doivent être guidés par la seule charité chrétienne envers les étrangers. N'est-ce pas un comble chez cet athée fanatique ? Il nous invite à nous apitoyer sur le pauvre paysan du tiers-monde qui ne peut nourrir sa nombreuse progéniture en ignorant apparemment que seuls ceux qui possèdent des biens peuvent se permettre l'investissement coûteux qu'est l'émigration.     

Les relations avec les autres peuple n'étant pas, jusqu'à nouvel ordre, gouvernées par la philanthropie, considérons ce qui nous est utile. Dans un article publié par Le Monde, Economie  (22 déc. 2009), Thibault Gajdos cite des recherches prouvant que « l'accroissement d'un point du pourcentage d'immigrés diplômés du supérieur dans la population totale se traduit par une augmentation du nombre des brevets par habitant de l'ordre de 15%. Ce type d'immigration est donc avantageux et doit être encouragé. Il en va autrement pour les travailleurs non qualifiés qui constituent l'immense majorité de ceux qui affluent vers l'Europe. Quand le gouvernement allemand décida d'accorder une carte de séjour à des informaticiens indiens il y eut peu de candidats. Il suscita en outre le mécontentement de la population qui criait dans la rue « Kinder statt Inder » (« des enfants plutôt que des Indiens »).   

   Le délire paranoïaque de Badiou le conduit à parler de « pétainisme transcendantal » au sujet de la politique du gouvernement Sarkozy à l'égard des immigrés clandestins. Cette politique serait en tout points semblable à celle dont ont été victimes les Juifs sous l'occupation allemande. Elle distinguerait les « bons Français » de ceux qui ne le sont pas. Le débat sur « l'identité française » serait destiné à légitimer ce « néo-fascisme » qui « accable de lois persécutrices des millions de gens présents ici depuis des décennies »,  « les empêche de vivre ici avec leurs familles », les fait travailler « pour des salaires de misère » etc. Dans tout cela le seul point exact est que les employeurs profitent de la situation précaire des immigrés clandestins pour les payer au-dessous du smic. Les ouvriers non qualifiés ont donc intérêt à ce que cette concurrence prenne fin ; c'est pourquoi 57% des Français (contre 7%) souhaitent une restriction de l'immigration (cf. Le Monde 22 déc. 2009). Si les nouveaux venus illégaux étaient expulsés et de sévères sanctions infligées aux patrons qui les recrutent personne ne recevrait un « salaire de misère » et Badiou serait content. Les autres doléances qu'il invoque pour justifier ses attaques furibondes sont sans rapport avec les faits et servent à masquer sa proximité avec Giscard d'Estaing qui, en 1974, promulgua la loi sur le regroupement familial. Sarkozy applique toujours cette loi et n'a même pas osé en contrecarrer le détournement. S'il était sincère, Badiou devrait les remercier tous les deux. L'internationalisme de Badiou et celui du grand capital sont indiscernables. C'est pourquoi en matière d'immigration il s'oppose moins qu'il ne le prétend au gouvernement. Il est seulement plus extrémiste parce qu'il n'est pas obligé de tenir compte de la volonté populaire.     

 Revenons au débat sur le débat. Celui-ci concerne la réponse à donner à la question « qu'est-ce être Français » et non qui est un bon Français comme Badiou affecte de le penser. Il est clair qu'un politicien corrompu, un trafiquant de drogue, un bandit quelconque ne sont pas de bons Français. On n'a pas besoin d'un débat pour le savoir. Quant à celui qui siffle la Marseillaise ou brûle le drapeau tricolore comme ce fut le cas récemment le soir de la victoire de l'Algérie sur l'Egypte, il n'est pas un mauvais Français, il n'est pas un Français du tout. Il y a là un problème sérieux que Badiou s'efforce d'évacuer en multipliant les sophismes. Parmi les populations nouvellement arrivées dans l'hexagone, qu'elles soient de la première ou de la deuxième génération, la haine de la France est un phénomène de masse. Dans ces conditions le « patriotisme » français dont Badiou crédite les immigrés devrait, pour être cru, se manifester à la même échelle, ce qui n'est pas le cas. Or personne n'est obligé de s'établir dans un pays qu'il n'aime pas et où il n'est pas désiré. Aucun pays n'est tenu d'accueillir ceux qui le haïssent et qui opposent à l'identité de la nation qui accueille celle de la nation d'origine.

19:14 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (2)

22/12/2009

Rossellini filme la négation de l'architecture

En 1977 Roberto Rossellini a réalisé un documentaire sur l’ouverture au public du Centre Pompidou nouvellement construit. Son assistant d’alors, Jacques Grandclaude, nous propose aujourd’hui un triptyque dont le premier volet montre Rossellini sur le chantier. On le voit se pencher sur les problèmes techniques de son métier : l’artiste comme artisan. Dans le deuxième volet central, nous voyons le résultat fluide et lisse de ce labeur, l’œuvre de Rossellini lui-même. Dans le troisième volet, le cinéaste, filmé cette fois-ci comme penseur, redevient le sujet. Il y défend dans un colloque ses conceptions face à ceux qui l’attaquent. Sa mort est intervenue peu de temps après.
Depuis trente ans, ce chant du cygne du grand réalisateur italien a été mis sous le boisseau pour plusieurs raisons dont les trois suivantes : 1° il montre les antécédents modernes de l’art contemporain, qui apparaît ainsi comme l’aboutissement d’une histoire ; 2° il rend évidente la trahison de l’art français par ceux qui étaient censés le servir et qui, par snobisme ou intérêt, ont préféré se plier aux prescriptions de New York ; 3° il fait entendre les réactions du public qui à l’époque n’avait pas encore été dressé à se taire respectueusement devant l’art dégradé ou le non-art qu’on lui impose.
Que pensait Rossellini du Centre Pompidou ? Tout indique qu’il aurait esquivé la question si on la lui avait posée. En tant que cinéaste, il se voulait regard objectif. Sa caméra enseigne à voir mais lui-même s’abstient de tout commentaire, attitude qui parut suspecte à un journaliste venu l’interroger. Elle lui faisait subodorer un modernisme tiède, peut-être même des réserves muettes. Or pour le progressisme « contemporain » du grand capital et pour son représentant Pompidou dont l’œil narquois surveillait la scène, il était d’autant plus impératif d’exprimer son enthousiasme que celui-ci était improbable. Talia demonstrare destruere est, « montrer ces choses c’est les détruire » disait Tertullien. Devant une œuvre comme celle de Rogers et Piano, il faut s’extasier avant de regarder. Après, il est trop tard. Le silence sonne désapprobateur comme si les mots manquaient pour dire sa consternation ! Une raison de plus pour que les bureaucrates n’aient pas voulu du documentaire de Rossellini et que les journalistes se soient senti tenus de le prendre à parti.
« L’objectivité n’existe pas lui, lança l’un d’eux. Vous exprimez votre point de vue ». « Je suis objectif en me servant de mes yeux sans avoir besoin des vôtres », lui rétorqua le néo-réaliste qui aurait pu citer Goethe disant « je peux promettre d’être objectif non d’être impartial ». Son film en apparence froid et compassé véhicule une prise de parti au moins implicite. Il commence par une vue d’ensemble de Paris. Au loin se profilent, Notre Dame, le Panthéon, le Sacré-Cœur. On entend les cloches, la caméra s’attarde sur les maisons décrépies du quartier et leurs toits; bref la ville traditionnelle de vieille civilisation. Puis à un moment donné, une grande verticale sombre se découpe à droite qui envahit progressivement le champ et oblitère la variété, la richesse, le pittoresque évocateur d’on ne sait quel tableau de Spitzweg. C’est le Centre Pompidou. On ne peut nier que ce contraste fasse sens et soit voulu.
Il y eut d’autres échanges significatifs entre Rossellini et les journalistes. Fishing for compliments, un de ces plumitifs lui posa des questions visant à lui faire reconnaître « le succès populaire » de Beaubourg. Loin de se laisser manipuler en saisissant la perche, Rossellini mit le phénomène sur le compte d’un trait du caractère parisien. Il cita un artiste qui avait attiré des foules pour avoir su piquer leur curiosité. Le centre Pompidou produit le même effet, insinua-t-il, parce qu’il n’y avait rien qui lui ressemblât dans le monde. En tout cas, au cours de ses nombreux voyages, il n’avait rien vu d’équivalent. Certains penseront que c’est le signe du génie des architectes, d’autres y verront la preuve de ce que le sommeil du souci esthétique engendre des monstres.
Avec plus de trente ans de recul, j’opterai pour le second terme de cette alternative car le Centre Pompidou contrevient aux principes les plus fondamentaux de l’architecture et de l’urbanisme. Comme tout art, la première crée des formes signifiantes et prégnantes, source de satisfaction esthétique. Comme tout art, elle nous parle au moyen d’un langage spécifique dont le vocabulaire est constitué d’un ensemble de motifs transmis durant des siècles, voire de millénaires. Se déployant dans les trois dimensions de l’espace, elle diffère de la sculpture en ce qu’elle abrite un espace intérieur clairement et manifestement séparé de l’extérieur. Beaubourg inflige un démenti emphatique à chacun des ces traits dont l’ensemble définit l’essence de l’architecture. On peut en dire autant de sa fonction en matière d’urbanisme, de ses devoirs envers la ville. Un bâtiment doit s’intégrer à l’ensemble constitué par les édifices voisins ; affaire en quelque sorte de politesse, d’urbanité. Au lieu de quoi Rogers et Piano ont infligé à Paris une incongruité. Ils ont posé sur son visage une verrue.
Pour légitimer le Centre Pompidou, on a comparé les protestations qui l’accueillirent à celles suscitées par le projet de la Tour Eiffel. Or cette dernière structure métallique n’est pas un bâtiment. La distinction entre l’intérieur et l’extérieur, que Rogers et Piano ont seulement affaiblie, n’existe pas du tout dans le cas de la Tour. N’étant pas de même nature que les immeubles qui sont à ses pieds, n’étant pas non plus à la même échelle (elle est dix fois plus haute), elle ne saurait jurer avec eux. Absolument hétérogène à son voisinage, la question de son intégration à celui-ci ne se pose même pas. Ajoutons que son dessin, basé sur deux courbes paraboliques qui tendent à se rejoindre asymptotiquement, est d’une grande élégance. Pour toutes ces raisons, la tour Eifel aussitôt achevée fut acceptée et même appréciée. Il en est allé différemment pour le Centre Pompidou dans lequel aucune considération esthétique n’est discernable. C’est surtout pour cette raison qu’il a été comparé à une raffinerie et pas seulement à cause des tubes et tuyaux dont il est fait. Ce rapprochement et sa réciproque se sont si bien ancrés dans les esprits que récemment le commentateur d’une émission de télévision sur l’industrie pétrolière en Irak qualifiait un ensemble de conduits vivement colorés de « Centre Pompidou du désert ».