21/01/2009
Badiou et l'Esthétique
Le terme inesthétique forgé par Alain Badiou figure dans le titre d’un de ses ouvrages le Petit manuel d’inesthétique. Est-ce un concept nouveau permettant de discriminer, par exemple, entre son approche (sa façon de poser les problèmes) et la mienne ? Nous verrons que ce n’est nullement le cas. Voici la définition qu’en donne Badiou : « Par ‘‘inesthétique’’ j’entends un rapport de la philosophie à l’art qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art ». Or dans ma thèse de février 1993 (Badiou présidait le jury) je définissais l’Esthétique comme « la réflexion méthodique sur l’Art [c’est-à-dire les œuvres d’art] en tant que source principale, directe ou indirecte, d’une expérience sui generis, l’expérience esthétique »[1]. Dans la suite, je précisais que je n’entendais pas le Beau (cause de l’expérience ou émotion esthétique et caractéristique des œuvres d’art réussies) au sens d’une métaphysique du beau à la manière platonicienne qui prendrait pour objet des propriétés esthétiques abstraites (formelles ou morales) existant indépendamment des objets qui les possèdent et dont la connaissance donnerait juridiction à la philosophie sur les objets en question, à savoir les œuvres d’art. Nous étions par conséquent d’accord sur le fond à ceci près que je n’estimais pas nécessaire d’inventer un mot nouveau dès lors que j’avais clairement expliqué comment j’entendais le mot ancien. La coïncidence entre l’esthétique, telle que je l’entends, et l’inesthétique de Badiou résulte d’ailleurs d’une autre coïncidence virtuelle : celle entre la vérité en art chez Badiou et le Beau dans la philosophie traditionnelle et plus généralement la substitution par Badiou du mot « Vrai » au mot « Bien » dans le texte de Platon (Cf. Second manifeste pour la philosophie, Fayard 2009 pp 119-120). Badiou désigne les valeurs par ses quatre types de vérité sans doute pour mieux prendre ses distances par rapport au relativisme de ce qu’il appelle la « sophistique moderne » liée au « tournant linguistique » de Wittgenstein et Heidegger. Il lui oppose son « geste platonicien » qui légitime la recherche de la vérité. En art, ce geste lui fait rejoindre le néoplatonisme de la Renaissance qui ne partage pas la méfiance de Platon à l’égard de l’image. Pour Badiou, un certain réalisme des idées s’avère contre le nominalisme non seulement dans le langage notionnel mais aussi dans les formes picturales ou sculpturales. Il aurait pu citer Goethe qualifiant d’Urpferd (cheval originaire) une œuvre de Phidias. On trouve ainsi chez lui des formulations comme celle-ci :« A seulement regarder ce qui existe d’invariant dans des mondes par ailleurs disparates, on s’oppose au relativisme » (Cf. Logique des mondes p 17), ou encore : « C’est bien un motif invariant, une vérité éternelle, qui est en travail entre le Maître de la grotte de Chauvet et Picasso. […] Peindre un animal […] est […] s’évader de la grotte pour remonter vers la lumière de l’Idée » (L. M. p 27).
Cette critique du relativisme est manifestement incompatible avec les positions favorables au modernisme artistique adoptées dans Le Siècle. C’est pourquoi j’ai dit que Badiou nous donnait des armes pour combattre ses opinions. En voici un autre exemple : la solution proposée par lui au problème « comment le non-être peut-il apparaître? » est la suivante : étant donné un apparaissant ce n’est pas sa négation qui apparaît mais son envers. Je trouve très satisfaisante cette solution et je la ferai mienne volontiers contre Badiou en remarquant ceci : ce qu’on nomme abusivement « art contemporain » doit être dit « non-art » non pas tellement au sens où il en serait la négation (en tant que telle celle-ci n’apparaît pas) mais en un sens élargi de la négation, à savoir comme l’envers de l’art. Badiou dit, en effet, « qu’un étant là et son envers n’ont, dans le monde, rien de commun » (L. M. p 118). Or de l’aveu des tenants même de l’art contemporain (par exemple Anne Cauquelin), celui-ci et l’art n’ont rien de commun.
Dans le domaine des arts plastiques comme dans les autres, chaque époque historique, chaque civilisation avait son style, tout comme son idéal humain : le héros, le Kalos kagathos, le chevalier, l’honnête homme, le gentleman. Et la nôtre ? Poser la question, c’est y répondre. Selon Badiou, il y a une « coresponsabilité de l’art, qui produit des vérités, et de la philosophie, qui, sous condition qu’il en ait, a pour devoir […] de les montrer ». Sous condition qu’il y en ait, justement. Que doit-on faire si dans la société du spectacle il n’y en a pas, non certes absolument, mais sous les projecteurs médiatiques ? La tâche de la philosophie n’est pas, il me semble, de suivre l’opinion dans ses illusions nourries par les médias ni de s’incliner devant le mensonge selon lequel le non-art est de l’art. Or Badiou qui pose au révolutionnaire maoiste envers et contre tout pratique le suivisme le plus servile quand il s’agit de peinture, de sculpture, d’architecture et de musique. En 1998 il avait eu la prudence de s’abstenir d’en parler, réservant ses commentaires au cinéma, au théâtre, à la danse, à la poésie c’est-à-dire à des créateurs authentiques et incontestables. C’est ailleurs que l’avant-gardisme a sévi et c’est de cette calamité qu’il fera l’éloge dans Le Siècle. Ce livre décrit les « effets intraphilosophiques » produits par l’absence d’art. Dans mon cas, ces effets ont conduit à l’élaboration des premiers linéaments d’une esthétique. Dans le sien elle a produit une anti-esthétique seule digne de l’anti-art dont elle fait l’apologie.
[[1] On trouvera ce passage également dans mon livre Pour l’Art Eclipse et renouveau, déjà cité, p 193.
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18/01/2009
Note
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L'universel
Les civilisations engendrent toutes de l’universel sous la forme d’œuvres, de valeurs, de vérités. Je serai donc d’accord avec Alain Finkielkraut disant dans son émission « Répliques» : « S’il y a de l’universel en France, il est issu de la particularité française ». Cependant il existe une civilisation qui mérite d’être qualifiée d’universaliste au sens où elle se réfère explicitement à l’humanité dont font partie avec une égale dignité tous nos semblables. Cette civilisation s’intéresse aux autres civilisations, s’ouvre à leur influence et reconnaît leur contribution au trésor intellectuel du genre humain. C’est en Europe, héritière en cela de la Grèce antique, qu’elle a fleuri. Toutes les sociétés sont à l’origine ethnocentriques et voient dans leurs membres les hommes véritables. C’est en Europe que sont apparus pour la première fois des penseurs qui prenaient leurs distances avec cette façon de voir, ce qui a rendu possible une discipline scientifique portant le nom d’ethnologie. Les premières recherches ethnologiques au cinquième siècle avant J.-C. sont dues à Hérodote, le père de l’histoire, mot qui signifiait alors enquête[1].
Mes désaccords avec Alain Badiou à qui je reproche son universalisme extrémiste et unilatéral, ont pour enjeux principaux l’art et la civilisation. Une de ses thèses auxquelles je m’opose le plus est la suivante : « L’universalité des vérités se soutient de formes subjectives qui ne peuvent être ni individuelles, ni communautaires ». C’est sans doute vrai pour les sciences dites exactes, mais qu’en est-il de l’art et de la poésie ? Comment penser le rapport entre les œuvres de l’esprit et le site civilisationnel et national qui les a engendrées et dont elles portent le nom ? D’un côté, l’art est le corps et la substance de toute civilisation. D’un autre côté, cette dernière imprime aux œuvres leur physionomie et leur parfum propre. Le Parthénon et le Taj Mahal créent un style emblématique d’une civilisation et en même temps présupposent celle-ci. Comme on le voit sur cet exemple, une particularité traditionnelle est la condition d’un chef-d’œuvre qui s’y rattache et qui néanmoins possède en tant que chef-d’oeuvre une validité universelle au sens où il peut émouvoir toute personne sensible à l’architecture. Celle-ci disparaît comme art dès lors qu’elle ne se soumet plus à un style, expression d’une culture singulière. La notion de « style international » (c’est ainsi qu’on a désigné le modernisme architectural) est un oxymore. Si l’on admet avec Hegel que l’universel (garant de la validité) se donne dans le particulier, il s’en suit que si vous supprimez l’un des deux contraires il ne reste plus rien de l’ensemble en tant qu’art. En parlant de lui-même, un artiste nous parle à tous. Il perdrait tout pouvoir de nous toucher s’il renonçait à exprimer sa sensibilité personnelle.
Je m’inscrirai donc en faux contre la thèse de Badiou selon laquelle l’appropriation d’une vérité implique l’« affirmation de l’unité des mondes dès lors qu’on les considère du point de vue des vérités »[3]. Le fait d’apprécier aussi bien le Taj Mahal que le Parthénon ne conduit pas à reconnaître l’unité des mondes mais au contraire à prendre mieux conscience de leur distinction essentielle. On ne promeut pas l’universel en prônant la disparition des particularismes. Bien au contraire. La multiplicité des empires, nations, cités et autres entités politiques en concurrence, voire en guerre les unes avec les autres, contribue à la grandeur et à la vitalité de leurs civilisations ou cultures propres y compris dans le domaine des sciences dures comme l’a démontré David Cosandey[4]. C’est pourquoi je serais tenté de prendre le contrepied de la thèse de Badiou et de dire que l’universalité des vérités se soutient de formes subjectives individuelles ou communautaires.
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14/01/2009
Le non-art et l'objectivité du sociologue
Pour étudier objectivement une réalité, il faut ou bien ne pas avoir de parti-pris ou en être conscient et le déclarer d’emblée. Rares sont ceux qui jouent ainsi cartes sur table en particulier quant à leur terminologie. Les mots sont souvent choisis pour manipuler le public en présentant par exemple comme évident ce qui ne l’est pas. Ce fut la fonction du terme « avant-garde » dont on connaît la fortune dans l’histoire de l’art au vingtième siècle. Il y eut des avant-gardes aussi longtemps que théoriciens et critiques ont pu les présenter comme les fourriers d’une armée conquérante qui allait instaurer une nouvelle civilisation et un nouveau style. Quand vers 1975 ce stéréotype s’est révélé une imposture à force d’être usé, les apologistes du modernisme ont dû changer de discours, non pour dire la vérité mais pour continuer à mentir avec des mots différents. Ceux qu’ils ont choisis avaient la même fonction : interdire l’art. En se servant naïvement (ou trop habilement) des syntagmes « art contemporain » ou « art actuel », la fausse sociologue et vraie propagandiste Nathalie Heinich admet implicitement et fait admettre par ses lecteurs que le non-art est de l’art et même le seul concevable à notre époque (voir Le Monde du 6 janvier 2009). Elle n'a pas simplement recours par commodité à des expressions d’usage courant. Sinon elle ne parlerait pas sans ciller de « créations majeures de l’art contemporain ».
Fin 2006 la revue Le Débat a publié un article de Nathalie Heinich et invité quelques intellectuels à réagir, le dernier mot revenant à la "sociologue". Voici ce que j’écrivais à ce propos le 3 décembre 2006 à Marcel Gauchet :
Fidèle à son personnage et à son arrogance habituelle, la dame Heinich se classe sans façons parmi les ''doctes'' reléguant avec hauteur le malheureux Fumaroli au rang des ''mondains''. Maryvonne de Saint-Pulgent a dû apprécier, elle aussi, le paternalisme appuyé des éloges que lui décerne son interlocutrice. Celle-ci tente en vain de masquer sa qualité de « sociologue de cour » comme l’appelle Marc Fumaroli, en se targuant de son indépendance en tant que chercheur au moment même où elle sollicite de ses commanditaires habituels au ministère une énième enquête sociologique dont elle s’empresse d’ailleurs de nous donner les principales conclusions ! Ses travaux, à l’en croire, seraient scientifiques, critiques, au-dessus de la mêlée. En fait, elle est un rouage du mécanisme qui perpétue l’idéologie dominante, fondée sur des présupposés n’ayant besoin d’aucun étayage argumentatif. Situation éminemment confortable ! Les propos de Jack Lang, Nathalie Heinich e tutti quanti coulent de source dès lors qu’on accepte que l’« art contemporain » est de l’art. [...] On a envie de poser à ces messieurs-dames qui évoluent dans les parages du pouvoir une question qu’il est vital pour eux d’occulter : peut-on examiner d’un point de vue exclusivement sociologique la politique de l’Etat vis-à-vis de l’art à une époque où sa définition fait problème ? Nathalie Heinich ne veut pas savoir que ce problème est l’objet d’un débat inter doctos. Cette dénégation s’exprime dans son texte quand elle parle de « création authentique » à propos d’art contemporain. Un tas de charbon est-il une création et en quel sens pourrait-elle être authentique ? L’action publique, dit-elle, devrait « privilégier à qualité équivalente la pluralité des expressions ». Or il est par définition impossible d’apprécier une « qualité équivalente » entre l’art au sens que ce mot a toujours eu et une « pratique » conçue de façon à n’avoir rien de commun avec lui. Nathalie Heinich voudrait qu’un centre d’art puisse dire non à un acte de vandalisme se donnant comme geste créateur. Par exemple le dynamitage dudit centre ou le bris de l’urinoir de Duchamp (une copie), "chef d’œuvre" de Pinoncelli. Mais en se réclamant de Duchamp l’art contemporain ne se définit-il pas comme geste de transgression ? Qui a qualité pour lui poser des limites et selon quels critères ? Si malgré tout on admettait de telles limites (ni dynamitage, ni coups de marteau, ni installations pédophiles comme à Bordeaux) alors au nom de quoi refuserait-on les limites d’ordre esthétique propres à l’art (pas de barbouillages informes, pas d’amas de ferrailles, pas d’excréments) ?
Nathalie Heinich disant toujours la même chose j’aurais pu m’arrêter là. Cependant il y a quelques pépites à récolter dans son dernier article. Elle reconnaît que « l’art actuel ne fait pas – et de moins en moins – consensus ». La parution des livres de Christine Sourgins, d'Aude de Kerros et du mien est sans doute pour quelque chose dans cette concession. Elle va même jusqu’à parler du « discrédit dont pâtit l’art contemporain au-delà de son propre monde », ce monde constitué de professionnels fonctionnant en vase clos. Déplorant cette situation, elle propose une série de recettes pour y remédier en mettant en valeur le « travail » des médiateurs indispensables à une époque où on ne peut se contenter de regarder ce qui est exposé (on risquerait de s’apercevoir qu’un tas de merde est un tas de merde). Ces intermédiaires sont conservateurs de musée, directeurs de centres d’art, commissaires d’exposition, galeristes, experts de salles de ventes. Pour sortir tout ce monde du ghetto il faudrait des conférences de presse, l’ouverture à tous les courants du non-art et « pas seulement aux installations, performances, vidéos et photographies, des prix annuels pour la galerie la plus dynamique ou la meilleure exposition et, bien sûr, car Nathalie Heinich ne s’oublie pas, "que le ministère de la culture commande des enquêtes sociologiques sur les intermédiaires en question."
J’espère que vous avez apprécié le comique involontaire de notre Durkheim en jupon.
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18:59 Publié dans Art / Non-art | Lien permanent | Commentaires (0)