24/06/2007
La grand misère de l'art
Dès la naissance de ce blog, de nombreuses notes ont traité de l'ainsi nommé "art contemorain" en supposant que tout un chacun savait à quel point c'est du n'importe quoi. Mais peut-être me trompais-je. Après tout, il faut une bonne dose de masochisme pour visiter les expositions de cet "art" officiel et ceux qui ne les fréquentent pas nourrissent d'étranges illusions sur ce qu'on y montre. A titre de "piqûre de rappel", voici donc la substance d'une coupure de presse que je viens de retrouver.
L'armateur norvégien Astrup Fearnley a fondé un musée privé à Oslo. Il possède, nous apprend Harry Bellet, "des sculptures emblématiques comme la vache et son veau couppés dans le sens de la longueur par l'Anglais Damien Hirst" (Le Monde du 14-15 novembre 2004). Ce que ne dit pas Bellet, c'est que les prétendues "sculptures" sont en fait une vraie vache et un vrai veau traités chimiquement pour ne pas se décomposer.
Ce sont en effet des oeuvres "emblématiques", étant à la fois typiques et du plus haut niveau si l'on en croit leurs thuriféraires. A notre époque, le non-art a usurpé la place de l'art. Notre société ne crée pas de beau. Quand il s'en crée malgré tout, elle ne le reconnaît pas comme son rejeton légitime car elle éprouve à son égard une haine féroce. Certains admettent difficilement cette situation et invoquent l'existence d'une vie culturelle. Celle-ci prouve seulement que la domination du non-art, soutenu par l'Etat et les puissances de l'argent, n'était pas une fatalité. Bien que globalement défavorable à l'art, le capitalisme est en effet compatible avec un niveau modeste de créativité artistique. Si l'avant-gardisme a quasiment détruit la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique; s'il a laissé vivants la littérature (le roman), le théâtre, le cinéma, cela tient aux différences dans les modes de réception et de financement ainsi que dans les procédures d'homologation et de consécration propres à chaque art. Dans ceux qui sont restés indemnes, on ne peut produire sans investir de grosses sommes. Pour assurer leur rentabilité, il faut que l'offre rencontre une demande importante. La réception qui exige du temps et une attention soutenue se fait dans l'isolement du domicile ou de la salle obscure. Le snobisme et la spéculation n'y ont aucune part. Certains arts ont besoin d'un public de masse alors que d'autres peuvent se contenter d'un public de snobs et par ailleurs on peut spéculer sur le non-art contemporain mais pas sur des films ou des romans. En musique prétendument d'avant-garde, la consécration se fait dans des concerts financés par les commandes publiques qui rassemblent quelques dizaines ou centaines de professionnels, toujours les mêmes. Il n'y a pratiquement pas d'acheteurs pour les enregistrement payés par le ministère. Dans les arts plastiques, le financement est assuré par l'Etat et les spéculateurs; il y a donc un marché mais pas de public autre qu'institutionnel.
Les arts toujours vivants sont mimétiques. Ils ont conservé leurs critères de compétence professionnelle et d'excellence. Cependant, même eux sont entraînés sur la pente de la dépression culturelle générale. Face à leurs productions, on est souvent submergé de dégoût pour ce qui a des prétentions artistiques et n'est que le redoublement mécanique de la vie quotidienne par la photographie, le cinéma, la télévision, la vidéo ou la littérature trivialement autobiographique. Le vulgaire, le plat, l'insignifiant prolifèrent et revendiquent une place à côté d'Homère et de Shakespeare, de Phidias et de Michel-Ange. Ce ne sont pas les moyens techniques mis en oeuvre qui sont en cause, mais l'attention prêtée au banal par des artistes à l'intellect trop pauvre. Comparant les mélodrames ou vaudeville d'autrefois avec les feuilltons de la télévision, Jean Dutourt concluait que même "notre bêtise nationale" n'était plus ce qu'était. Alors il parlait de "décadence" car "on reconnaît l'énergie d'une civilisation à la bonne qualité des choses médiocres".
16:40 Publié dans Art / Non-art | Lien permanent | Commentaires (0)
Alain Badiou et l'Afrique
Il y a peu, j'ai consacré une note à la sollicitude de Badiou pour les Africains malades du sida. Il y aurait encore beaucoup plus à dire sur son humanitarisme tiers-mondiste digne de mère Thérésa. Considérons le troisième chapitre de son livre Le Siècle. Il y parle du nombre, "fétiche des temps actuels" car "là où le réel vient à défaillir se tient le nombre aveugle" (p 46). Pourtant il tient à faire comme les autres. "Moi aussi, dit-il [...] je vais y aller de mes nombres (p 47) et de nous asséner ses statistiques favorites (connues de chacun) sur les sidéens soignés chez nous mais guère dans les pays sous-développés, sur la pauvreté dans le monde, sur son aggravation dans quelques pays etc. en insistant sur "l'Afrique crucifiée".
Badiou qui n'a jamais étudié l'économie, bien qu'il soit marxiste, oublie un certain nombre de faits élémentaires. Grâce à l'Europe, le sida ne risque pas de dépeupler l'Afrique. Ce n'est pas l'Europe qui a infecté l'Afrique mais le contraire. Saboter la recherche médicale (en annulant les brevets) n'est pas le bon moyen de soigner les malades. La philanthropie n'a pas sa place dans les relations internationales où règnent les rapports de force. L'Afrique a été crucifiée par les siens : les Amin Dada, les Mugabé, les Taylor, les Hissène Habré, les Bokassa. J'en passe et de meilleurs (de plus monstrueux). Le pire intellectuellement est que Badiou raisonne comme si les richesses dans le monde existaient indépendamment du travail, si bien que la seule question qui se poserait concernerait la distribution de ses richesses. Comme les hommes sont égaux en droits, il faudrait (croit-on comprendre) que leur parts dans le partage soient égales sans considérer leur contribution à la production.
16:00 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)
17/06/2007
Badiou historien
Plusieurs de mes notes ont déjà été consacrées à un examen critique des thèses concernant l'art défendues dans son livre Le siècle (2005) par Alain Badiou. Avant de poursuivre cet examen je voudrais introduire une parenthèse sur ses références à l'antiquité grecque. Elles peuvent paraître périphériques par rapport au centre de son propos mais elles nous en apprennent long sur l'érudition, pas toujours de bon aloi, qui étaye les tours de Babel théoriques au moyen desquelles il prétend escalader le ciel. Le chapitre 8 du livre cité s'intitule "Anabase". Le mot est poétique et il est emprunté à des poètes mais comme toujours chez Badiou la poésie est étudiée pour sa signification philosophique. Malheureusement il ne s'en tient pas là et nous propose en préambule de longues considérations de philologie helléniste qui seraient passionnantes si elles ne s'appuyaient sur un grossier contresens. Qu'on en juge. Anabase désigne traditionnellement un récit historique de Xénophon, plus précisément sa première partie qui raconte l'expédition lancée par Cyrus le jeune pour s'emparer du trône de Perse Elle se termine par la bataille de Cunaxa près de Babylone où le prétendant fut tué. Commence alors la seconde partie qui nous fait suivre la "retraite" (selon la traduction française) des soldats grecs recrutés par le prince rebel. Anabasis veut dire montée et aussi marche à l'intérieur d'un pays en s'éloignant des côtes (Anodos en est un synonyme). C'est pourquoi la première partie du livre de Xénophon porte le titre Kyrou anabasis. Ces explications étaient nécessaires pour mesurer l'énormité du contresens. Selon Badiou ""Anabase" va nommer le mouvement [des Grecs] vers "chez eux" (p 120). A la page suivante il nous dit que le verbe "anabanein ("anabaser" en somme) veut dire [...] "revenir"". Page 136 il cite les mots de Celan : "montée et retour" et précise qu'ils sont une "traduction tout à fait exacte du verbe anabanein". Les significations sont ainsi inversées. Chez Xénophon le chemin aller se dit "anabasis" et le chemin retour cathodos son antonyme. Cela donne Kathodos ton myrion (La retraite, ou le retour, des dix mille). Badiou aggrave son cas en tirant de son erreur des gloses qui, on s'en doute, ont peu de chances d'être pertinentes. En revanche Saint-John Perse et Celan ne commettent aucune bévue lorsqu'ils donnent à des poèmes le titre Anabase. Chez eux ce mot fait allusion à la totalité du chef d'oeuvre de Xénophon et vaut par sa puissance évocatrice. Quand Badiou cesse de puiser à tort et à travers dans ses souvenirs d'helléniste en herbe pour commenter ces deux poètes, les réflexions qu'il nous offre peuvent être très éclairantes. Elles se concluent par ces interrogations tout à fait de saison : "Que veut dire "nous" en temps de paix?" "Comment passer du "nous" fraternel de l'épopée", serait-elle nihiliste (Saint-John Perse), "au "nous" disparate de l'ensemble" (Paul Celan)? Qu'on me permette enfin d'ajouter une petite remarque sur le chapitre de Logiques des mondes (2006) où Badiou analyse la bataille de Gaugamèles remportée par Alexandre le grand. Son adversaire Darius aurait eu le tort de compter sur les chars à faux pour rompre la phalange macédonienne. C'est ce que dit Arrien dans son livre L'anabase d'Alexandre. Curieusement un détail a échappé à Badiou; un détail qu'il aurait dû, plus que tout autre, avoir présent à l'esprit, à savoir le rapprochement avec l'autre "Anabase", celle de Cyrus le jeune, dont je viens de dire qu'il en a parlé à tort et à travers dans son précédent livre. Lors de la bataille de Cunaxa, l'adversaire de Cyrus, son frère aîné Artaxerxes, avait déjà tenté de briser la phalange grecque avec une charge de ses chars à faux. L'échec avait été complet. Bien entendu Alexandre avait lu de près Xénophon. Ce n'était pas le cas de Darius et de son état major. Les Perses n'avaient pas d'historiens. Ils ne savaient même pas que de tels animaux existaient sans quoi ils n'auraient pas eu de nouveau recours à une tactique dont l'expérience avait démontré l'inefficacité. Leur infériorité militaire n'était donc pas sans rapport avec leur civilisation plus étriquée.
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18:34 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)
Badiou le rebelle
Pour illustrer la possibilité d'un art non-classique, Badiou cite un texte de Breton d'une facture des plus classiques. L'équivalent pictural d'un tel écrit pourrait ressembler à un tableau d'Ingres.
Badiou en retient surtout l'éloge de la rebellion serait-elle "extrêmement coûteuse en vies, en douleurs, en drames" (p.203). "Une des puissantes formes de la passion du réel (...) aura été, jusqu'à ces dernières années le refus hautain de comparaître devant le tribunal truqué des résultats économiques, sociaux, "humains" et autres" (ibid.). Par "autres" il faut surtout entendre le "sacrifice" de l'art (c'est le mot de Badiou) sur l'autel de l'avant-gardisme.
Notre ami ne se rend pas compte à quel point le pathos de la rebellion est daté (années 30-40). Aujourd'hui, la rebellion est une posture professionnelle, "un positionnement rentable", comme le faisait remarquer Guillaume Allary dans Le Monde du 31 mai 2007. Voici quelques extraits de cet article : "Brian Molko, chanteur rock, vient de porter plainte contre un hebdomadaire qui avait publié un photo de lui en train de promener son bébé en poussette (...). Motif? Atteinte à son image de marginal". (...) il "demande réparation (...) parce qu'on n'a pas dit du mal de lui.(...) Un artiste présenté comme androgyne, sulfureux et provocateur, bref comme un rebelle, reconnaît que ce prortrait n'est qu'une construction médiatique et qu'en plus c'est son fond de commerce".
18:27 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)