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18/01/2009

Note

http://www.kostasmavrakis.fr/

L'universel

Les civilisations engendrent toutes de l’universel sous la forme d’œuvres, de valeurs, de vérités. Je serai donc d’accord avec Alain Finkielkraut disant dans son émission « Répliques» : « S’il y a de l’universel en France, il est issu de la particularité française ». Cependant il existe une civilisation qui mérite d’être qualifiée d’universaliste au sens où elle se réfère explicitement à l’humanité dont font partie avec une égale dignité tous nos semblables. Cette civilisation s’intéresse aux autres civilisations, s’ouvre à leur influence et reconnaît leur contribution au trésor intellectuel du genre humain. C’est en Europe, héritière en cela de la Grèce antique, qu’elle a fleuri. Toutes les sociétés sont à l’origine  ethnocentriques et voient dans leurs membres les hommes véritables. C’est en Europe que sont apparus pour la première fois des penseurs qui prenaient leurs distances avec cette façon de voir, ce qui a rendu possible une discipline scientifique portant le nom d’ethnologie. Les premières recherches ethnologiques au cinquième siècle avant J.-C. sont dues à Hérodote, le père de l’histoire, mot qui signifiait alors enquête[1].

Mes désaccords avec Alain Badiou à qui je reproche son universalisme extrémiste et unilatéral, ont pour enjeux principaux l’art et la civilisation. Une de ses thèses auxquelles je m’opose le plus est la suivante : « L’universalité des vérités se soutient de formes subjectives qui ne peuvent être ni individuelles, ni communautaires ». C’est sans doute vrai pour les sciences dites exactes, mais qu’en est-il de l’art et de la poésie ? Comment penser le rapport entre les œuvres de l’esprit et le site civilisationnel et national qui les a engendrées et dont elles portent le nom ? D’un côté, l’art est le corps et la substance de toute civilisation. D’un autre côté, cette dernière imprime aux œuvres leur physionomie et leur parfum propre. Le Parthénon et le Taj Mahal créent un style emblématique d’une civilisation et en même temps présupposent celle-ci. Comme on le voit sur cet exemple, une particularité traditionnelle est la condition d’un chef-d’œuvre qui s’y rattache et qui néanmoins possède en tant que chef-d’oeuvre une validité universelle au sens où il peut émouvoir toute personne sensible à l’architecture. Celle-ci disparaît comme art dès lors qu’elle ne se soumet plus à un style, expression d’une culture singulière. La notion de « style international » (c’est ainsi qu’on a désigné le modernisme architectural) est un oxymore. Si l’on admet avec Hegel que l’universel (garant de la validité) se donne dans le particulier, il s’en suit que si vous supprimez l’un des deux contraires il ne reste plus rien de l’ensemble en tant qu’art. En parlant de lui-même, un artiste nous parle à tous. Il perdrait tout pouvoir de nous toucher s’il renonçait à exprimer sa sensibilité personnelle.

Je m’inscrirai donc en faux contre la thèse de Badiou selon laquelle l’appropriation d’une vérité implique l’« affirmation de l’unité des mondes dès lors qu’on les considère du point de vue des vérités »[3]. Le fait d’apprécier aussi bien le Taj Mahal que le Parthénon ne conduit pas à reconnaître l’unité des mondes mais au contraire à prendre mieux conscience de leur distinction essentielle.  On ne promeut pas l’universel en prônant la disparition des particularismes. Bien au contraire. La multiplicité des empires, nations, cités et autres entités politiques en concurrence, voire en guerre les unes avec les autres, contribue à la grandeur et à la vitalité de leurs civilisations ou cultures propres y compris dans le domaine des sciences dures comme l’a démontré David Cosandey[4]. C’est pourquoi je serais tenté de prendre le contrepied de la thèse de Badiou et de dire que l’universalité des vérités se soutient de formes subjectives individuelles ou communautaires.



[1] Cf. Kostas Mavrakis : « La Grèce et la querelle de l’universalisme », Krisis n° 23, janvier 2000.

[2] Cf. Alain Badiou, Logique des mondes, Seuil 2006, p 17.

[3] Cf. Alain Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Fayard 2009, p 31.

[4] Cf. Le Secret de l’Occident, Gallimard 2007.

14/01/2009

Le non-art et l'objectivité du sociologue

Pour étudier objectivement une réalité, il faut ou bien ne pas avoir de parti-pris ou en être conscient et le déclarer d’emblée. Rares sont ceux qui jouent ainsi cartes sur table en particulier quant à leur terminologie. Les mots sont souvent choisis pour manipuler le public en présentant par exemple comme évident ce qui ne l’est pas. Ce fut la fonction du terme « avant-garde » dont on connaît la fortune dans l’histoire de l’art au vingtième siècle. Il y eut des avant-gardes aussi longtemps que théoriciens et critiques ont pu les présenter comme les fourriers d’une armée conquérante qui allait instaurer une nouvelle civilisation et un nouveau style. Quand vers 1975 ce stéréotype s’est révélé une imposture à force d’être usé, les apologistes du modernisme ont dû changer de discours, non pour dire la vérité mais pour continuer à mentir avec des mots différents. Ceux qu’ils ont choisis avaient la même fonction : interdire l’art. En se servant naïvement (ou trop habilement) des syntagmes « art contemporain » ou « art actuel », la fausse sociologue et vraie propagandiste Nathalie Heinich admet implicitement et fait admettre par ses lecteurs que le non-art est de l’art et même le seul concevable à notre époque (voir Le Monde du 6 janvier 2009). Elle n'a pas simplement recours par commodité à des expressions d’usage courant. Sinon elle ne parlerait pas sans ciller de « créations majeures de l’art contemporain ».

      Fin 2006 la revue Le Débat a publié un article de Nathalie Heinich et invité quelques intellectuels à réagir, le dernier mot revenant à la "sociologue". Voici ce que j’écrivais à ce propos le 3 décembre 2006 à Marcel Gauchet :

Fidèle à son personnage et à son arrogance habituelle, la dame Heinich se classe sans façons parmi les ''doctes'' reléguant avec hauteur le malheureux Fumaroli au rang des ''mondains''. Maryvonne de Saint-Pulgent a dû apprécier, elle aussi, le paternalisme appuyé des éloges que lui décerne son interlocutrice. Celle-ci tente en vain de masquer sa qualité de « sociologue de cour » comme l’appelle Marc Fumaroli, en se targuant de son indépendance en tant que chercheur au moment même où elle sollicite de ses commanditaires habituels au ministère une énième enquête sociologique dont elle s’empresse d’ailleurs de nous donner les principales conclusions ! Ses travaux, à l’en croire, seraient scientifiques, critiques, au-dessus de la mêlée. En fait, elle est un rouage du mécanisme qui perpétue l’idéologie dominante, fondée sur des présupposés n’ayant besoin d’aucun étayage argumentatif. Situation éminemment confortable ! Les propos de Jack Lang, Nathalie Heinich e tutti quanti coulent de source dès lors qu’on accepte que l’« art contemporain » est de l’art. [...] On a envie de poser à ces messieurs-dames qui évoluent dans les parages du pouvoir une question qu’il est vital pour eux d’occulter : peut-on examiner d’un point de vue exclusivement sociologique la politique de l’Etat vis-à-vis de l’art à une époque où sa définition fait problème ? Nathalie Heinich ne veut pas savoir que ce problème est l’objet d’un débat inter doctos. Cette dénégation s’exprime dans son texte quand elle parle de « création authentique » à propos d’art contemporain. Un tas de charbon est-il une création et en quel sens pourrait-elle être authentique ? L’action publique, dit-elle, devrait « privilégier à qualité équivalente la pluralité des expressions ». Or il est par définition impossible d’apprécier une « qualité équivalente » entre l’art au sens que ce mot a toujours eu et une « pratique » conçue de façon à n’avoir rien de commun avec lui. Nathalie Heinich voudrait qu’un centre d’art puisse dire non à un acte de vandalisme se donnant comme geste créateur. Par exemple le dynamitage dudit centre ou le bris de l’urinoir de Duchamp (une copie), "chef d’œuvre" de Pinoncelli. Mais en se réclamant de Duchamp l’art contemporain ne se définit-il pas comme geste de transgression ? Qui a qualité pour lui poser des limites et selon quels critères ? Si malgré tout on admettait de telles limites (ni dynamitage, ni coups de marteau, ni installations pédophiles comme à Bordeaux) alors au nom de quoi refuserait-on les limites d’ordre esthétique propres à l’art (pas de barbouillages informes, pas d’amas de ferrailles, pas d’excréments) ?

        Nathalie Heinich disant toujours la même chose j’aurais pu m’arrêter là. Cependant il y a quelques pépites à récolter dans son dernier article. Elle reconnaît que « l’art actuel ne fait pas – et de moins en moins – consensus ». La parution des livres de Christine Sourgins, d'Aude de Kerros et du mien est sans doute pour quelque chose dans cette concession. Elle va même jusqu’à parler du « discrédit dont pâtit l’art contemporain au-delà de son propre monde », ce monde constitué de professionnels fonctionnant en vase clos. Déplorant cette situation, elle propose une série de recettes pour y remédier en mettant en valeur le « travail » des médiateurs indispensables à une époque où on ne peut se contenter de regarder ce qui est exposé (on risquerait de s’apercevoir qu’un tas de merde est un tas de merde). Ces intermédiaires sont conservateurs de musée, directeurs de centres d’art, commissaires d’exposition, galeristes, experts de salles de ventes. Pour sortir tout ce monde du ghetto il faudrait des conférences de presse, l’ouverture à tous les courants du non-art et « pas seulement aux installations, performances, vidéos et photographies, des prix annuels pour la galerie la plus dynamique ou la meilleure exposition et, bien sûr, car Nathalie Heinich ne s’oublie pas, "que le ministère de la culture commande des enquêtes sociologiques sur les intermédiaires en question."

J’espère que vous avez apprécié le comique involontaire de notre Durkheim en jupon.

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10/01/2009

Politique et morale

La morale prescrit ce qu’un individu doit faire dans ses rapports avec d’autres individus. La politique est l’art de conquérir le pouvoir, de le conserver, de l’exercer, ou, pour le moins d’en infléchir l’action. Une autre définition de la politique en ferait l’art d’atteindre au moindre prix certains objectifs considérés comme souhaitables à l’échelle de vastes groupes humains. La morale interdit d’utiliser une personne comme un moyen. En politique, cela est presque toujours nécessaire. La perte de vies humaines fait partie des risques à prendre ou des sacrifices à consentir dans l’intérêt supérieur de la collectivité, autrement dit du prix à payer. Cependant la morale ne perd pas ses droits en politique. Elle les fait valoir au moment du bilan. Pendant un certain temps, l’observateur extérieur doit suspendre son jugement s’il estime, comme c’est probable, qu’il ne connaît pas toutes les données. Avec le recul, cette réserve n’est plus de mise. L’heure des Tacite a sonné au sens de la fameuse envolée de Chateaubriand : « Lorsque dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire: il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscure la gloire du maître du monde".