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30/01/2009

Philippe Dagen et le non-art

 Sur le non-art, la position de Philippe Dagen a toujours été indécise, oscillante, vacillante aussi loin qu’on remonte en arrière. Dans un article du 4 mars 1987, il faisait un éloge dithyrambique de Daniel Buren à l’occasion de sa rétrospective au musée des Arts décoratifs où il était en effet à sa place. Le critique du Monde remarquait quand même ceci : « parce qu’il semble peu soucieux d’abandonner ses rayures – par souci évident d’orthodoxie moderniste – Daniel Buren est dans la position d’un musicien qui tenterait d’écrire un concerto sur une seule note ». Et il ajoutait : « la contestation s’est changée en académisme […] le musée a eu définitivement raison de celui qui voulait en finir avec tous les musées ». On ne saurait mieux souligner les inconséquences de Buren qui sont celles de toutes les avant-gardes. Leur mérite supposé réside dans une posture transgressive impossible à tenir durablement. Cependant Dagen s’abstient de tirer les conclusions logiques de ses constatations à savoir que les productions de Buren, qualifiées par lui-même de simplement décoratives, sont insignifiantes même en tant que telles et, à plus forte raison, du point de vue de l’art qui va toujours au-delà du décoratif.  

 

28/01/2009

Responsabilité personnelle et mécanismes du marché

L’homme d’affaires n’est pas un sujet libre dont les décisions pourraient être jugées selon des critères autres (moraux par exemple) que l’optimisation de sa gestion en termes de profit. Il ne lui est pas loisible de se conformer ou non à cette rationalité. Le détenteur du capital en est le fonctionnaire au sens où il travaille nécessairement à son accroissement indéfini. Comme les entrepreneurs sont en concurrence ils sont incités à investir dans l’innovation technique dont ils escomptent un accroissement de productivité ou la création de nouvelles marchandises qu’ils sauront rendre désirables grâce à la publicité. Rien ne les incite à proportionner leur production aux besoins préalablement exprimés, les seuls réels par opposition aux besoins imaginaires induits artificiellement. Comment échapper à ce mécanisme implacable qui pousse l’humanité vers un toujours plus d’objets superflus qui se traduira fatalement en un toujours moins de ressources naturelles indispensables ?

La mondialisation fait émerger tendanciellement un « nous » de l’humanité, nouveau sujet collectif. Ce « nous » s’oppose aux forces de la technique et du marché qui détruisent la planète. En elles-mêmes impersonnelles, ces forces produisent leurs effets en motivant les décideurs qui choisissent l’avantage à court terme de quelques uns (ne pas contrarier les Polonais qui se chauffent au charbon) même au prix de mille ans de souffrances pour tous. Ces décideurs sont des chefs d’entreprises et de gouvernements parfaitement identifiables. Ils sont l’ennemi.        

11:28 Publié dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)

23/01/2009

La photographie et la mimésis artistique

Baudelaire accuse la photographie d’inciter l’artiste à se prosterner devant la réalité visuelle la plus triviale tout en favorisant dans le public la tendance à ne s’intéresser qu’à la représentation exacte et plate de l’apparence. Aujourd’hui, curieusement, c’est un rôle tout opposé que prête l’opinion à la photographie. Celle-ci se serait chargée de la figuration libérant la peinture de cette tâche et la rendant à sa vraie vocation : la distribution des lignes, des valeurs (plages sombres et claires) et des couleurs sur une surface. Ceux qui expliquent ainsi l’abstraction par l’apparition d’une nouvelle technique se sont-ils demandé pourquoi les anciens Grecs n’ont pas abandonné la sculpture figurative après avoir inventé le moulage, procédé mécanique pour reproduire les corps ? C’est que la mimésis artistique est au service non de la reproduction de ce que chacun peut voir mais de l’imagination et de la délectation esthétique. Il a fallu la généralisation jusqu’à l’absurde de la division du travail par le capitalisme pour rendre plausible cette explication-justification par la photographie d’un phénomène dont les causes sont bien plus profondes. Le déclin de l’art provoqué  par ces causes ne s’est pas arrêté à l’abstraction qui triompha passagèrement dans les années cinquante du siècle passé. Ce processus s’est poursuivi implacablement jusqu’à la mort, ou plutôt l’éclipse de l’art dont nous ne sommes pas encore sortis.

21/01/2009

Badiou et l'Esthétique

Le terme inesthétique forgé par Alain Badiou figure dans le titre d’un de ses ouvrages le Petit manuel d’inesthétique. Est-ce un concept nouveau permettant de discriminer, par exemple, entre son approche (sa façon de poser les problèmes) et la mienne ? Nous verrons que ce n’est nullement le cas.  Voici la définition qu’en donne Badiou : « Par ‘‘inesthétique’’ j’entends un rapport de la philosophie à l’art qui, posant que l’art est par lui-même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art ». Or dans ma thèse de février 1993 (Badiou présidait le jury) je définissais l’Esthétique comme « la réflexion méthodique sur l’Art [c’est-à-dire les œuvres d’art] en tant que source principale, directe ou indirecte, d’une expérience sui generis, l’expérience esthétique »[1]. Dans la suite, je précisais que je n’entendais pas le Beau (cause de l’expérience ou émotion esthétique et caractéristique des œuvres d’art réussies) au sens d’une métaphysique du beau à la manière platonicienne qui prendrait pour objet des propriétés esthétiques abstraites (formelles ou morales) existant indépendamment des objets qui les possèdent et dont la connaissance donnerait juridiction à la philosophie sur les objets en question, à savoir les  œuvres d’art. Nous étions par conséquent d’accord sur le fond à ceci près que je n’estimais pas nécessaire d’inventer un mot nouveau dès lors que j’avais clairement expliqué comment j’entendais le mot ancien. La coïncidence entre l’esthétique, telle que je l’entends, et l’inesthétique de Badiou résulte d’ailleurs d’une autre coïncidence virtuelle : celle entre la vérité en art chez Badiou et le Beau dans la philosophie traditionnelle et plus généralement la substitution par Badiou du mot « Vrai » au mot « Bien » dans le texte de Platon (Cf. Second manifeste pour la philosophie, Fayard 2009 pp 119-120). Badiou désigne les valeurs par ses quatre types de vérité sans doute pour mieux prendre ses distances par rapport au relativisme de ce qu’il appelle la « sophistique moderne » liée au « tournant linguistique » de Wittgenstein et Heidegger. Il lui oppose son « geste platonicien » qui légitime la recherche de la vérité. En art, ce geste lui fait rejoindre le néoplatonisme de la Renaissance qui ne partage pas la méfiance de Platon à l’égard de l’image. Pour Badiou, un certain réalisme des idées s’avère contre le nominalisme non seulement dans le langage notionnel mais aussi dans les formes picturales ou sculpturales. Il aurait pu citer Goethe qualifiant d’Urpferd (cheval originaire) une œuvre de Phidias. On trouve ainsi chez lui des formulations comme celle-ci :« A seulement regarder ce qui existe d’invariant dans des mondes par ailleurs disparates, on s’oppose au relativisme » (Cf. Logique des mondes p 17), ou encore : « C’est bien un motif invariant, une vérité éternelle, qui est en travail entre le Maître de la grotte de Chauvet et Picasso. […] Peindre un animal […] est […] s’évader de la grotte pour remonter vers la lumière de l’Idée » (L. M. p 27).

Cette critique du relativisme est manifestement incompatible avec les positions favorables au modernisme artistique adoptées dans Le Siècle. C’est pourquoi j’ai dit que Badiou nous donnait des armes pour combattre ses opinions. En voici un autre exemple : la solution proposée par lui au problème « comment le non-être peut-il apparaître? » est la suivante : étant donné un apparaissant ce n’est pas sa négation qui apparaît mais son envers. Je trouve très satisfaisante cette solution et je la ferai mienne volontiers contre Badiou en remarquant ceci : ce qu’on nomme abusivement « art contemporain » doit être dit « non-art » non pas tellement au sens où il en serait la négation (en tant que telle celle-ci n’apparaît pas) mais en un sens élargi de la négation, à savoir comme l’envers de l’art. Badiou dit, en effet, « qu’un étant là et son envers n’ont, dans le monde, rien de commun » (L. M. p 118). Or de l’aveu des tenants même de l’art contemporain (par exemple Anne Cauquelin), celui-ci et l’art n’ont rien de commun.

Dans le domaine des arts plastiques comme dans les autres, chaque époque historique, chaque civilisation avait son style, tout comme son idéal humain : le héros, le Kalos kagathos, le chevalier, l’honnête homme, le gentleman. Et la nôtre ? Poser la question, c’est y répondre. Selon Badiou, il y a une « coresponsabilité de l’art, qui produit des vérités, et de la philosophie, qui, sous condition qu’il en ait, a pour devoir […] de les montrer ». Sous condition qu’il y en ait, justement. Que doit-on faire si dans la société du spectacle il n’y en a pas, non certes absolument, mais sous les projecteurs médiatiques ? La tâche de la philosophie n’est pas, il me semble, de suivre l’opinion dans ses illusions nourries par les médias ni de s’incliner devant le mensonge selon lequel le non-art est de l’art. Or Badiou qui pose au révolutionnaire maoiste envers et contre tout pratique le suivisme le plus servile quand il s’agit de peinture, de sculpture, d’architecture et de musique. En 1998 il avait eu la prudence de s’abstenir d’en parler, réservant ses commentaires au cinéma, au théâtre, à la danse, à la poésie c’est-à-dire à des créateurs authentiques et incontestables. C’est ailleurs que l’avant-gardisme a sévi et c’est de cette calamité qu’il fera l’éloge dans Le Siècle. Ce livre décrit les « effets intraphilosophiques » produits par l’absence d’art. Dans mon cas, ces effets ont conduit à l’élaboration des premiers linéaments d’une esthétique. Dans le sien elle a produit une anti-esthétique seule digne de l’anti-art dont elle fait l’apologie.



[[1] On trouvera ce passage également dans mon livre Pour l’Art Eclipse et renouveau, déjà cité, p 193.