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05/12/2008

Non-art et spéculation

En payant des sommes astronomiques pour une nullité artistique, en passant allègrement du zéro à l’infini, le financier démontre son pouvoir. Il se fait créateur ex nihilo. C’est une tout autre opération que celle qui consiste à payer cher ce qui est rare, précieux, génial. Le spéculateur, s’il est assez riche pour être un mégacollectionneur, ne choisit pas ce qui a de la valeur indépendamment de lui. C’est son choix qui fait la valeur et qui par là même fait l’histoire. Une histoire dont on présume qu'elle va toujours dans le sens du progrès. En rejetant le non-art, on touche au progressisme de l’histoire telle qu’elle est vue par les modernistes. La véhémence de leurs protestations quand une telle critique parvient à s’exprimer dans une publication qu’ils ne peuvent ignorer montre qu’ils sont atteints à un point vital. A leur portefeuille, certes, mais plus gravement à leur point d’honneur, à leurs béquilles idéologiques. Pour ces messieurs et leurs agents au sein de l’Etat, appeler un chat un chat et le non-art du non-art est insupportable : ils pourraient survivre au dommage matériel mais perdre la face leur serait fatal.

10/11/2008

Lucian Freud est-il un "artiste contemporain"?

Un portrait inachevé de Francis Bacon peint en 1956-57 par Lucian Freud a été adjugé 5.417.000 (près de 7 millions d'euros) le 19 octobre chez Christie's à Londres. Lucian Freud est un artiste tout ce qu'il y a de plus figuratif. Son métier et sa virtuosité impressionnent. Il prend place dans la continuité de la grande tradition; bref c'est un peintre au sens habituel du mot. A ce titre, il devrait normalement se voir dénier la qualité d'artiste de la part des tenants du prétendu "art contemporain" et c'est pour cette raison que les organismes chargés par l'Etat d'aquérir des oeuvres pour les collections nationales n'achètent jamais des peintures de ce genre. Sur le marché, Lucian Freud est pourtant incontestablement consédéré comme un des plus grands artistes contemporains. Cherchez l'erreur ! 

29/06/2007

La haine de l'art

Ma cible pendant quelque temps ne sera plus Alain Badiou mais Jacques Rancière à qui je reprocherai, pour commencer, de tenir implicitement pour illégitime toute interrogation sur le statut des objets divers et variés dont on veut nous persuader qu'ils sont de l'art. Il ne peut ignorer que cette prétention est problématique, mais il fait comme si de rien n'était. La domination totalitaire du non-art serait une fatalité dont on ne pourrait que prendre acte comme on le fait pour pour les phénomènes météorologiques. Quiconque proteste serait un nostalgique du passé. S'attaquant sans les nommer à Marc Fumaroli et à Michel Schneider il ironise sur "la niaiserie des pleureurs qui s'apitoient périodiquement sur la ruine de l'art dans le commerce et la politique culturels" (cf. Chroniques des temps consensuels, Paris 2005 (p 46).

La position adoptée par Rancière s'explique par son adhésion tacite aux thèses d'un auteur qu'il ne cite pas (il cite rarement ses sources) et qui est Nelson Goodman. Celui-ci est conduit par son nominalisme à interdire la question (dépourvue de sens pour lui) "qu'est-ce que l'art" à laquelle il substitue la question "quand y a-t-il de l'art?" Rancière admet pareillement qu'une même statue ou un même tableau sont ou ne sont pas de l'art selon les circonstances (cf. Malaise dans l'esthétique, Paris 2004, pp 15, 43, 53). L'exemple canonique donné par Goodman est qu'on peut boucher une fenêtre cassée avec une toile de Rembrandt. Celle-ci ne conviendrait pas plus à un usage qu'à un autre. Pour le sens commun, une toile d'un tel peintre a reçu de son travail des propriétés esthétiques qui la font être et rester ce qu'elle est qu'on s'en serve ou non comme source de délectation contemplative. Un nominaliste ne peut en convenir car il nie l'existence de substances qui seraient ceci ou cela. Ne partageant pas ce présupposé j'interpréterai les mêmes faits autrement. Considérons les soldats de Mummius jouant au trictrac sur un tableau de Zeuxis après le sac de Corinthe. Pour Plutarque cette anecdote ne nous apprend pas qu'un tableau peut fonctionner comme un simple paneau de bois, ce qui est évident. Elle témoigne seulement de la grossièreté des soudards romains, de leur manque de culture qui les rend aveugles à la beauté à laquelle serait sensible toute personne de goût éduqué par la familiarité avec les chefs-d'oeuvre.

Laissons de côté un instant les provocations de Goodman et posons-nous la question générale : n'est-il pas vrai que certaines oeuvres servent parfois à d'autres fins que l'expérience esthétique? Par exemple, le fameux groupe de Neptune et Amphitrite sculpté par Bienvenuto Cellini faisait partie d'un nécessaire de table et servait à présenter le sel et le poivre. C'était pourtant de l'art et les contemporains le percevaient ainsi. J'admettrai donc l'hypothèse infiniment probable qu'aucun artefact n'est beau accidentellement. Quand il est source de satisfaction esthétique, nous sommes en droit d'attribuer cet effet à des caractéristiques produites intentionnellement et pour cette raison nous lui reconnaîtrons le statut d'oeuvre d'art quelles que soient ses autres fonctions : religieuses, de propagande ou utilitaires.

En fait, Goodman et Rancière violent le principe juridique Nemo propriam turpitudinem invocat. On ne peut invoquer la barbarie pour réfuter la civilisation, ni son propre philistinisme pour ravaler l'art au rang du n'importe quoi. Ai-je raison d'user de termes aussi durs? Le philosophe que je critique les ratifie lui-même. A la page 36 du livre déjà cité (2004) il remarque ceci : "art contemporain" ne désigne ni la musique, ni la littérature, ni le cinéma mais uniquement "ce qui vient à la place de la peinture". Il définit donc l'art contemporain comme "ces assemblages d'objets [...] qui occupent les espaces où l'on voyait naguère des portraits accrochés aux murs". Mon lecteur perspicace perçoit déjà un bout de nez hideux qui pointe. Mais poursuivons la lecture. Selon Rancière "peinture" n'est pas seulement le nom d'un art. C'est le nom d'un dispositif qui vient occuper la même place et remplir la même fonction" (ibid.). Maintenant les choses sont claires. La "même fonction", Monsieur ancière? Elle peut sembler la même à qui ne sait rien et ne veut rien savoir de l'émotion esthétique qu'on retire à la vue d'un beau tableau, c'est-à-dire à qui est aveugle à la peinture et Dieu sait que cette engence abonde même parmi les philosophes. Quand triomphait le grand art, elle était inoffensive et se contentait d'imiter les signes de satisfactioçn des vrais amateurs de cet art. Aujourd'hui que le non-art exerce une domination sans partage, les béotiens polygraphes au service de l'Etat et de la haute finance sont devenus virulents et vénimeux car ils se sont chargés de la mission d'achever la peinture déjà mal en point. Pour cela, ils doivent agir masqués, mais ils ne parviennent pas toujours à dissimuler leur vraie nature et leur insensibilité au beau. Rancière se surveille; il enveloppe son propos d'un épais nuage dialectique, mais il ne peut empêcher le philistin en lui de percer. Il se trahit à travers son mépris de la peinture réduite à l'alignement monotone de portraits de famille.

Dans son livre suivant, Chroniques des temps consensuels Rancière laisse échaper des propos qui révèlent à quel point il est un béotien. Parlant de Picabia et de sa capacité à faire "tableaux ou anti-tableaux, figurations ou anti-figurations" (p 148) il n'y reconnaît que des "succès" et des preuves de "virtuosité". Il ne remarque pas la vulgarité et la facilité des peintures figuratives de Picabia qui copie servielement des photographies de charme sans le moindre élément imaginaire. Le sommet est atteint p 64 lorsque Rancière demande : "pourquoi donc considérer que l'art en général est en crise si celui qui venait dans un musée voir de la peinture trouve à sa place des tas de vieux habits, des empilements de postes de télévision ou des porcs coupés en deux? Et si même on pouvait taxer [tout cela] de nullité [...] pourquoi l'éclipse momentanée d'un art parmi d'autres serait-elle la catastrophe finale de l'art?" Ce qui s'exprime à travers ces interrogations rhétoriques, c'est encore le mépris de la peinture. Ce serait un art parmi d'autres qu'importe sa survie? De même les Juifs étaient un peuple parmi d'autres pourquoi faire un tel ramdam pour leur extermination? D'ailleurs, si tout le monde adoptait la même attitude consistant à trouver normal de voir dans un musée le genre d'objets qu'il énumère, l'éclipse de la peinture ne serait pas momentanée mais bel et bien définitive. 

24/06/2007

La grand misère de l'art

Dès la naissance de ce blog, de nombreuses notes ont traité de l'ainsi nommé "art contemorain" en supposant que tout un chacun savait à quel point c'est du n'importe quoi. Mais peut-être me trompais-je. Après tout, il faut une bonne dose de masochisme pour visiter les expositions de cet "art" officiel et ceux qui ne les fréquentent pas nourrissent d'étranges illusions sur ce qu'on y montre. A titre de "piqûre de rappel", voici donc la substance d'une coupure de presse que je viens de retrouver.

L'armateur norvégien Astrup Fearnley a fondé un musée privé à Oslo. Il possède, nous apprend Harry Bellet, "des sculptures emblématiques comme la vache et son veau couppés dans le sens de la longueur par l'Anglais Damien Hirst" (Le Monde du 14-15 novembre 2004). Ce que ne dit pas Bellet, c'est que les prétendues "sculptures" sont en fait une vraie vache et un vrai veau traités chimiquement pour ne pas se décomposer.

Ce sont en effet des oeuvres "emblématiques", étant à la fois typiques et du plus haut niveau si l'on en croit leurs thuriféraires. A notre époque, le non-art a usurpé la place de l'art. Notre société ne crée pas de beau. Quand il s'en crée malgré tout, elle ne le reconnaît pas comme son rejeton légitime car elle éprouve à son égard une haine féroce. Certains admettent difficilement cette situation et invoquent l'existence d'une vie culturelle. Celle-ci prouve seulement que la domination du non-art, soutenu par l'Etat et les puissances de l'argent, n'était pas une fatalité. Bien que globalement défavorable à l'art, le capitalisme est en effet compatible avec un niveau modeste de créativité artistique. Si l'avant-gardisme a quasiment détruit la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique; s'il a laissé vivants la littérature (le roman), le théâtre, le cinéma, cela tient aux différences dans les modes de réception et de financement ainsi que dans les procédures d'homologation et de consécration propres à chaque art. Dans ceux qui sont restés indemnes, on ne peut produire sans investir de grosses sommes. Pour assurer leur rentabilité, il faut que l'offre rencontre une demande importante. La réception qui exige du temps et une attention soutenue se fait dans l'isolement du domicile ou de la salle obscure. Le snobisme et la spéculation n'y ont aucune part. Certains arts ont besoin d'un public de masse alors que d'autres peuvent se contenter d'un public de snobs et par ailleurs on peut spéculer sur le non-art contemporain mais pas sur des films ou des romans. En musique prétendument d'avant-garde, la consécration se fait dans des concerts financés par les commandes publiques qui rassemblent quelques dizaines ou centaines de professionnels, toujours les mêmes. Il n'y a pratiquement pas d'acheteurs pour les enregistrement payés par le ministère. Dans les arts plastiques, le financement est assuré par l'Etat et les spéculateurs; il y a donc un marché mais pas de public autre qu'institutionnel.

Les arts toujours vivants sont mimétiques. Ils ont conservé leurs critères de compétence professionnelle et d'excellence. Cependant, même eux sont entraînés sur la pente de la dépression culturelle générale. Face à leurs productions, on est souvent submergé de dégoût pour ce qui a des prétentions artistiques et n'est que le redoublement mécanique de la vie quotidienne par la photographie, le cinéma, la télévision, la vidéo ou la littérature trivialement autobiographique. Le vulgaire, le plat, l'insignifiant prolifèrent et revendiquent une place à côté d'Homère et de Shakespeare, de Phidias et de Michel-Ange. Ce ne sont pas les moyens techniques mis en oeuvre qui sont en cause, mais l'attention prêtée au banal par des artistes à l'intellect trop pauvre. Comparant les mélodrames ou vaudeville d'autrefois avec les feuilltons de la télévision, Jean Dutourt concluait que même "notre bêtise nationale" n'était plus ce qu'était. Alors il parlait de "décadence" car "on reconnaît l'énergie d'une civilisation à la bonne qualité des choses médiocres".