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19/09/2010

Arnaqueurs et arnaqués de l'art contemporain

        Un prix de l’art chinois contemporain a été fondé en 1998 par l’ancien ambassadeur de Suisse à Pékin Uli Sigg. On peut s’en étonner (n’y a-t-il pas plus près des Alpes des talents à encourager ?) mais l’explication est simple. La Chine était alors un terrain vierge pour les spéculateurs en non-art, la concurrence moindre, les rendements espérés meilleurs. On pouvait gagner beaucoup d’argent et la réputation de généreux mécène en suivant une recette simple comme bonjour : d’abord dénicher un jeune chinois taquinant le pinceau choisi aussi nul, aussi peu artiste que possible. Ensuite lui acheter son stock pour une bouchée de pain, le quidam étant inconnu et la Chine encore pauvre. Enfin lui décerner le prix. Aussitôt, sa cote s’envole et son ascension se poursuit atteignant des hauteurs stratosphériques quand le prétendu artiste est exposé à la foire de Bâle, au Centre Pompidou, au Whitney museum de New York grâce au réseau et à l’entregent de son protecteur intéressé (il n’a pas été diplomate pour rien). Le nom de son poulain : Zhou Tiehai ; sa spécialité : des bonshommes à tête de chameau sur de vieux journaux. Il est désormais répertorié dans le palmarès des cinq cent premiers anartistes mondiaux. Selon quels critères? Eh bien, selon le critère contemporain, le seul,  celui qui s’exprime en termes financiers, vous savez bien … la cote. Qu’il y ait là un cercle vicieux (très vicieux !) ne vous a pas échappé. Pourquoi les gribouillis de Zhou Tiehai se vendent-ils cher ? Parce qu’il est un grand artiste. Pourquoi est-il un grand artiste ? Parce qu’il vend cher. A l’origine de cette montée sur l’Olympe, il y eut un coup spéculatif. Puis la spéculation s’emballa en s’autoalimentant. Tous ceux qui voulaient une part de l’aubaine se pressaient au portillon. Comme cela faisait monter les prix, ceux qui n’avaient pas encore acheté avaient le sentiment d’avoir manqué une bonne affaire et se précipitaient sans hésiter davantage. Mais les arbres ne montant jamais jusqu’au ciel, les plus riches et les mieux informés des spéculateurs sauront à quel moment se débarrasser de leurs Zhou Tiehai (avant la baisse) en les vendant aux collectionneurs qui font partie de ce que Harry Bellet nomme la liste B. Ceux-ci à leur tour les revendront, sans y laisser trop de plumes s’ils sont malins, aux bonnes poires de la liste C. Les acheteurs de cette dernière liste « sont souvent des entreprises, des banques et parfois même des musées. Ils se rendent rarement compte qu’ils ont été dupés ». Ces objets sont après tout « un élément de bilan qui n’apparaît pas en négatif dans les comptes tant qu’il n’est pas liquidé à perte. Voilà vous savez tout sur l’art ! » conclut Bellet[1]. De toute façon, dans le jeu spéculatif, il y a des gagnants et des perdants. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour ces derniers. Comme ceux qui fréquentent les casinos, ils sont cocus et contents.    



[1] Cité par Danièle Granet et Catherine Lamour dans Grands et petits secrets du monde de l’art Fayard 2010, p 85.

16/09/2010

Le mystère Murakami

                 Pour la première fois depuis bien longtemps, un début de contestation de l’anti-art émerge dans les médias. Evénement ou simulacre d’événement ? Cela paraît trop beau pour être vrai, le soupçon m’étreint qu’il y ait anguille sous roche. Filtrant l’information, les médias sont virtuellement les plus grands ennemis de la démocratie dès lors qu’ils se donnent le mot, et c’est souvent le cas. Reste à savoir qui serait, dans la conjoncture présente, le prescripteur d’opinion ou le chef d’orchestre clandestin. En tant que citoyen, je me dois d’être vigilant sans tomber dans la paranoïa ou donner dans la théorie du complot. Or c’est contraint par la réalité que je me pose des questions.

                L’exposition de Murakami n’est pas la première à détourner un monument du patrimoine pour qu’il serve de faire valoir au kitch clinquant chic, choc et cher d’un soi-disant artiste contemporain. Lorsque Jeff Koons fut invité par Aillagon à squatter le château de Versailles il y a deux ans, les protestations du public n’eurent qu’un minimum d’écho dans les médias. Soudain les journalistes ont des doutes sur une opération qui juxtapose à de magnifiques œuvres anciennes des objets qui seraient plus à leur place à Disneyland. Le Monde du 3 septembre rend compte sans trop de mauvaise foi des manifestations organisées par deux collectifs contre l‘exposition qui dépare Versailles. Le Figaro ironise sur la « procession royale » de personnalités invitées à l’inauguration, « ça brille de tous côtés ». Même ton dans Libération qui voit « du doré partout ad nauseam ».  Dans Le Monde du 16 septembre, Harry Bellet remercie Aillagon d’avoir mis en lumière le « grotesque » des œuvres du Japonais. Il voit un mystère dans le fait qu’une « esthétique destinée à passer le temps dans les transports en commun nippons » soit « devenu un phénomène planétaire ». Ironie car Bellet sait parfaitement comment fonctionne le marché du non-art. Je m’étonne à mon tour qu’il ait mis si longtemps à s’aviser que celui-ci  ne fait que se répéter. Il reconnaît à présent que « Le pop art en général, et Roy Lichtenstein en particulier, ont largement puisé dans l’imagerie populaire. Murakami serait donc […] un avatar japonais du pop art américain » d’il y a cinquante ans. Devant les marguerites du japonais, souriantes comme des émoticons, Bellet « se remémore cette phrase prêtée à un spectateur après la première du ballet Parade en 1917 : ‘‘ Si j’avais su que c’était aussi bête, j’aurais amené les enfants’’. On peut en faire autant à Versailles, ils adoreront. Ce qui laisse penser que les collectionneurs d’art contemporain sont de grands enfants. François Pinault, en tout cas, fan de Murakami et heureux propriétaire de deux œuvres sexuellement explicites ».comme le Lonesome Cowboy en pleine éjaculation.

                Bellet fait preuve d'une audace rare parmi ses confrères étant donné que Pinault est actionnaire de son journal. Reste à savoir pourquoi cette soudaine lucidité ? Ceux qui sont autorisés à s'exprimer dans les médias n’ont-ils pas accepté la pyramide du Louvre, les trognons rayés de Buren au Palais royal et tant d'horreurs encore pire ? Ne craignent-il pas que Vuitton refuse à leurs quotidiens ses campagnes publicitaires ? Depuis cinquante ans, les médias ont été les complices (étrangement unanimes) de la domination totalitaire du non-art qui a systématiquement exclu l’art de tout lieu où il pourrait être visible. Comment expliquer ce qui ressemble à un revirement ?

                Je n’ai pas accès à des informations provenant des coulisses du monde de l’art. D’où mon embarras. Une seule explication me vient à l’esprit : le dernier livre de Houellebecq : La Carte et le Territoire. Jusqu’à présent, la plupart des écrivains français se taisaient parce que le respect humain les dissuadait de dire du bien de l’art contemporain et la prudence d’en dire du mal. Ainsi Pierre Michon se contentant d’indiquer lors d’un débat au Salon du livre en mars 2010 : « j’ai fait l’impasse sur l’art contemporain ». Vient Houellebecq qui a déjà manifesté son superbe mépris de la pensée politiquement correcte en confiant que le Coran est le livre le plus bête du monde. Il fait paraître un roman consacré en grande partie à démolir les opinions convenues sur le modernisme artistique sans épargner même Picasso. Or la critique est unanime à saluer dans ce livre un chef d’œuvre promis à des tirages se comptant par centaines de milliers d’exemplaires. Impossible de recourir à la conspiration du silence, tactique favorite des medias lors de toute mise en cause le non-art. Lâcher un peu de lest restait le seul moyen de conserver une crédibilité minimale. Peut-être que les choses en resteront là. Mais nous somme en guerre et dans celle-ci un petit recul se transforme parfois en débandade. Peu importe d’ailleurs car si la déconfiture du non-art n’est pas pour tout de suite, la prochaine occasion sera la bonne.

13/09/2010

Aillagon le publicitaire

               L’année passée, le vrai farceur et faux artiste Wim Delvoye tatoua un porc avec le logo de Louis Vuitton. Est-ce de l’art ? C’est plutôt du cochon. L’art en effet n’est pas de la pub et quand il se réduit à de la pub ce n’est pas de l’art. Plus précisément c’est du non-art, CQFD. Appliquons ce théorème à Takashi Murakami. Début 2008, cet anartiste bénéficia d’une rétrospective à Los Angeles et au Brooklyn Museum de New York. Y figuraient des toiles gigantesques au format deux mètres sur deux qui portaient peint en couleurs criardes le monogramme de la marque Vuitton. Pour se justifier, Murakami puisait dans le répertoire des explications stéréotypées du non-art. Son intention était de « critiquer radicalement la société de consommation ». Mais son employeur démentait cette intention qui s’avérait pas si radicale que ça. A mi-parcours il fallait traverser la boutique de sacs de l’entreprise de luxe qui avait financé l’exposition. Danièle Granet et Catherine Lamour qui rapportent la chose dans leur livre Grands et petits secrets du monde de l’art se disent choquées. Mais pourquoi ? Peut-être parce que Murakami, en faisant de la pub à son sponsor, divulguait un secret généralement bien gardé, à savoir que le monde du non-art est celui de l’illusion et de l’imposture tout comme le monde de la marchandise.

                A présent, Jean-Jacques Aillagon invite Murakami à parasiter le château de Versailles dont les œuvres d’art serviront de faire valoir à son non-art. Comme il y a deux ans pour Jeff Koons « artiste » favori de son ex-patron François Pinault, Aillagon met le patrimoine français au service d’une opération publicitaire destinée à faire réaliser de juteuses plus-values à de richissimes spéculateurs, collectionneurs de Murakami. On peut supposer que ni Aillagon ni ses protecteurs politiques n’auront lieu de le regretter.        

20/06/2010

Picasso et les origines du non-art (suite et fin)

Dans la précédente livraison de cet article, j’ai commencé à mettre en exergue le rôle décisif de Picasso dans la transition de l’art au non-art. Les critiques ont fait de lui tantôt une sorte de magicien conjurant les formes les plus bizarres, tantôt un démiurge faisant table rase d’un passé encombrant pour élever le temple du futur. C’est ce qui incita la foule à voir en lui l’incarnation de la modernité. Etant un vrai peintre, il garantissait que le non-art qu’il inventa avec le cubisme était l’art de notre époque.

Les demoiselles d’Avignon sont une sorte de manifeste dont les mots d’ordre seraient : « le laid, c’est le beau, mal dessiner, c’est bien dessiner, juxtaposer des monstres, c’est composer un tableau ». Sur le moment, cette provocation est tombée à plat. Même Apollinaire n’en pensait pas grand bien. C’est que la leçon des Baigneuses de Cézanne commençait à peine à être intériorisée dans le milieu artistique, serait-il « avancé ». Picasso réagit par une fuite en avant, ou plutôt en arrière, abandonnant entièrement ou presque, selon les cas, la figuration. Se voyant vivement critiqué par ceux qui y tenaient (ainsi qu’à la correction du dessin), il se construisit une légende de génie ultra-précoce ayant très tôt acquis un métier qui lui aurait permis d’atteindre la stature d’un grand maître classique s’il avait choisi cette voie. Selon Romulo Antonio Tenès, c’est une mystification. Cet historien a montré que toutes les œuvres attribuées à Picasso et datées de la période 1891-1897 (de dix à seize ans) sont en réalité de son père. Quand elles étaient signées, le J de Josè Ruiz a été changé en P (pour Pablo) l’artiste n’ayant adopté le nom de sa mère que plus tard. Une expertise graphologique fait foi de ce changement du J en P car il faut savoir que R. A. Tenès a déposé plainte visant des faux en écritures publiques étant donné que ces attributions figurent dans des documents officiels

L’homme nu (1895) est peut-être de Picasso mais on y remarque des fautes d’anatomie. La tête est trop grosse, les jambes et les pieds trop grêles. Pour un garçon de 14 ans, ce n’est pas mal mais Picasso éprouva le besoin d’excuser les faiblesses de ce dessin en disant qu’il l’avait réalisé en un jour alors qu’on accordait six mois aux candidats à l’école des Beaux Arts de Barcelone. A cela, on peut objecter qu’un jeune ayant de vrais dispositions artistiques aurait mis à profit jusqu’à la dernière minute de ce délai.   

R. A. Tenès affirme que l’œuvre relativement ambitieuse de la période suivante Ciencia y Caridad, a été volée au peintre Garnelo y Alda. Picasso quant à lui n’aurait commencé à peindre qu’en 1903 à l’âge normal (pour la plupart des peintres) de vingt-deux ans. Or en 1901 il avait exposé chez Vollard 64 œuvres, l’équivalent de ce qu’aurait produit en dix ans de travail acharné Ingres quand il était en pleine possession de ses moyens ! Dans le cas de Picasso ou bien il n’était pas l’auteur de ces œuvres ou bien il s’agissait de pochades. A moins qu’il ne faille retenir les deux explications à la fois.

Les œuvres authentiquement picturales les plus accomplies de Picasso sont sans doute les deux portraits de sa femme Olga, l’un de 1917 à l’huile, l’autre au pastel de 1922-23, celui de son fils Paul en arlequin (1924), tous trois à Paris et l’arlequin assis de Bâle à la détrempe (1923). Seul le deuxième est achevé. Le dessin en est approximatif et parfois fautif, les contours, noirs, trop appuyés. Pourtant l’ensemble a beaucoup de charme et on peut en dire autant des trois autres. Il est significatif que les toiles non-figuratives du peintre sont toujours finies alors que les figuratives ne le sont presque jamais. Soit que Picasso ait craint de paraître académique, soit qu’il ait reculé devant la difficulté bien connue des fonds. Tout compte fait, on peut dire que le Picasso figuratif qui a donné toute sa mesure dans les œuvres que je viens de citer, auxquelles on doit ajouter celles des périodes bleue et rose, a un style très personnel qui impressionne durablement. Le seul artiste traditionnel ayant traité parfois des thèmes apparentés (saltimbanques, forains etc.) selon une sensibilité très proche est Gustave Doré. Picasso lui est supérieur, ce qui n’est pas un mince éloge.    

Très prétentieux, il eut l’outrecuidance de pasticher Ingres. Mal lui en prit. Dans son livre The success and failure of Picasso, John Berger confronte aux pages 94 et 95 un dessin d’Ingres à un dessin de Picasso assez semblable représentant l’un et l’autre des femmes assises. Celui de Picasso : Madame Wildenstein (1918) est gâché par une grossière faute de dessin. L’œil et le sourcil gauche sont plus grands et surtout plus hauts que ceux de droite si bien que l’axe de la bouche et celui des yeux forment un angle au lieu d’être parallèles.

Bref si Picasso était resté fidèle à la grande tradition européenne, il aurait été un artiste estimable sans plus et non le géant qu’en a fait une certaine critique aux formules ampoulées. Dans La grande histoire de la peinture des éditions Skira, Jacques Lassaigne écrivait, par exemple : « en 1907 [début du cubisme] Picasso entreprenait une reconstitution rationnelle et méthodique du monde […] Il ouvrait des possibilités de découvertes immenses dans l’objet même. [Dans les œuvres d’aujourd’hui on doit découvrir] l’absolu qui seul répond à l’infini ». C’est pourquoi, dit le même auteur, Picasso « ose mettre à jour les secrets les plus profonds de l’être » bigre!. Picasso était beaucoup plus lucide que la plupart de ses commentateurs sur la nature de son « travail ». Il confiait par exemple à Christian Zervos : « Auparavant les tableaux s’acheminaient vers leur fin par progression. Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Un tableau était une somme d’additions. Chez moi un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis ». John Berger voyait en Picasso un « artiste condamné à peintre en n’ayant rien à dire [op. cit. p 185] ». La difficulté centrale de son œuvre, dit Berger, est le manque de sujets. Picasso a reconnu qu’il y a avait là un problème pour lui. « Il y a très peu de sujets », confiait-il à Kahnweiler en 1955, « Tout le monde les répète ». « Vénus et Cupidon » devient « La Vierge et l’Enfant Jésus », puis «Mère et enfant », mais c’est toujours le même sujet. Evidemment Picasso confondait thème et sujet, mais peu importe. Sa façon de voir « ignore, dit Berger, ce que le peintre cherche à dire, escamote la question de l’effet produit par la peinture […] et laisse entrevoir un homme à ce point habitué à travailler seul qu’il a oublié la possibilité d’accord avec qui que ce soit d’autre » [ibid pp 140-41] si bien que plus « rien ne semble lui résister ». Or il faut cette résistance, ce point d’impossible, pour qu’une œuvre touche au réel, dirais-je en suivant Lacan.    

Nous avons vu que de son propre aveu c’est l’acte de destruction qui intéresse Picasso. Ce qui lui donnait une raison de plus pour refuser d’accorder son adhésion explicite à la non-figuration. Il fallait qu’il reste quelque chose de l’art d’autrefois pour pouvoir le détruire à nouveau par un geste qui voulait signifier l’impossibilité de l’art aujourd’hui. « Si Raphaël revenait avec les mêmes tableaux personne ne les regarderait », a-t-il dit. Ce qu’on regarderait, ce sont les variations barbouillées qu’il leur superposerait. « Chez lui tout est suspendu au passé », écrivait Roger Caillois dans un article célèbre, je ne le vois à l’origine de rien ». Loin d’être  « un semeur prodigue de germes du futur », il n’est que « le liquidateur avisé et sardonique d’une entreprise plusieurs fois séculaire dont il pressentait, comme les rats qui quittent le navire, la dissolution prochaine ».