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05/02/2012

A nouveau sur le détournement de Platon par Badiou

 Cette République de Platon que nous propose Badiou est un étrange objet qui ne correspond nullement à ce que promet la couverture. Un titre plus juste aurait été La République de Platon, corrigée, adaptée, réduite et augmentée par Alain Badiou. Contrairement à ce qu’affirme celui-ci, toujours content de lui, son éloignement de la lettre du texte original ne relève pas « d’une fidélité philosophique supérieure » et encore moins d’un enrichissement. Loin d’en « faire briller la puissance contemporaine », il l’obscurcit et le prive à la fois de son agrément et de sa profondeur. Badiou suit, en fait, la mode prédominante  dans le théâtre contemporain où les metteurs en scène se servent souvent des œuvres classiques pour étaler leur précieuse originalité à grand renfort de costumes et de décors modernes allant  jusqu’à couper les textes pour y ajouter leurs élucubrations personnelles

Dans sa Préface où il s’explique sur ses intentions et sa méthode de travail, Badiou n’est pas franc. Suis-je trop sévère ? Jugez-en vous-mêmes. Obligé d’avouer l’omission de certains passages du texte qu’il prétend restituer, il le laisse entendre par des sortes d’euphémismes lui évitant d’être explicite. De telles contorsions verbales, trahissent son embarras. On a envie de lui crier à l’instar de Jules Renard : « Voyons, Monsieur, ayez le courage de vos faiblesses ! ». Qu’on veuille bien considérer comment Badiou reconnaît (dans le style de Scapin), avoir triché : « Il m’est arrivé, dit-il, rarement de capituler » (p 12).  Une armée capitule quand elle se sent trop faible pour se battre. Ici, Badiou cède à la tentation de ne plus résister à la dialectique de Platon et le censure carrément. Il cherche, cependant à minimiser : « De-ci, de-là, quelques phrases grecques ne m’ont pas inspiré ». De menues défaillance de Platon, sans doute ; « quandoque bonus dormitat Homerus » ? Finalement, Badiou lâche le morceau sans renoncer tout à fait à son langage codé : « C’est dans le chapitre 8 que se trouve la plus grave de ces capitulations : tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru » (ibid.). Sans révéler ses motivations, Badiou a caviardé avec sa prose ce que dit Platon sur l’abolition de la famille, la communauté des femmes et des enfants, la sélection artificielle pratiquée sur le troupeau humain en vue d’améliorer la race (assassinat des enfants les moins beaux), la planification étatique de tout ce qui concerne les rapports entre les sexes, l’idéal panhellénique, les règles à respecter pour éviter les dévastations lors des guerres entre Grecs, l’interdiction de réduire en esclavage leurs cités et la recommandation de réserver ces violences aux barbares. Au total, une trentaine de pages supprimées. Le philosophe favori de Badiou est trop communiste, trop nationaliste, trop eugéniste. En l’expurgeant, en en donnant une version « Ad usum Delphini », comme on le fait aux Etats-Unis, en déniant au lecteur le droit de se faire sa propre opinion, notre philosophe a encore renforcé le conformisme politiquement correct de son ouvrage signalé par Florence Dupont.

Ceux qui s’intéressent à la philosophie en général et à Platon en particulier ont intérêt à ne pas se plonger dans cette lecture au risque de s’y noyer. Le travail de Badiou n’est pas une traduction en français, en revanche il est bel et bien une traduction en badiou. L’auteur ne fait pas de difficulté pour admettre l’une et l’autre de ces constatations. Dans son jargon, Dieu devient « le grand Autre », « l’âme » devient le « Sujet », « l’Idée du Bien » devient la « Vérité », « l’ascension de l’âme vers le Bien » devient « l’incorporation d’un Sujet à une Vérité ». Trouvant sans doute le style de Platon un peu trop concis et austère, Badiou dilue sa pensée  dans un verbiage creux destiné à « fortement théâtraliser son dialogue » (p 13). Platon gagne-t-il à un tel « traitement » (c’est le mot de Badiou) ? N’est-il pas lui-même un virtuose de la théâtralisation ? A-t-il besoin qu’on vole à son secours en lui faisant subir d’autres « traitements » encore comme d’agrémenter son discours d’épithètes, inutiles, fausses, voire absurdes ? Les arguments de Socrate seraient « mielleux », « la déesse des gens du Nord » (comprendre la Diane-Bendis des Thraces) est « suspecte »  (pourquoi et à qui ?). Les noms propres eux-mêmes sont soumis à la torture. L’Athénien Nicératos est transformé en un barbare « Niciroi ». Glaucon s’appelle « Glauque » qui signifie en français : pénible, sinistre. Pourquoi infliger une telle indignité au fils de Nicias et au frère de Platon ?  

 Il arrive à Badiou d’être amusant « à l’insu de son plein gré » mais cela ne justifie pas qu’on s’impose un tel pensum. L’ancien disciple de Badiou que je suis a, cependant, glané quelque indications sur l’évolution de sa pensée. Selon lui, le grand mérite de Platon est d’avoir « donné l’envoi à la conviction que nous gouverner dans le monde suppose quelque accès à l’absolu » et cela parce que « le sensible qui nous tisse  participe […] de la construction des vérités éternelles ». Or celles-ci relèvent, par définition, de l’absolu. Participant de la construction des unes, nous avons par là-même accès à l’autre. Ce raisonnement laborieux se réduit donc à une tautologie. En revanche, la proposition axiomatique : « il y a de vérités éternelles » n’est pas triviale ni tautologique. C’est sur ce point que porte l’accord fondamental de Badiou avec Platon. On trouve cette thèse déjà dans le Second manifeste pour la philosophie, (Fayard 2009) où il est dit ceci (p 31) : « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ». Ces dernières se donnent donc en exception. L’insistance sur celle-ci a cependant disparu dans le texte le plus récent, cédant la place au thème nouveau de la « participation ». Il s’agit toujours d’aller au-delà du « matérialisme démocratique » soit l’affirmation qu’il n’y a que des corps et des langages ou (nouvelle formulation) « des individus et des communautés ». Ce n’est pas sûr que ce soit une avancée compte tenu du caractère « énigmatique », reconnu par Badiou, de ce motif de la participation. 

15:24 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : platon, socrate

01/02/2012

Le canular d'Alain Badiou n'est pas anachronique

Il y a quelques mois, j’ai donné pour le nouveau livre sur l’œuvre de Daphné Du Barry une préface intitulée Le bonheur de l’anachronisme et voici que je tombe sur le gros pavé d’Alain Badiou fait à partir de La République de Platon. Quelle coïncidence, serait-on tenté de dire étant donné que selon les critiques, la version de Badiou fourmillerait d’anachronismes! Méprise : le dialogue que nous propose ce philosophe se déroule tout entier à notre époque, et, si nous lui appliquons le critère du terminus ante quem, exactement en 2011. Les seuls anachronismes possibles dans ces conditions consisteraient à employer des mots ou à faire allusion à des institutions appartenant à l’époque de Platon, ce que Badiou ne fait presque jamais. Il s’applique au contraire à effacer toute indication de ce genre et pousse ce souci jusqu’à dire « grand amiral de la flotte » pour éviter de nommer « Thémistocle ». Dans une rare exception (motivée), il met Sparte à la place d’URSS.

Ce livre, fruit de dix ans de travail, est un démarquage laborieux d’un grand classique du corpus platonicien. Badiou est accoutumé à ce type d’exercice qui a notamment donné la série de comédies dont le héros, avatar du Scapin de Molière, se nomme Ahmed. Les immigrés auxquels il adresse ce clin d’œil ont peu de chances de connaître ces pièces et ne s’en portent pas plus mal. Mentionnons aussi le roman Calme bloc ici-bas qui transpose Les Misérables de Victor Hugo. Chaque fois, le but de Badiou est d’injecter ses propres idées dans des chefs-d’œuvre qui ne lui appartiennent pas, pratiquant ainsi une forme de parasitisme analogue à celui du coucou.

Ce procédé comporte cependant un risque : celui de la comparaison. Sur le plan littéraire, Platon est un géant. Comment Badiou, dont le style n’est pas le point fort, pourrait-il rivaliser avec un tel génie ? Le résultat en tout cas est consternant. Les passages plus ou moins proches de l’original sont dilués dans un bavardage ennuyeux qui, après nous avoir agacés, finit par nous plonger dans l’exaspération. Le plus étrange est que dans l’esprit de Badiou la finalité de cette sauce insipide est d’ajouter de l’animation et de la vivacité au style trop concis du divin Platon. Pour cela il aurait fallu autre chose que des trivialités. Badiou alterne sans nous avertir la traduction approximative et souvent inutilement inexacte, la paraphrase agrémentée de plaisanteries débiles dont ceux qui les font sont les seuls à rire et l’exposé de ses propres idées. Dans ces conditions nous devons sans doute tenir pour péchés véniels le fait qu’il confonde le nord et le sud, l’est et l’ouest à propos de l’île de Sériphos ou de l'aube qui pointe.

Passons maintenant au fond, c’est-à-dire aux théories politico-sociales que Badiou tente de nous faire avaler sous couleur de « dépoussiérer » le pauvre Platon à la faveur de ce remake hollywoodien. Deux exemples suffiront à montrer son peu de sérieux.   

« La suppression de la famille est à la fois nécessaire et extraordinairement difficile » (p 279), nous dit Socrate-Badiou qui s’arrête là et ne tente même pas de résoudre cette difficulté. Or, compte tenu du contexte, dans le passage cité, « nécessaire » veut dire souhaitable et « difficile » « non-souhaitable ». Cette contradiction n’a rien de dialectique, rien de fécond. Elle est simplement l’indice d’une impasse, d’un échec définitif, ce qui fait de la phrase citée un pur non-sens. D’ailleurs p 283, Badiou reconnaît son échec à préciser ce que « pourrait être une conception communiste de la famille ».

Le Socrate de Platon dit en substance : pour que notre cité idéale voie le jour, il faut soit que des philosophes accèdent au pouvoir, soit que des rois deviennent philosophes. Répondant à ceux qui l’accuseraient de courir après des chimères, il se dit convaincu que ces deux hypothèses ne sont pas impossibles, quoique peu probables. En revanche, fonder un Etat dont tous les ressortissants soient des philosophes, comme le voudrait Badiou, n’est pas sérieusement envisageable. Pourtant, le Socrate qui lui sert d’homme de paille prétend démontrer ce point en usant d’une argumentation serrée en apparence  mais une fois encore Badiou trahit le sophiste qu’il a toujours été. La conclusion de son raisonnement commence en effet ainsi : « ne désirons-nous pas que les habitants [pas les citoyens N. B.] (…) aient tous les qualités du naturel philosophe ? ». Le tour de passe-passe gît dans ce « ne désirons-nous pas … ?» Il s’agit d’un vœu pieux et non d’une réalité possible ou simplement imaginable. Badiou passe sans crier gare du souhait au réel ce qui lui permet de présenter comme établie la possibilité que nous soyons tous philosophes.

Florence Dupont dans Le Monde (27 janv. 2011) observe avec raison que La République de Badiou est politiquement correcte. Le Socrate derrière lequel il se cache défend le port du nikab ou de la burka car, dit-il, pourquoi trouver « risible ou scandaleux ce qui n’est qu’une coutume différente » ? A cette question rhétorique, la réponse d’un vrai sage aurait été : chaque pays a ses coutumes auxquelles les étrangers doivent se conformer ne serait-ce que par politesse.

Il y a une autre question sur laquelle Badiou semble succomber à l’emprise de la fausse  pensée qu’est le « politiquement correct » (la doxa contemporaine), en abandonnant le  bon usage de la langue française pour afficher son féminisme. C’est d’autant plus ridicule que le combat des vraies féministes a des enjeux autrement plus importants. Qu’on se reporte notamment à la page 311 du livre de Badiou. Il y affecte d’oublier qu’en français « celui » enveloppe « celle ». Il en est de même pour « lui » qui enveloppe « elle ». Quand on écrit : «un homme », le contexte permet de savoir si ce mot est l’équivalent de vir ou d'homo en latin; dans ce dernier cas il est superflu de préciser « et une femme ». Ceci dit, je ne puis me défendre contre un soupçon. Se pourrait-il que les concessions que fait Badiou à un féminisme de pacotille soient en réalité ironiques ? L’ayant bien connu, je n’exclus pas cette hypothèse.

14/01/2012

Athènes : vraie ou fausse démocratie?

Pour répondre à cette question, il faut commencer par distinguer entre la démocratie politique et la démocratie sociale, qui désigne un égalitarisme plus ou moins poussé. Il est vrai qu’entre les deux, il y a une certaine corrélation dont se plaint le pseudo-Xénophon. Il s’indigne des conséquences de la démocratie athénienne sur le plan des rapports sociaux. Dans les rues, on ne peut distinguer, dit-il, tant leur mise est semblable, les esclaves des hommes libres et il n’est pas permis de bastonner les premiers s’ils vous bousculent. Les femmes et les enfants ont également des privilèges que ce « vieil oligarque » juge malséants. Il y a beaucoup d’exagération dans ces doléances car l’idéologie des Athéniens était fondamentalement aristocratique au sens d’un préjugé en faveur des aristoi  ou, si l’on veut, des hommes « bien ». Cela se déduit des attaques que lance Démosthène, dans son discours Sur la couronne, contre Eschine lui reprochant son origine plébéienne. Le grand orateur pensait sans doute discréditer ainsi son adversaire auprès de l’échantillon représentatif du peuple qu’étaient les trois mille juges tirés au sort du tribunal.

Dans sa fameuse Oraison funèbre, Périclès définit la démocratie comme le gouvernement par le grand nombre (oi polloi). A la base de ce régime, il y avait un compromis rendu possible par le poids de la classe moyenne  (sur laquelle insiste Aristote) qui tenait la balance égale entre les riches et les pauvres. Le grand nombre gouvernait et taxait lourdement les riches, mais sans toucher à la stratification sociale. L’idée à l’origine de ce régime, apparu dès le sixième siècle, avait été de mettre le pouvoir « au milieu », (es messon) comme prix d’une lutte en donnant à tous un égal accès à la gestion des affaires communes (ta koina). Au cours du cinquième siècle, la démocratie est allée en s’approfondissant au point qu’on finit par payer trois oboles les jetons de présence à l’Assemblée du peuple ou se prenaient les décisions. Cette somme équivalait au salaire minimum journalier. En termes de pouvoir pour le peuple et de liberté d’opinion, la démocratie athénienne dépassa tout ce qu’on a connu plus tard. Par exemple les représentations des comédies d’Aristophane prônant la paix et idéologiquement favorables aux Spartiates au moment ou Athènes était engagée dans une lutte à mort contre eux, bénéficiaient d’un financement public alors qu’ au cours de la première guerre mondiale le philosophe Bertrand Russel fut emprisonné en Angleterre pour propagande pacifiste.  

           L’objection généralement adressée à la thèse que je viens de défendre invoque le fait que les esclaves, les métèques et les femmes n’avaient pas de droits civiques. Que faut-il en penser ?

La démocratie politique est fondée sur « l’idée régulatrice » (au sens de Kant) d’un intérêt général au sein d’un groupe humain défini. On sait bien que de tels groupes sont divisés par des antagonismes mais dans la pratique il faut bien admettre l’existence d’un intérêt général sans quoi on ne pourrait, ni critiquer ses adversaires, ni proposer une autre ligne que la leur. Or les esclaves de l’antiquité classique issus de toutes sortes d’ethnies non-grecques (« barbares »)  étaient profondément étrangers aux citoyens athéniens qui se considéraient comme autochtones (nés de la terre attique) par voie de filiation. De plus, par définition, un esclave n’a pas le même intérêt que son maître (quand même il lui serait fidèle) alors que le citoyen pauvre (thete) qui rame sur une trirème a fondamentalement le même intérêt que le citoyen riche qui l’a faite construire et la commande. Ils vaincront ou périront ensemble. Cela vaut également pour la cité entière. Enfin, comme l’a montré Finley, les esclaves n’étaient pas une classe sociale mais une catégorie juridique recouvrant des conditions d’existence totalement hétérogènes. A côté des malheureux qui trimaient dans les mines de plomb argentifère du Laurium ou tournaient la meule d’un moulin à bras, il y avait les archers du service d’ordre (la police si l’on veut), les hauts fonctionnaires qui tenaient la comptabilité des finances publiques, les « pédagogues » (qui emmenaient les enfants à l’école), des intendants de domaines, des marchands, des banquiers, des architectes (à Rome). Tous ceux-là avaient vocation à être affranchis un jour et à devenir membres respectés, voire richissimes de la société. Au total, ils n’avaient rien de commun entre eux et rien de commun avec les citoyens. Comment pourraient-ils participer à la prise de décisions politiques qui concernaient ces derniers ? Si on me dit que la seule existence de l’esclavage est antidémocratique, je répondrai que ce jugement porte sur le type de société, non sur le régime politique.

Des considérations analogues valent pour les « metoikoi». Eux aussi viennent de tous les points de l’horizon. Leur loyauté envers Athènes n’est pas toujours irréprochable. Le Contre Athénogènes d’Hypéride fait le portrait d’un Egyptien, au nom antiphrastique, toujours prêt à s’enfuir et à mettre à l’abri ses biens dès qu’une menace contre Athènes se profile. Or cet exemple était si fréquent qu’il avait fallu promulguer une loi spéciale interdisant un tel comportement. Bref l’appartenance des métèques au groupe qui délibérait sur le Pnyx n’est pas évidente. Il est vrai que les Athéniens firent rarement preuve de générosité quand il leur était demandé d’accorder leur citoyenneté à des métèques méritants. Mais cette attitude rigide et préjudiciable doit être mise sur le compte d’une erreur politique et non d’un déficit démocratique dans leur constitution.

De toutes les objections à l’origine grecque de la démocratie, la plus anachronique est celle qui concerne les femmes. Le droit de vote ne leur a été accordé à notre époque que très récemment et seulement quand on a été sûr qu’elles n’en feraient pas un autre usage que les hommes ce qui pourtant était évident. Chez les Anciens les femmes ne participaient pas à la vie politique parce que les mœurs de l’époque les cantonnaient à la maisonles empêchant d’acquérir les compétences nécessaires pour diriger la cité. De toute façon, les deux sexes n’ont pas des intérêts différents. On ne peut citer un seul exemple d’une question sur laquelle les hommes et les femmes se soient rangés dans des camps opposés. Cela ne s’est produit ni à l’époque moderne ni dans l’antiquité sauf dans les comédies d’Aristophane, et encore.         

Pour résumer mon propos, je dirai que la démocratie concerne le rapport entre gouvernants et gouvernés. Les Athéniens étaient, comme l’a dit Aristote, l’un et l’autre tour à tour. Une telle  communauté doit être considérée comme démocratique parce que c’était elle-même qui prenait les décisions la concernant, ce qui n’est pas le cas pour nos prétendus démocraties actuelles.

08/01/2012

La démocratie ancienne et moderne

La démocratie est à notre époque le seul régime réputé légitime, c’est pourquoi s’en réclamer passe pour un devoir. Sur ce point, il y a consensus et qui n’y adhère pas se disqualifie politiquement. Cela semble une évidence car on a tendance à comprendre ce mot à partir de son étymologie (pouvoir du peuple). Or la chose est tout le contraire de ce que signifie le mot. De même qu’il faudrait cesser d’appeler art ce qui est du non-art, il serait temps de donner à notre fausse démocratie son vrai nom d’oligarchie parlementaire. Confucius avait raison de dire que pour réformer l’Etat il fallait commencer par « rectifier les dénominations ». Les gens ordinaires, ceux d’en bas, soupçonnent que ce régime a été inventé pour ne pas leur demander leur avis sur les affaires qui les concernent tout en créant l’impression contraire afin qu’ils se tiennent tranquilles et laissent les gens qui savent prendre les décisions. Ceux d’en haut partagent, sans l’avouer, cette opinion et crient au populisme dès qu’il est question d’écouter la voix du peuple. Dans ce cas, un Cohn-Bendit ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’Hitler est arrivé au pouvoir à la suite d’élections. On se souvient de la levée de boucliers quand Papandréou fit mine de soumettre le plan de sauvetage de la Grèce à un référendum. Sarkozy fut particulièrement scandalisé car il gardait un souvenir cuisant du « non !» que les Français avaient opposé au projet de constitution européenne. Comme on l’a vu en Irlande, aux Pays-Bas, au Danemark, la consultation du peuple par les oligarchies ressemble à la manière dont les stratèges antiques consultaient les entrailles des victimes sacrificielles avant une bataille. Si les présages étaient favorables, ils passaient immédiatement à l’action. S’ils ne l’étaient pas, ils sacrifiaient à nouveau jusqu’à obtenir ce qu’ils désiraient. Ils ne lâchaient pas la divinité avant qu’elle ait donné son assentiment. En jouant à pile ou face, ils auraient eu la même certitude de tomber, à un moment ou un autre, sur le « bon » résultat.

On pourrait adresser à la forme emblématique de la modernité politique beaucoup d’autres reproches comme de ne pas autoriser autre chose qu’une gestion à court terme et donc à courte vue des affaires ce qui, à l’ère du réchauffement climatique, pourrait s’avérer  fatal. Face à ceux qui objectent que ce régime est malgré tout le moins mauvais, Alain Badiou a le courage de proclamer ouvertement qu’il le rejette y compris l’appel au suffrage universel, lequel pourrait pourtant injecter une dose de démocratie directe grâce à un référendum d’initiative populaire plus simple et moins caricatural que celui déjà prévu par notre constitution. Hélas pour destituer l’idole démocratique, notre philosophe compte notamment sur les musulmans venus du Tiers Monde qui ont à ses yeux le grand mérite de ne pas être démocrates. Pour lui, de toute façon les seuls êtres humains dignes d’intérêt sont les immigrés récents. Les autres ne sont que des animaux auxquels leur nombre ne donne aucun droit  (Cf. Démocratie dans quel état ? Ouvrage collectif, Paris 2009, pp 15 – 17). L’hostilité de Badiou à la démocratie ne concerne pas ce qu’elle est devenue à l’époque moderne en se faisant indirecte et représentative donc oligarchique. Elle porte sur ce qu’elle a d’essentiel et qu’on peut observer dans sa forme archétypale en Grèce antique. C’est pourquoi il fait siennes les critiques que lui adresse Platon. Du côté opposé, les libéraux qui nous gouvernent, soucieux de désarmer la démystification de notre fausse démocratie à la lumière de la vraie démocratie dont la  constitution athénienne offrirait le modèle, s’acharnent à en nier le caractère démocratique. Elle ne reconnaîtrait pas, comme la nôtre, les droits de l’homme et tous les autres « droits » qui ont proliféré ces derniers temps : ceux des enfants, des animaux, des fœtus, de l’environnement, des hommes à être des femmes, des femmes à être des hommes. A ce propos,  ouvrons une parenthèse. On n’a de droits que ceux qu’on peut faire valoir contre un pouvoir enclin à les ignorer. Les enfants, les animaux n’ont pas de droits car ils ne peuvent les revendiquer, les conquérir, les défendre. En revanche, nous avons des devoirs envers eux. On ne parle de leurs droits que pour taire nos devoirs.

 Dans les démocraties grecques, il n’est jamais question des « droits de l’homme » parce que le peuple assemblé dirigeait directement ses affaires. Il n’y avait pas d’Etat susceptible de limiter ou supprimer ces droits. Certes, le peuple pouvait en être privé à la suite d’un complot (stasis) oligarchique. La question, cependant, n’était pas de bénéficier ou non de droits, mais de détenir ou pas le pouvoir.

 Dans ma prochaine note je traiterai systématiquement la question de la démocratie grecque qui me paraît d’une actualité brûlante. Mon but ne sera pas tellement de clarifier un point d’histoire que d’en tirer des enseignements pour notre époque. La démocratie représentative est en crise et le sera de plus en plus. Dans les pays relativement riches, ce pouvoir oligarchique est encore doux parce que le peuple y est à peu près gouvernable, ayant le sentiment d’être protégé du pire : de la misère et de l’anarchie. Mais cela ne va pas durer. L’Etat est virtuellement en faillite partout (Etats-Unis, Europe, Japon). La crise systémique est à nos portes. Quel pourrait être l’avenir du genre de régime auquel nous sommes habitués ?