Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/06/2010

Badiou et les révolutions (en bloc ou en détail ?)

Alain Badiou exige qu'on distingue dans la mémoire nationale ce qui a valeur universelle en termes d'émancipation et d'égalité de tout le reste, voué aux gémonies. A ceux qui défendent notre héritage dans sa particularité selon la définition d'Ernest Renan, il reproche de n'y faire aucun partage de ce genre. Ce n'est pas vrai car Renan parle d'un "héritage de gloire et de regrets", donc divisé. Or, quand Badiou répond à ceux qui critiquent octobre 1917 à cause des crimes sur lesquels ce putsch a débouché, il proclame son adhésion indivise à cet héritage. La révolution bolchévique, dit-il, est à prendre "en bloc" exactement comme le voulait Clémenceau pour la révolution française. Voilà ce qu'en pensait Anatole France qui devrait être estimé bon juge par Badiou car il adhéra au parti communiste lors de sa fondation en 1922 : "L'autre jour, au Palais-Bourbon, je ne sais quel député radical écoutait impatiemment notre confrère Henry Fouquier, qui, trop subtil pour lui, distinguait entre 89 et 93. Bientôt notre radical n'y put tenir et s'écria : ''La Révolution est un bloc, qu'il faut prendre tout entier''. Parole simple et profondément religieuse! Celui qui la prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi [...] Il est dans le caractère du religieux de mépriser l'histoire et d'aimer la légende"(1). Ces mots s'appliquent très exactement à Badiou.

(1) Je tire cette citation de l'article d'Annie Mavrakis "Relire Les dieux ont soif à la lumière des Onze" publié sur le site La vie littéraire.    

12/06/2010

La guerre en philosophie

Althusser disait en citant Kant que la philosophie est un Kampfplatz, une lice, un champ clos. Récemment B.-H. Lévy a tenté de renouveler ce thème à son grand dam (voir ma note du 16 mars). Intervenant à mon tour, je serai modeste et prudent et me contenterai de prendre à mon compte une passage de Nietzsche tiré de Ecce Homo. Il s'applique très exactement à mon rapport à Badiou. Le voici: "Ma façon de pratiquer la guerre peut se résumer en quatre points. Premièrement : je n'attaque qu'un adversaire victorieux, et au besoin j'attends qu'il le devienne. Secondement : je n'attaque jamais que quand je suis sûr de ne pas trouver d'alliés [...] Troisièmement : je n'attaque jamais des personnes, je me sers d'elles comme de loupes pour rendre visibles les calamités publiques [...] Quantrièmement je n'attaque qu'en l'absence de tout différent personnel, ..."   

29/05/2010

Uniformisation ou génocide (?)

La conception très particulière de l'universalisme que défend Badiou implique de privilégier le Même au détriment de l'Autre et le conduit à rêver d'un métissage général et global. Ce processus effacerait les « vieux particularismes auxquels revint l'honneur d'avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie ». Comme à Lévi-Strauss que je viens de citer, cette perte de diversité culturelle me semble un appauvrissement et un facteur de stérilité. Je pense en outre que Badiou n'a pas le sens des réalités. La preuve en est qu'il prône un Etat Binational en Palestine et la fusion de la France et de l'Allemagne. Ce qui s'y oppose dans les deux cas ce sont des différences irréductibles et potentiellement génératrices de conflits entre les deux peuples ainsi réunis. Le vieux maoïste qu'il est  devrait se souvenir d'une citation du président : « la différence est déjà une contradiction ». Mais pour Badiou ce sont là des considérations qu'il serait désastreux de prendre en compte. « Toute identification nationale, nous dit-il, est une identification des « autres » et celle-ci est un premier pas d'une « marche au massacre »[1]. Une fois encore, le sophiste triomphe chez Badiou. Depuis que le monde existe on a distingué les membres d'une tribu, les sujets d'un prince, les vassaux d'un seigneur, les citoyens d'une cité ou d'un Etat sans que cela conduise à des génocides. Ces crimes du XXe siècle ont eu, de toute évidence, d'autres causes que le classement (pour le coup universel) des individus en termes d'appartenance à un groupe social.


[1] Cf. Badiou / Finkielkraut : L'explication, Lignes 2010, p 71.

13/05/2010

Badiou père-sévère

Dans son  entretien avec Elie During (Art Press march 2005), Alain Badiou déclare qu'il voudrait réhabiliter l'héritage politique du XXe siècle. Le « discours dominant », dit-il, réduit ce siècle à « l'extermination des Juifs » par les nazis et à « l'emploi sans limites du matériau humain par Staline ». Admirons le choix des mots ; il est d'un sophiste accompli et j'ai presque envie de crier « salut l'artiste ! ». D'un côté on « extermine », de l'autre on « emploie sans limite ». Le révisionniste Badiou ne veut rien savoir de tous ces Juifs morts à force d'être « employés sans limite » ni des victimes du bolchévisme qui ont péri (lors des grandes purges ou à Katyn) d'une balle dans la nuque. Et puis en Russie la responsabilité pèserait sur un seul homme, le parti au pouvoir serait innocent. Face à la tyrannie stalinienne contingente, les crimes du nazisme découleraient de sa nature. Badiou fait mine de reconnaître les atrocités qui ont discrédité "l'hypothèse communiste" mais celle-ci sort de cette opération blanche comme une colombe.

Contre les « nouveaux philosophes » de jadis, notamment Glucksman, Badiou voudrait le Bien. Mais cette notion, affublée d'une majuscule, relève d'une théologie qu'elle soit platonicienne ou chrétienne. Que pourrait-elle signifier dans le contexte d'un combat politique mené par un athée comme lui ? En fait, elle lui sert à se démarquer de la « nouvelle philosophie » qui privilégiait la lutte contre le Mal et tant pis pour les victimes du communisme. N'est-il pas un piètre philosophe celui qui se détermine par rapport aux autres sur le mode binaire ? Désir du Bien ou résistance au Mal, volonté de « poursuivre » ou « commencement » auroral.

Soyons réalistes. « Poursuivre » ne peut signifier répéter ou maintenir à l'identique un état de choses mais prolonger une évolution qui le modifie graduellement. Les conservateurs les plus endurcis acceptent, voire promeuvent, plus de changements qu'on ne l'imagine. Un de leurs porte-parole, Burke, l'a dit en toutes lettres. Par ailleurs, le devenir obéit à une dialectique de la continuité et de la discontinuité. Cela suffit pour récuser l'opposition simpliste de Badiou. Le thème du « Commencement » au sens absolu qu'il lui donne est identique à celui de la « Rupture » avant-gardiste et en partage la stérilité nihiliste. Pour les libéraux, il ne s'agit  que de « poursuivre », dit-il, mais c'est lui qui poursuit en s'accrochant aux années soixante de sa jeunesse. Les vrais commencements seront, comme toujours en art, des recommencements et d'autres que lui en prendront l'initiative.    

Son interlocuteur, During, lui attribue la thèse selon laquelle l'art dit « contemporain » doit « redevenir contemporain de son temps ». Est-il conscient de l'aveu qu'il profère ? Cet art prétendu aurait perdue sa seule qualité ce qui laisse ouverte la question de savoir depuis quand. Badiou acquiesce et ajoute : « je souhaite valider les grandes ruptures voulues par les programmes artistiques du siècle et m'en détourner. Exactement comme je souhaite valider les engagements politiques révolutionnaires les plus radicaux, tout en affirmant que les chemins de la politique sont aujourd'hui différents. L'art du XXe siècle, conçu comme art des avant-gardes, a glorieusement achevé sa carrière. Nous voici sur le seuil, hésitant entre un geste néo-classique introuvable et une invention inéclaircie ».

Presque chaque mot de cette déclaration nous montre Badiou soulevant un rocher pour se le laisser retomber sur les pieds.

  • 1) Avec l'éclipse de l'art, les interrogations historicistes sur la contemporanéité de ce qui en occupe la place, à savoir le non-art, revêtent une tout autre signification car leur point d'application est un phénomène social sui generis sans précédent. Badiou et During sont incapables de s'interroger sur le statut ontiquement artistique de «l'art contemporain» La contemporanéité de celui-ci est incontestable mais constitue la plus sévère condamnation de notre temps (thèse antihistoriciste).
  • 2) Badiou fait avec raison un parallèle entre les crimes contre l'humanité des «avant-gardes» révolutionnaires et les méfaits des «avant-gardes artistiques» qui pour n'être pas sanglants n'en sont pas moins destructeurs des plus hautes valeurs de notre civilisation.
  • 3) Les deux types de crimes sont «glorieux» aux yeux de Badiou.
  • 4) Pourtant il s'en «détourne» sans dire pourquoi.
  • 5) Le «geste néo-classique» dont il parle est «introuvable» parce que les artistes qui ont renoué avec les critères et les exigences de l'ars perennis ont été réduits à la clandestinité.
  • 6) Les avant-gardes ont achevé leur carrière vers 1975. Elles ont été remplacées par ce qu'on appelle «art contemporain» qui n'est pas d'avant-garde mais d'arrière-garde puisqu'il se réclame du geste duchampien vieux d'un siècle.
  • 7) Badiou ne nous dit pas en quoi son «invention inéclaircie» est moins introuvable. En fait, il est obligé de reconnaître tacitement que nous sommes dans le vide où nous a précipité la glorieuse carrière des avant-gardes. Or quand on est dans le vide, on y reste puisque rien ne peut sortir du rien. Pourtant si les civilisations sont mortelles, la barbarie aussi ne dure pas toujours. En ce sens la victoire nous est acquise comme dirait le Rimbaud d'Une saison en enfer.