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26/10/2012

Eloge (pas apologie)* de la corruption

 Mère Courage tient dans la pièce éponyme de Bertold Brecht des propos qui semblent empreints d’amertume et d’ironie mais où domine une profonde sagesse. En voici ma traduction : « La corruption est chez les hommes la même chose que la miséricorde chez le bon Dieu. La corruption est notre seule chance (unser einzige Aussicht). Aussi longtemps qu’elle existe, il y a aussi des sentences clémentes et même l’innocent peut s’en tirer devant le tribunal ». C’est aussi ce que disait à peu près une femme russe, citée dans un journal, au sujet du tampon sur le passeport intérieur  autorisant les provinciaux à vivre à Moscou. Encore heureux qu’ils puissent l’obtenir en graissant une patte. « Au moyen d’un petit billet, disait-elle, on s’évite des ennuis sans fin ». Moins anecdotique qu’il n’y paraît, ce genre de réflexions touche à l’histoire universelle. Lincoln, qui tenait absolument à ce que le Congrès vote le 13e amendement abrogeant toute mention de l’esclavage dans la Constitution des Etats-Unis, savait qu’il ne disposait pas de la majorité des deux tiers requise. Il se donna, cependant, les moyens de gagner cette bataille en ne s’embarrassant pas de scrupules. Comme l’a dit le congressiste Thaddeus Stevens : « La plus belle mesure du dix-neuvième siècle a été adoptée par la corruption avec l’aide et la complicité (aided and abetted) de l’homme le plus pur d’Amérique. En politique l'éthique du résultat ne peut que primer sur l'éthiques de l'intention (cf. Max Weber); c'est pourquoi la frontière entre le moral et l’immoral y est moins nette que dans la philosophie de Kant.  

* Ce coup de chapeau à Richard Millet, auquel j'ai consacré récemment plusieurs notes, n'aura pas échappé à mes visiteurs.

19/06/2012

Que gagne-t-on en travaillant?

Je me suis amusé à rédiger quelques réflexions à propos d’un sujet qui vient d’être donné au bac L

 

Que gagne-t-on en travaillant ?

 

Sujet éminemment philosophique, justement parce qu’il n’en a pas l’apparence. Comme ceux qui introduisent certains dialogues socratiques, il est formulé avec des termes de la langue courante et semble appeler une réponse coulant de source : « on gagne sa vie, pardi ! ». Or on ne peut se contenter de cette évidence car elle s’applique également aux castors ou aux abeilles qui eux aussi s’activent pour gagner leur vie, c’est-à-dire pour assurer leur reproduction et faire que leur groupe perdure. Cette question, ce sont des hommes qui se la posent et ils ne peuvent être réduits à une espèce animale sociale. Il nous faudra donc continuer à nous interroger. Que signifie travailler ? Que signifie gagner ?

« Travailler » est une activité entraînant une dépense d’énergie et qui aboutit à la transformation de matières premières en produits finis, ces expressions étant entendues tant au sens propre qu’au sens figuré. « Gagner » veut dire, dans ce cas, obtenir un avantage qui compense, justifie et motive cette dépense d’énergie. La motivation rationnelle relève du calcul sans que cela implique qu’il soit conscient car le tri de ce qui est rationnel et de ce qui ne l’est pas peut se faire par des mécanismes de type darwinien.

Ces considérations, cependant, tombent sous le coup de l’objection que nous nous sommes déjà faite. Elles ne vont pas au-delà des intérêts biologiques et de ce qui en nous participe de l’animalité. Il est vrai que pour certains penseurs matérialistes, tels Friedrich Engels, c’est le travail qui a déterminé l’évolution de la main et indirectement celle du langage et du cerveau. Ainsi à l’échelle des âges géologiques, l’homme serait le produit du travail. On ne peut cependant retenir cette théorie car elle a été infirmée par les progrès de l’éthologie et de la paléontologie. Entre le travail proprement humain et celui de nos ancêtres anthropoïdes, il n’y a aucune continuité, comme le prouve le fait que la création artistique est aussi vieille que l’humanité. On a découvert des flûtes et des peintures rupestres vieilles de quarante-cinq mille ans et contemporaines de l’homme de Cro-Magnon à ses débuts. Dès son apparition, l’homme se livre à des activités désintéressées qui engagent son intellect. Par son travail dans ces domaines,  il opère des transformations autres que matérielles qui déterminent des gains qui ne le sont pas non plus. En faisant, l’homme se fait. L’élève ou l’étudiant qui travaillent se transforment eux-mêmes en tant qu’êtres pensants. Le chercheur transforme les résultats de ses observations ou expérimentations en conjectures, hypothèses, théories qui ajoutent à nos connaissances. Tels sont les gains que nous obtenons dans ce domaine spécifique à l’homme qui est de l’ordre du spirituel.

Qu’en est-il alors de l’ouvrier, appendice de la machine ou rivé à la chaîne ? Cette activité aussi peut nous transformer positivement si nous en  tirons une prise de conscience qui nous  conduise à nous révolter ou à partir sur la grand-route comme Charlot dans Les temps modernes.  Plus fondamentalement, et en se plaçant à l’échelle de l’histoire mondiale, il convient d’évoquer à ce propos Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave. Ce dernier recouvre son humanité par le travail. En transformant la nature, il transforme sa propre nature parce que chemin faisant il rend cette activité créative et libre. Même au niveau de l’individu, le travail est le seul moyen d’obtenir indépendance et dignité, ces biens plus précieux que tous les objets que nous promet la société de consommation.

15:37 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : engels, hegel

23/03/2012

A nouveau sur le relativisme en matière de civilisation

  Dans Le Monde du 23 mars, Louis-Georges Tin évoque son audition par le Haut-commissariat à l’Intégration en tant que membre du Conseil représentatif des associations noires. A cette occasion, il avait traité Jules Ferry de raciste pour avoir déclaré en 1885 : « Il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Un des membres de l’HCI interpella vivement Tin à ce sujet. Obama n’a-t-il pas prononcé un discours sur la race ? Tin répliqua : « Le problème, Madame, n’est pas le mot ‘’race’’. C’est le mot ‘’supérieur’’ ». Eh bien, je lui rétorquerai à mon tour que le mot « supérieur » non plus n’est pas raciste dans ce contexte dès lors qu’il désigne un avantage historique passager face à une infirmité à laquelle le supérieur s’emploie à remédier. Car il faut quand même savoir lire ! Pour Jules Ferry les « races inférieures » sont celles qui ne sont pas [encore] civilisées mais qui le seront un jour. Le racisme en revanche attribue l’infériorité d’une population à des caractéristiques héréditaires qui se perpétuent par suite de leur transmission génétique de génération en génération. Jules Ferry n’est pas raciste en ce sens.

Ce point éclairci, subsiste un problème qui défraye ces temps-ci la chronique. Certains prétendent que tous les peuples sont civilisés, les Français et les Allemands tout comme les Papous. Dans ce cas il faudrait supprimer du dictionnaire le mot civilisé qui ne signifierait plus rien faute d’avoir un contraire. François, encore un effort ! Dans ma note du 12 février 2012 j’ai déjà dit pourquoi je ne suis pas d’accord avec ce relativisme radical qui veut que toutes les civilisations et cultures soient égales. C’est en fait une forme d’obscurantisme. Mais l’actualité m’amène à revenir sur cette question.

Le ressort spirituel de toutes les civilisations est la religion qui en imprègne, ostensiblement ou secrètement, les manifestations. Les œuvres d’art qui sont le corps visible  d’une civilisation reçoivent de ce message transcendant leur inspiration et leur contenu. Or il existe des religions qui sont intrinsèquement perverses et criminelles comme celles des Aztèques dont les dieux réclamaient des sacrifices humains par dizaines de milliers suivis de festins anthropophagiques ou encore celle des Mayas dont le culte exigeait qu’on inflige aux captifs d’atroces souffrances physiques.

Par comparaison, l’Islam est une religion presque empreinte d’humanité. Il faut cependant savoir que les musulmans appellent leur prophète « le beau modèle ». Or Mahomet ordonna l'extermination d'une tribu juive entière, puis, après avoir enlevé une femme pour la mettre dans son harem, il fit torturer à mort son mari pour qu’il révèle où il avait caché un trésor. Dans ces conditions on peut considérer comme péché véniel que le prophète ait eu l’habitude de faire assassiner les poètes qui lui manquaient de respect ou qu’il ait violé une petite fille de huit ans que lui avaient livré ses parents.

Tel est donc le « beau modèle » que la tradition islamique proposait au pauvre « gamin des cités », pour parler comme Le Monde. Ses actes étaient conformes aux valeurs de la civilisation dont il était issu. Le Coran recommande la dissimulation (donc le mensonge) face aux ennemis. Mohammed Merah interrogé par la police sur ce qu’il faisait en Afghanistan répondit que c’était du tourisme et on le crut suffisamment pour s’abstenir de le surveiller. En fait, de son point de vue, Merah était irréprochable (cédons un peu au relativisme ambiant). En menant le djihad aux côtés des Talibans, il ne faisait qu’accomplir son devoir religieux. Le sacrifice des petits enfants juifs était sans doute pour lui une sorte de prière. En l’accomplissant, il psalmodiait peut-être silencieusement Allahu akbar.  

Tout le monde s’accorde au demeurant sur le fait que l’immense majorité des musulmans n’aspire qu’à vivre en paix. Mais pour leur malheur et pour le nôtre c’est parmi eux que se recrutent le genre de terroristes qui sévit depuis trente ans. Faire preuve de naïveté à cet égard, comme ces policiers qui ont perdu un temps précieux en courant après le feu follet d’une piste d’extrême droite, coûterait très cher.            

12/02/2012

Françoise Héritier serait-elle ethnocidaire?

 Le journaliste Nicolas Truong dont on connaît la collaboration avec Alain Badiou a invité l’anthropologue Françoise Héritier à réagir aux propos de Claude Guéant sur le fait que « contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous toutes les civilisations ne se valent pas » et qu’« il y a des civilisations que nous préférons »[1]. Je me permettrai de proposer quelques commentaires critiques sur cet entretien.

Interrogée sur la signification des mots « civilisation » et « culture » (ce dernier désignant le domaine propre des anthropologues), Françoise Héritier reconnaît la difficulté de les définir d’une manière précise (elle parle de « fourre-tout » au sujet du premier) et finalement les distingue surtout par l’étendue et la diversité interne des ensembles concernés. Cela ne l’empêche pas d’être d’une cuistrerie et d’une sévérité ridicules à l’égard de Claude Guéant à qui elle reproche de confondre les deux, de faire preuve d’ignorance et de commettre une méprise. Or au niveau d’analyse où se situait le ministre, un certain flou terminologique était tout à fait de mise et ce d’autant plus que la tendance à traiter les deux termes comme des quasi-synonymes n’est que trop répandue chez les collègues de Madame Héritier.  Claude Lévi-Strauss fait-il preuve d’ignorance quand il dit que l’ethnologie s’intéresse « aux dernières civilisations encore dédaignées- les sociétés dites primitives » ?[2] Pour Marcel Mauss, « il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes »[3].

Pour ma part, j’estime fâcheuse cette confusion entre civilisation et culture surtout quand elle s’exprime dans des ouvrages savants. Je m’abstiendrai, cependant, d’en discuter ici car il me faudrait avancer ma définition de ces termes et cela m’écarterait de mon sujet.

Plus loin, Françoise Héritier renvoie à Claude Guéant son accusation de relativisme (!) en lui attribuant deux thèses dont aucune n’a été défendue par lui à ma connaissance. La première est effectivement relativiste mais pas la seconde. « Le relativisme, dit-elle, consiste à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu’ils ne peuvent pas être comparés entre eux … ». Puis elle ajoute « … d’autant qu’une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tout point aux autres. C’est ce qu’il fait ».

Un instant de réflexion suffit pour comprendre que les deux thèses sont totalement incompatibles. Si l’on pose que « toutes » les cultures sont à ce point hétérogènes qu’elles ne peuvent être comparées entre elles, il s’en suit qu’aucune ne peut se dire supérieure aux autres.  Françoise Héritier viole les règles les plus élémentaires de l’honnêteté dans le débat d’idées. Accuser un homme d’avancer dans le même souffle deux thèses qui se contredisent frontalement est grave et ne peut se justifier que si on apporte sur le champ la preuve du bien-fondé de ce reproche. C’est ce qu’elle ne fait pas.

Les cultures et les civilisations sont des créations humaines. Pour cette raison, elles ne sont pas totalement étrangères les unes aux autres. Elles ont en partage quelques valeurs communes. Si le culte du cargo s’est propagé dans les îles du Pacifique, c’est que les richesses des blancs étaient appréciées par les aborigènes. Certes, on ne saurait considérer la céramique grecque comme supérieure à la céramique chinoise (ou l’inverse) car elles sont parfaitement belles chacune selon ses critères. En revanche, sommes-nous répréhensibles si, tout en admirant à certains égards la civilisation Maya, nous la tenons à un autre point de vue pour horrible et atroce à cause de sa valorisation massive de la torture et de la souffrance infligée ? Quand les Slaves et les Islandais ont adopté le christianisme volontairement et sans pression extérieure, ils reconnaissaient la supériorité de cette religion sur leurs cultes ancestraux sans pour autant admettre une quelconque infériorité raciale. De même, quand les Japonais ou les Chinois tiennent la musique classique européenne pour supérieure à leur musique traditionnelle et l’interprètent avec prédilection, rivalisant avec nous sur le plan de la virtuosité, sont-ils racistes ? Pourquoi nous serait-il interdit de partager leur  opinion ? Bref, contrairement à ce que prétend notre anthropologue, hiérarchie et racisme ne sont pas synonymes. Si c’était le cas le plus grand raciste de l’histoire aurait été William Shakespeare avec son hymne à la hiérarchie et contre le relativisme dans Troilus and Cressida. Que Françoise Héritier tombe dans cette aberration théorique doit, sans doute, être attribué à une  déformation professionnelle caractéristique de sa discipline.

Claude Lévi-Strauss n’en était pas non plus tout à fait exempt mais il avait su en refuser les conséquences les plus néfastes. Il disait par exemple que personne n’est obligé d’aimer tout le monde. Françoise Héritier lui accorde de mauvaise grâce ce droit mais elle se sent obligée d’ajouter « encore faut-il ne pas user de ses émotions pour justifier la mise à l’écart, le mépris et la disqualification des autres ». Claude Guéant aurait-il mis à l’écart, méprisé, disqualifié les Séoudiens, les Thaïlandais, les Chinois et les Indiens ? Tous ces peuples réussissent très bien et chacun s’en félicite. Notre ministre, par exemple, est très content de vendre des Rafales à l’Inde.

Reste un dernier point. A-t-on raison de préférer sa culture et sa civilisation ? Claude Lévi-Strauss en était convaincu. Il attachait la plus grande importance à la diversité culturelle loin de prôner le mélange et le métissage universel. C’est pourquoi il voyait dans l’explosion démographique une catastrophe conduisant à un appauvrissement de cette diversité. Pour maintenir celle-ci, il est nécessaire, disait-il, que les peuples limitent leurs échanges et gardent leurs distances les uns par rapport aux autres. Il est évident que le maintien de ce qu’il nommait « la bonne distance » avec les autres suppose qu’on tienne à sa propre culture, à ce qui fait son originalité[4]. Sinon comment éviter la dilution dans la culture dominante : anglo-saxonne par exemple ? Adopter l’idéologie de Françoise Héritier serait ethnocidaire.



[1] Je cite d’après le numéro du Monde daté 12-13 février 2012.

[2] Cf. Anthropologie structurale, tome II, Plon 1973, p 320.

[3] Cité par Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique, Seuil 1996, pp 96-97. L’helléniste Vernant qui en savait long sur la notion de civilisation, ajoutait ironiquement que Mauss s’exprimait ainsi pour « justifier sa chaire de la Ve section [de l’Ecole pratique des hautes études].

[4] Cf. « Pour le 60e anniversaire de l’Unesco », Diogène n° 215, 2006 et Wiktor Stoczowski « Controverse sur la diversité humaine » in Sciences Humaines, Hors série Nov. – Déc. 2008.