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07/10/2009

Hans Jonas et la théodicée

Le philosophe allemand Hans Jonas (1903 – 1993) est célèbre pour son livre Principe responsabilité (1979), plus que jamais d’actualité, dans lequel il fonde nos devoirs envers les générations futures face au développement incontrôlé de la technique et du productivisme. Je me propose de partir d’un autre de ses écrits : Le Concept de Dieu après Auschwitz (1987) pour réfléchir sur le problème de la théodicée tel qu’il se pose aujourd’hui mais sans prétendre discuter sur toute la ligne les thèses hétérodoxes de Jonas. Selon lui, en créant le ciel et la terre, Dieu s’est dépouillé de sa divinité. Affecté par ce qui se passe dans le monde il en souffre. Il est en devenir et donc interne au temps, ce qui exclut qu’on le tienne pour transcendant. Le principal argument de Jonas est qu’un Dieu à la fois tout puissant et bon serait insondable. Or Dieu est insondable, mystérieux et transcendant ce qui ne signifie pas, on le verra, qu’on ne peut rien en dire de sensé si ce n’est sous forme de négation comme le veut la théologie apophatique. Pour comprendre l’interrogation douloureuse qu’exprime Jonas, il faut tenir compte de la spécificité de sa religion. Le judaïsme voit en Dieu « le seigneur de l’Histoire » et dans le monde le lieu de la rédemption. De là vient la question « quel Dieu a pu laisser faire Auschwitz ? » Le Christ ayant dit : « mon royaume n’est pas de ce monde », le chrétien est moins embarrassé mais il l’est quand même car pour lui aussi l’existence du mal pose un problème. Il serait outrecuidant de ma part de prétendre le résoudre mais je voudrais proposer quelques idées pour faire avancer le débat.

Dieu n’est pas là pour empêcher l’homme d’exercer sa liberté ou pour corriger ses fautes.

Ce qui nous paraît un mal absolu peut avoir sa place nécessaire dans le plan de Dieu. Ignorants que nous sommes de l’avenir et des enchaînements de causes et d’effets qui y conduisent, il serait bien naïfs de notre part de prétendre nous immiscer dans le gouvernement du très haut, in Gottes Regiment, disait Luther.

La formulation du Credo qui parle de Dieu comme d’un père « tout puissant » (« patrem omnipotentem ») doit être entendue comme une hyperbole, en un sens relatif et non absolu. Selon saint Thomas d’Aquin, Dieu ne peut se contredire ni faire que ce qui a eu lieu n’ait pas eu lieu. Or s’il contredisait les lois de la nature, il se contredirait lui-même.

Plusieurs rabbins ont fait scandale (on se demande pourquoi) en expliquant la Shoah comme les prophètes d’Israël ont expliqué d’autres catastrophes qui se sont abattues sur leur peuple à savoir comme un châtiment pour ses péchés. La Shoah cependant comporte une signification supplémentaire en tant que métaphore du mal absolu. Elle confirme l’interprétation chrétienne de la faute d’Eve et d’Adam comme péché originel. Ceux qui ont commis ce crime étaient des hommes comme les autres. Cette abomination montre de quoi l’homme est capable. Nous en sommes capables parce que nous sommes tous les mêmes et pareils à notre premier ancêtre. Nous n’avons pas hérité de sa faute mais nous pouvons, comme lui, désobéir à Dieu et obéir au serpent. Les Nazis ont montré ce qui arrive quand on pousse l’orgueil jusqu’aux dernières extrémités en prétendant décider à la place de Dieu de ce qui est le bien et de ce qui est le mal.

Auschwitz doit inciter à s’interroger non sur le concept de Dieu mais sur le concept de l’homme.

03/06/2009

Jean-Pierre Changeux récidive

Jean-Pierre Changeux récidive

 

J.-P. Changeux est incontestablement un neurobiologiste de haut niveau, mais pourquoi doit-il usurper d’autres compétences que les siennes? On trouve dans Euripide cette réplique devenue proverbiale : « tekton on eprasses ou xylourgika », étant charpentier tu t’appliquais à autre chose qu’au travail du bois. On pourrait également citer Boileau : « Soyez plutôt maçon si c’est votre talent ». Dans le cas d’espèce notre savent se veut aussi philosophe. Le titre de son livre Du vrai, du beau, du bien » est démarqué de celui de l'ouvrage le plus connu de Victor Cousin (1845) qui, lui, s’en tenait à son métier. Changeux prétend mettre en relation le fonctionnement des neurones cérébrales et les œuvres de l’esprit, mais il ne fait que juxtaposer des considérations relevant de l’un ou de l’autre domaine. Les réductionnistes depuis Broca, voire depuis La Mettrie et son Homme-machine (1748), ont partagé cette même ambition  qui n’est pas plus près de se réaliser malgré les progrès de la science. D’ailleurs ont-ils besoin de démontrer cette relation entre, disons, création artistique et processus psychophisiologiques ? Pour eux elle va de soi et découle de leur postulat matérialiste. Changeux a reconnu lui-même qu’il n’a pas fait beaucoup de chemin en regrettant devant un journaliste du Monde (30 mai 2009) que « notre cerveau sur ce terrain, reste une ‘‘boîte noire’’ ». On mesure l’ampleur de son échec en lisant sous sa plume des phrases d’une banalité affligeante comme celles-ci : « Lorsque vous regardez le Guernica de Picasso, vous ne percevez pas seulement les figures qui s’y trouvent, mais tout l’investissement émotionnel qu’il contient. Vous recevez ainsi le message que l’artiste souhaite communiquer ».        

13/05/2009

Pour conclure sur le livre de Jean-Louis Harouel

Dans ma dernière note sur Harouel j’ai fait allusion au « travail acharné » sans lequel aucun talent ne peut porter ses fruits. Des recherches psychologiques récentes menées notamment par Benjamin Bloom et K. Anders Ericsson l’ont confirmé. On trouve une synthèse de leurs conclusions dans The Talent Code de Daniel Coyle. L’opinion contraire a longtemps prévalu dans le sillage des conceptions romantiques selon lesquelles la créativité serait un don du génie, une étincelle divine qui donnerait aux élus accès à des vérités transcendantes. L’œuvre serait produite par l’inspiration. Un esprit soufflerait ses vers au poète. Edgar Allan Poe s’est inscrit en faux contre ce genre d’idées en expliquant les démarches strictement logiques qui l’avaient guidé dans la composition de son poème The Raven. Degas aussi a été très clair sur ce point. « Ce que je fais, disait-il, est le résultat de la réflexion et de l’étude des grands maîtres ; de l’inspiration, de la spontanéité, du tempérament je ne sais rien ». Pour Alain l'artiste devait être : « artisan d’abord ! ». Les modernistes voulaient oublier tout cela et n’avaient que mépris pour le « métier ». Quant à « l’art contemporain », c’est-à-dire le non-art pour l’appeler de son vrai nom, il n’exige aucun savoir faire. Harouel y voit le triomphe de la sacralisation romantique de l’art et se plaint de la toute puissance accordée à l’artiste qui lui permet d’imposer le n’importe quoi comme art. Rien n’est plus faux. Le soi-disant artiste n’en est pas un. Or l’auto-proclamation ne suffit pas Se pose alors la question qui l’a fait artiste ? La réponse est un ou plusieurs richissimes mégacollectionneurs-spéculateurs au centre de réseaux institutionnels : galeries, foires internationales, conservateurs de musées, plumitifs divers. Ce sont eux les vrais créateurs du non-art contemporain. Puisque n’importe quoi peut appartenir à cette classe d’objets, sa valeur est décidée par celui qui l’achète. Des journalistes d’investigation américains ont ainsi montré que Basquiat, par exemple avait été littéralement fabriqué par un tel réseau.

Si maintenant on veut remonter au passé pour comprendre le processus qui a conduit à la situation actuelle il faut chercher du côté d’une logique dont Harouel ne dit mot : celle de la surenchère dans la soustraction purificatrice. Les tenants de l’abstraction ne se méprenaient pas seulement sur l’essence de la peinture dont une mimésis spécifique est inséparable, ils invoquaient aussi le mouvement de l’histoire anticipé par l’avant-garde. L’art avancerait en se dépouillant de ce qui prétendument ne lui était pas propre et en se libérant ainsi de toutes les contraintes de sa pratique traditionnelle. Il progresserait par des transgressions successives dont chacune était salué comme une innovation géniale. Le critère étant la nouveauté, chaque artiste soucieux d’attirer l’attention se devait de rendre périmé l’art de la veille par une nouvelle rupture iconoclaste, autrement dit une nouvelle soustraction à ce qui constituait l’art. Sur quoi son voisin proclamait haut et fort que lui allait encore plus loin et en donnait incontinent la preuve par une initiative soit extravagante, soit surprenante à force d’être bête, ce qui la faisait paraître intelligente. Ces surenchères ne pouvaient aboutir qu’au non-art puisqu’il n’y avait rien de plus nouveau et de plus éloigné de l’art selon l’usage courant du mot.

Nous pouvons et devons déduire de cet usage une définition de l’art en général et de la peinture en particulier qui nous évitera de nous en faire une idée réductrice, comme Harouel, et de tomber dans toute sorte d’autres confusions. Voici celles que j’ai proposées dans mon livre Pour l’art. Eclipse et renouveau : « Une œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes, sources de plaisir esthétique » (pp 180-181). Le mot plaisir signifie simplement que ces œuvres sont recherchées.  La peinture est tout d’abord un art au sens qu’on vient de voir. Comme tout art elle crée un monde imaginaire auquel en un sens on puisse croire. Sa spécificité consiste à s’adresser à la vue au moyen d’un langage dont les éléments sont empruntés au visible. Elle se distingue de la sculpture en disposant ses formes sur une surface sans guère d’épaisseur. Quand elle a pris pleinement son essor elle s’en distingue aussi en ne se limitant pas pour l’essentiel aux figures d’êtres vivants et en créant deux sortes d’illusions : celle de la lumière  et celle de l’espace tridimensionnel. Précisons que la mimésis est nécessaire à la peinture pour constituer son langage propre mais pas la mimésis illusionniste. Celle-ci est, certes, par elle-même source de plaisir esthétique mais en général la grande peinture (notamment d'histoire) nous offre plus que le plaisir ayant cette origine ce qui signifie qu’on peut se satisfaire dans ce cas d’une figuration moins intensément réaliste.

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12/05/2009

L'idéologie vieillote d'Alain Badiou

Alain Badiou m'a reproché de m'être enfoncé « dans une vision du monde totalement arriérée » ? A-t-il raison? Je ne saurais dire mais il est certain que je répudie les visions du monde qui font une place à la notion d’arriération et à celle de progrès, son corollaire. Je les considère avant tout comme fausses. Il se trouve qu’elles passent actuellement pour être sinon arriérées du moins vieillies ce qui me fait regretter de voir mon ex-ami philosophe confit dans son formol progressiste comme un veau de Hirst.

Je lis dans L’arrogance du présent de Jean-Claude Milner : « un nom ne vaut que par les divisions qu’il induit. Or il est arrivé ceci : les noms que l’on croyait porteurs d’avenir (que cet avenir fut réputé radieux ou sinistre), ils se sont révélés un jour ne plus diviser personne ; les noms que l’on croyait définitivement obsolètes, ils ont opéré les divisions les plus irréductibles » (pp 21-22). Milner est assez allusif, selon son habitude, sur ce qu’il entend par là. Mais moi je sais à quoi il me fait penser. Soudain, vers le milieu des années soixante dix, le mot « avant-garde » est devenu un sujet de plaisanteries, le mot « Révolutionnaire ! » un slogan publicitaire assez drôle, Marx, Lénine, Staline, Mao, Che Guevara se sont transformés en personnages folkloriques figurant sur les T-shirts. En revanche, Jésus-Christ et Allah, le nom juif, les identités nationales, l’art et le non-art, tout cela divise plus que jamais. Alain Badiou a manqué cette mutation, lui qui attache tant d’importance à être « contemporain ».