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17/02/2012

Les sophismes de Bernard Edelman

Bernard Edelman a consacré un livre au procès qui opposa en 1926 un collectionneur américain Edward Steichen et les avocats de la milliardaire Mrs Harry Payne Whitney, fondatrice du musée homonyme, aux douanes des Etats-Unis. Celles-ci avaient appliqué le tarif prévu  pour les articles manufacturés, à une œuvre de Brancusi portant le titre Oiseau dans l’espace qui, si on l’avait tenu pour une sculpture, aurait été exonéré[1]. Comment une telle méprise avait-elle été possible ? Mais, au fait, était-ce une méprise ? L’inspecteur des douanes n’avait pas perçu le prétendu « oiseau » comme étant manifestement une œuvre d’art. Or on ne peut reprocher à un  fonctionnaire qui n’est pas professeur d’esthétique de prendre ses décisions en fonction des caractéristiques évidentes des objets. Cette évidence était-elle toujours d’actualité ? On verra en tout cas qu’elle n’était pas remplacée, chez le juge, les avocats, les témoins et Bernard Edelman lui-même, par des idées beaucoup plus claires que celles du douanier au sujet de l’art et de sa définition. Saurait-on répondre à cette question que le problème trouverait ipso facto sa solution mais c’était impossible car tout ce petit monde confondait l’art et le beau. On peut définir le premier, mais pas le second dont la position est axiomatique : il est la cause de l’émotion sui generis, dite « esthétique ».    

Le pouvoir judiciaire ne saurait se substituer au critique d’art pour juger la valeur esthétique d’une œuvre et la déclarer « belle », c’est-à-dire réussie, ou pas ; il peut seulement  décider que tel objet entre ou non dans la catégorie des œuvres d’art. Encore faudrait-il disposer d’une définition consensuelle de cette dernière grâce à laquelle le tribunal se prononcerait  sur l’être de la chose en dehors de tout jugement de valeur. Les défenseurs du non-art contemporain prétendent qu’une telle définition est introuvable. J’en ai pourtant proposé une : « l’œuvre d’art est le produit d’une activité créatrice de formes signifiantes et prégnantes source de plaisir esthétique ». Il faut y ajouter que, dans le cas de la peinture et de la sculpture, les « formes » en question sont inspirées en grande partie par le visible[2]. Non sans raison, l’inspecteur des douanes ne s’est pas posé de questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comme l’a montré Wittgenstein, s’il y a des notions qui sont difficiles à définir, on peut néanmoins les utiliser en risquant assez peu de se tromper. Il suffit de constater qu’elles recouvrent des objets qui ont en commun un « air de famille ». Notre homme voyait tous les jours passer sous ses yeux des œuvres d’art incontestables. L’oiseau de Brancusi ne partageait avec elles aucun air de famille. Si la Cour de justice ne se contentait pas du critère de Wittgenstein, il lui aurait fallu la définition ci-dessus, seul moyen de clarifier un débat inextricablement embrouillé comme le montrent les longues citations qu’en donne Edelman. On y voit des témoins, convoqués à la barre à cause de leur autorité en matière artistique, se contredire grossièrement d’une réponse à l’autre comme dans le passage suivant : «Question : la Cour vous a demandé si vous appeliez ceci un oiseau. Mais si Brancusi l’avait appelé ‘’tigre’’, vous l’appelleriez ‘’tigre’’ vous aussi ? Réponse : ‘’Non’’. Le juge : « S’il l’avait intitulé ‘’animal en suspension ‘’, l’auriez-vous appelé ‘’animal en suspension » ? R. ‘’Non’’. Le juge :’’ Vous voulez dire que vous appelez ceci ‘’oiseau’’ parce que c’est le titre que lui a donné l’artiste ?’’ R. ‘’Oui Monsieur le Président’’. Q. : ‘’S’il lui avait donné un autre titre, vous le nommeriez du titre qu’il lui aurait donné ? ‘’ R. : ‘’Certainement’’ » (pp 139-140).

Autrefois, une discussion aussi absurde n’aurait pu avoir lieu : ce que représentait une sculpture était indiscutable et son titre sans importance. Bien souvent une autre personne que l’artiste en décidait. Ce fut le cas, par exemple, pour L’enlèvement de la Sabine de Giambologna nommé par le poète Borghini ou pour L’île des morts de Böcklin désignée ainsi par un marchand de tableaux qui écarta le titre proposé par le peintre. Nommer le sujet d’une œuvre (ou prétendue telle) est devenu essentiel aujourd’hui  parce que cette étiquette sert de substitut à un contenu inexistant. Elle introduit l’illusion d’un sens là où il n’y en a pas. Sans son titre de Guernica, cette œuvre  de Picasso aurait peut-être été oubliée comme des dizaines de milliers d’autres choses qu’il a faites.

Un haut degré de volonté mimétique a guidé la main d’innombrables artistes depuis quarante mille ans, produisant d’immenses chefs-d’œuvre.  Si vous enlevez à la peinture et à la sculpture le critère de la figuration, comme l’a finalement fait le tribunal américain, la différence  entre art et non-art devient indiscernable. Malgré le titre parlant de son livre, Edelman  n’en est pas conscient mais cette régression se manifeste dans l’impossibilité où il est d’éviter les raisonnements circulaires. Brancusi est un artiste puisqu’il réalisé « l’oiseau » et celui-ci est une œuvre d’art car il a été fait par un artiste. C’est ce que laisse entendre un témoin selon qui, si un sculpteur enlève au hasard des éclats à un morceau de pierre le résulta sera une œuvre d’art  (pp 93-94). Après avoir cité un jugement, Edelman déclare que désormais « l’œuvre valait ce que valait le créateur » (p 76) mais comment juger ce dernier si ce n’est au vu de ses œuvres ? Au cas où elles n’entreraient pas sous la catégorie art, ne serions-nous pas en droit de dénier à l’auteur la qualité  d’artiste ? Eh bien non ! Voilà où nous en sommes.              

La grande autorité d’Edelman en matière d’art est Nelson Goodman. Rivalisant avec ce maître, il s’efforce d’être aussi sophiste que lui. Un des témoins ayant déclaré que l’oiseau était « trop abstrait », on lui demande si c’est l’absence de tout élément [je souligne] figuratif qui disqualifie l’oiseau et si celui-ci ne serait pas acceptable à condition qu’on lui adjoigne une tête. Le témoin répond non et, contrairement à ce que prétend Edelman, il ne se contredit nullement. Une œuvre d’art est un tout cohérent ; ce n’est pas l’addition d’un élément hétérogène qui peut rendre artistique ce qui ne l’est pas. S’attachant au mot « trop », Edelman ratiocine : si l’oiseau avait été « raisonnablement abstrait aurait-il trouvé grâce aux yeux du témoin ? Mais alors où commence et où finit l’abstraction ? » (p 126) A cela deux réponses : 1° pour qu’une sculpture soit  qualifiée d’« assez abstraite mais pas trop », il faudrait que son motif soit reconnaissable tout en étant stylisé. La notion de stylisation permet de désigner la part acceptable de l’abstraction dans un art fondamentalement figuratif ; 2° l’argument qui s’appuie sur l’impossibilité de tracer une frontière précise entre ceci et cela est un sophisme typique nommé  sorite.     

L’étude de ce procès et des controverses esthétiques et juridiques qu’il suscita donne l’occasion à Bernard Edelman d’exposer ses idées philosophiques exaltant le Chaos et se prosternant devant le Néant. Il oppose à l’Américain « pour qui la nature est une création de Dieu » « l’Européen matérialiste pour qui la nature est régie par des processus physico-chimique » (pp 12-14). L’idée ne lui traverse pas l’esprit que la nature puisse être une création de Dieu et obéir à des lois physico-chimiques. Il ne craint pas non plus de se contredire en écrivant un peu plus loin que « la matière est sans foi ni loi » (p 18). En réalité, les enjeux théologiques qu’Edelman croit déceler dans cette affaire sont purement imaginaires et sont convoqués pour colorer de superstition la position de ceux qui considèrent d’un regard critique le non-art contemporain. Il s’agit d’enrôler du côté de ce dernier les cervelles molles des esprits qui se targuent d’être forts.   

 



[1] Bernard Edelman L’adieu aux arts, L’Herne 2011. Le livre était déjà paru chez Aubier-Flamarion en 2000.

[2] Tous ces problèmes théoriques sont examinés dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et Renouveau, Editions de Paris, Versailles 2006.

12/02/2012

Françoise Héritier serait-elle ethnocidaire?

 Le journaliste Nicolas Truong dont on connaît la collaboration avec Alain Badiou a invité l’anthropologue Françoise Héritier à réagir aux propos de Claude Guéant sur le fait que « contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous toutes les civilisations ne se valent pas » et qu’« il y a des civilisations que nous préférons »[1]. Je me permettrai de proposer quelques commentaires critiques sur cet entretien.

Interrogée sur la signification des mots « civilisation » et « culture » (ce dernier désignant le domaine propre des anthropologues), Françoise Héritier reconnaît la difficulté de les définir d’une manière précise (elle parle de « fourre-tout » au sujet du premier) et finalement les distingue surtout par l’étendue et la diversité interne des ensembles concernés. Cela ne l’empêche pas d’être d’une cuistrerie et d’une sévérité ridicules à l’égard de Claude Guéant à qui elle reproche de confondre les deux, de faire preuve d’ignorance et de commettre une méprise. Or au niveau d’analyse où se situait le ministre, un certain flou terminologique était tout à fait de mise et ce d’autant plus que la tendance à traiter les deux termes comme des quasi-synonymes n’est que trop répandue chez les collègues de Madame Héritier.  Claude Lévi-Strauss fait-il preuve d’ignorance quand il dit que l’ethnologie s’intéresse « aux dernières civilisations encore dédaignées- les sociétés dites primitives » ?[2] Pour Marcel Mauss, « il n’existe pas de peuples non civilisés ; il n’existe que des peuples de civilisations différentes »[3].

Pour ma part, j’estime fâcheuse cette confusion entre civilisation et culture surtout quand elle s’exprime dans des ouvrages savants. Je m’abstiendrai, cependant, d’en discuter ici car il me faudrait avancer ma définition de ces termes et cela m’écarterait de mon sujet.

Plus loin, Françoise Héritier renvoie à Claude Guéant son accusation de relativisme (!) en lui attribuant deux thèses dont aucune n’a été défendue par lui à ma connaissance. La première est effectivement relativiste mais pas la seconde. « Le relativisme, dit-elle, consiste à poser en pétition de principe que toutes les cultures sont des blocs autonomes, irréductibles les uns aux autres, si radicalement différents qu’ils ne peuvent pas être comparés entre eux … ». Puis elle ajoute « … d’autant qu’une hiérarchie implicite affirme que le bloc auquel on appartient est supérieur en tout point aux autres. C’est ce qu’il fait ».

Un instant de réflexion suffit pour comprendre que les deux thèses sont totalement incompatibles. Si l’on pose que « toutes » les cultures sont à ce point hétérogènes qu’elles ne peuvent être comparées entre elles, il s’en suit qu’aucune ne peut se dire supérieure aux autres.  Françoise Héritier viole les règles les plus élémentaires de l’honnêteté dans le débat d’idées. Accuser un homme d’avancer dans le même souffle deux thèses qui se contredisent frontalement est grave et ne peut se justifier que si on apporte sur le champ la preuve du bien-fondé de ce reproche. C’est ce qu’elle ne fait pas.

Les cultures et les civilisations sont des créations humaines. Pour cette raison, elles ne sont pas totalement étrangères les unes aux autres. Elles ont en partage quelques valeurs communes. Si le culte du cargo s’est propagé dans les îles du Pacifique, c’est que les richesses des blancs étaient appréciées par les aborigènes. Certes, on ne saurait considérer la céramique grecque comme supérieure à la céramique chinoise (ou l’inverse) car elles sont parfaitement belles chacune selon ses critères. En revanche, sommes-nous répréhensibles si, tout en admirant à certains égards la civilisation Maya, nous la tenons à un autre point de vue pour horrible et atroce à cause de sa valorisation massive de la torture et de la souffrance infligée ? Quand les Slaves et les Islandais ont adopté le christianisme volontairement et sans pression extérieure, ils reconnaissaient la supériorité de cette religion sur leurs cultes ancestraux sans pour autant admettre une quelconque infériorité raciale. De même, quand les Japonais ou les Chinois tiennent la musique classique européenne pour supérieure à leur musique traditionnelle et l’interprètent avec prédilection, rivalisant avec nous sur le plan de la virtuosité, sont-ils racistes ? Pourquoi nous serait-il interdit de partager leur  opinion ? Bref, contrairement à ce que prétend notre anthropologue, hiérarchie et racisme ne sont pas synonymes. Si c’était le cas le plus grand raciste de l’histoire aurait été William Shakespeare avec son hymne à la hiérarchie et contre le relativisme dans Troilus and Cressida. Que Françoise Héritier tombe dans cette aberration théorique doit, sans doute, être attribué à une  déformation professionnelle caractéristique de sa discipline.

Claude Lévi-Strauss n’en était pas non plus tout à fait exempt mais il avait su en refuser les conséquences les plus néfastes. Il disait par exemple que personne n’est obligé d’aimer tout le monde. Françoise Héritier lui accorde de mauvaise grâce ce droit mais elle se sent obligée d’ajouter « encore faut-il ne pas user de ses émotions pour justifier la mise à l’écart, le mépris et la disqualification des autres ». Claude Guéant aurait-il mis à l’écart, méprisé, disqualifié les Séoudiens, les Thaïlandais, les Chinois et les Indiens ? Tous ces peuples réussissent très bien et chacun s’en félicite. Notre ministre, par exemple, est très content de vendre des Rafales à l’Inde.

Reste un dernier point. A-t-on raison de préférer sa culture et sa civilisation ? Claude Lévi-Strauss en était convaincu. Il attachait la plus grande importance à la diversité culturelle loin de prôner le mélange et le métissage universel. C’est pourquoi il voyait dans l’explosion démographique une catastrophe conduisant à un appauvrissement de cette diversité. Pour maintenir celle-ci, il est nécessaire, disait-il, que les peuples limitent leurs échanges et gardent leurs distances les uns par rapport aux autres. Il est évident que le maintien de ce qu’il nommait « la bonne distance » avec les autres suppose qu’on tienne à sa propre culture, à ce qui fait son originalité[4]. Sinon comment éviter la dilution dans la culture dominante : anglo-saxonne par exemple ? Adopter l’idéologie de Françoise Héritier serait ethnocidaire.



[1] Je cite d’après le numéro du Monde daté 12-13 février 2012.

[2] Cf. Anthropologie structurale, tome II, Plon 1973, p 320.

[3] Cité par Jean-Pierre Vernant : Entre mythe et politique, Seuil 1996, pp 96-97. L’helléniste Vernant qui en savait long sur la notion de civilisation, ajoutait ironiquement que Mauss s’exprimait ainsi pour « justifier sa chaire de la Ve section [de l’Ecole pratique des hautes études].

[4] Cf. « Pour le 60e anniversaire de l’Unesco », Diogène n° 215, 2006 et Wiktor Stoczowski « Controverse sur la diversité humaine » in Sciences Humaines, Hors série Nov. – Déc. 2008.

09/02/2012

Le non-art perdrait-il son monopole?

Parmi les intellectuels, le mépris vis-à-vis du non-art contemporain est l’attitude prédominante quoique tacite.  La plupart sont assez lucides pour savoir de quoi il retourne mais leur timidité naturelle ou des considérations tactiques (se réserver pour des combats tenus pour prioritaires), bref, la prudence et la peur des coups, les incitent à se tenir tranquilles sur ce front. Dans notre belle démocratie sous tutelle médiatique, dire franchement ce qu’on pense est souvent dangereux. Peter Handke, Alain Finkielkraut, Jean-Philippe Domecq, Renaud-Camus, Alain de Benoist l’ont appris à leurs dépens.

Ce totalitarisme doux assure la reproduction du système quant à l’essentiel. Les changements sont ou bien en trompe-l’œil ou bien nocifs, voire destructeurs, et servent les intérêts du grand capital financier ; on les appelle « réformes ». L’objectif est de s’adapter à la mondialisation. Plus on va dans ce sens, plus les inégalités se creusent pour le plus grand profit du 0,1% de super-riches[1]. Les conséquences désastreuses de l’attachement superstitieux à la technique, au productivisme et à la consommation dont fait preuve l’oligarchie politico-médiatique, ne tarderont pas à devenir manifestes même aux aveugles volontaires. Cependant, comme a dit Goethe, « Tout ce qui est né mérite de périr ». Platon avait déjà formulé la même idée en expliquant que cette fin inévitable intervient quand la dissension se glisse dans le groupe dominant. L’écroulement de l’URSS a confirmé cette vue. La légitimité d’une domination s’effrite avec le temps et un moment arrive où même les privilégiés n’y croient plus.

Dans ma note précédente, j’ai donné quelques indications sur les causes structurelles de la fin inéluctable du capitalisme dont je disais par ailleurs qu’il est, dans sa forme actuelle, la cause  et la base économique du non-art. En tant que tel (comme négation de l’art), celui-ci est identique partout ; à Paris comme à Dubaï, à New York comme à Shangaï tout comme le type de société. Capitalisme et non-art forment système. Or le monopole de ce dernier semble menacé. John Currin peintre estimable de nus très figuratifs fut exposé à New York en 2010 par Gagosian, le plus grand galeriste d’Art contemporain et fut montré au Mauritzhuis de la Haie en 2011. Peter Doig, qui lui aussi est un vrai peintre, a été soutenu par Saatchi, lequel a naguère lancé  les Young British Artists parmi lesquels Damien Hirst. Ce faisant, il a gagné des millions de livres par les procédés faciles consistant à « enchérir contre lui-même par le truchement de tel ou tel »[2] et à faire attribuer à ses poulains le prix Turner qu’il avait fondé. Tout cela lui était possible grâce à son immense richesse gagné comme publicitaire.  Aujourd’hui, brûlant ce qu’il avait adoré et adorant ce qu’il avait brûlé, il publie dans The Guardian (2 déc. 2011) un article incendiaire contre le monde de l’art contemporain dont se sont fait l’écho les journaux Libération et Le Figaro  (5/12/2011 et 7/12/2011). Ce qu’il dit n’a rien de nouveau mais que ce soit lui qui le dise est symptomatique. Quelques extraits vous édifieront. « Etre un acheteur d’art, aujourd’hui est (…) chose vulgaire. (…) c’est le sport de la lie européenne (Eurotrash), des créateurs de hedge funds, des oligarques à la mode et des rois du pétrole. Est-ce que ces gens aiment vraiment l’art ou est-ce qu’ils savourent simplement le fait (…) d’en imposer par leur richesse et une attitude mortellement cool ». « Il n’y a ni ‘’amour de l’art’’ ni même ‘’curiosité’’, certainement pas d’œil’ » y compris « chez les commissaires d’exposions incapables de distinguer le bon du faible. Ils préfèrent montrer des vidéos d’incompréhensibles installations post-conceptuelles  car ils sont bien en peine d’évaluer une peinture».

Venant après les remous provoqués, y compris dans les grands medias, par les expositions de Koons et de Murakami au château de Versailles, les quelques faits que je viens de signaler pourraient être interprétés comme les premiers craquements annonciateurs d’un futur glissement de terrain. Reste à expliquer pourquoi celui-ci n’a pas déjà eu lieu. C’est ce que je ferai dans ma prochaine note.      



[1] Sur ces points lire La grande démolition par Roland Hureau, Buchet . Chastel 2012.

[2] Cf. Georges Bernier L’art et l’argent, Ramsay 1990, p 284.

22/01/2012

Les conditions du renouveau de l'art

  En réponse à une question qui m’a été posée, je voudrais examiner quelle pourrait être la base économique, sociale, politique, idéologique d’un renouveau de l’art. Ce faisant, j’exposerai mes raisons de ne pas croire au caractère irréversible du mouvement qui nous a menés où nous sommes.

En cette matière, il convient d’adopter une attitude résolument pragmatique et  constructive. A quoi bon déplorer le triomphe du non-art et s’abandonner à la nostalgie des grandes époques de notre civilisation si de tels sentiments ne motivent pas un engagement en faveur d’un rétablissement de ce qui a été détruit? Pour agir en ce sens, il faut connaître les causes du mal et savoir sur quoi prendre appui pour y remédier. L’aspiration subjective au bien a besoin pour se traduire dans les faits d’un levier objectif. « Donne moi un point où me tenir et je déplacerai la Terre » disait Archimède.

La décadence de notre civilisation doit être attribuée d’abord au capitalisme. Dans mon livre Pour l’Art, j’ai montré les effets néfastes de la « réification » (le règne de l’argent, du quantitatif) et de l’autonomisation des superstructures qui a conduit à l’art pour l’art (sans contenu spirituel). J’aurais pu citer davantage le Manifeste communiste où Marx écrit que la bourgeoisie n’a « laissé subsister d’autre lien de l’homme à l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du ‘’paiement au comptant’’. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

La référence à Marx est d’autant plus d’actualité qu’il prévu la mondialisation et la concentration extrême du capital sur une base cosmopolite. Ces phénomènes ont pour conséquence l’impossibilité de développer un art et une culture enracinés. Or l’universel, disait Hegel, se donne dans le particulier. En coupant les canaux par lesquels la sève de la tradition remonte jusqu’à l’art actuel, le modernisme a fait dépérir celui-ci. L’étape ultime et finale de ce processus fut commandée par la volonté délibérée d’empêcher que la loyauté à la communauté nationale ou européenne puisse opposer le moindre obstacle à la dilution dans le marché global ;  cela sous la bannière d’un universalisme abstrait, c’est-à-dire vide. Voilà pourquoi, rien n’étant plus universel que le rien, il était nécessaire à la finance globalisée de substituer le non-art à l’art.

Dans un essai intitulé La grande usurpation qui paraîtra bientôt dans un recueil bilingue français-russe, j’étudie en détail les mécanismes qui assurent la domination totalitaire du non-art. Les richissimes méga-collectionneurs ont barre sur les médias qui vivent grâce à leurs campagnes publicitaires. Les politiciens rampent devant les médias comme on l’a vu récemment avec l’affaire Murdoch et ils dépendent, du moins en partie, des financements en provenance des magnats multinationaux. Dans ces conditions, ils ne peuvent refuser de mettre au service des coups spéculatifs de leurs généreux amis les institutions culturelles étatiques (notamment les musées). Il y a là un réseau triangulaire de complicités dont les sommets sont 1) les ultra-riches dont le non-art contemporain est un des moyens de reconnaissance réciproque lors des foires internationales  (genre Dokumenta, Basel etc.), 2) les médias, 3) les politiciens.

Jusqu’à présent, j’ai toujours admis que le capitalisme est compatible avec un niveau appréciable, quoique modeste, de créativité artistique. J’en voyais pour preuve la survie des arts qui ont besoin d’un public de masse : le roman, le cinéma, un peu moins le théâtre, l'opéra, la musique dans lesquels les subventions de l’Etat jouent un rôle. Dans ces  domaines, l’argent du contribuable permet à quelques metteurs en scène de se moquer du public en se donnant des airs avant-gardistes. Quant à la télévision, sa popularisation a conduit à un nivellement par le bas qui en a pratiquement chassé les expressions artistiques un peu exigeantes.

Tout compte fait, une véritable Renaissance présuppose que le capitalisme soit balayé. Il se trouve que c’est aussi à cette condition que la planète sera sauvée : deux excellentes raisons de souhaiter un changement aussi radical. La question qui se pose est de savoir si nous allons laisser les capitalistes détruire la biosphère jusqu’au dernier baril de pétrole et jusqu’au dernier mètre cube de gaz. Dans ce cas, la fin du capitalisme aura lieu après la catastrophe. Il se peut aussi que l’approche de celle-ci s’annonce par des signes assez spectaculaires pour provoquer un sursaut qui eut été bien plus salutaire s’il s’était déjà produit.

De toute façon le mode de production actuel n’en a pas pour longtemps et cela pour deux raisons. Premièrement, il est fondé, contrairement à ceux qui l’ont précédé, sur la reproduction élargie et non sur la reproduction simple. Or il faudra bien en venir à cette dernière. La fin des illusions quant au caractère illimité des ressources fait que le capitalisme est déjà en train de se heurter à un mur. Secondement, il y a une loi universelle de la baisse des rendements qui entraîne la mort des types de formations sociales (et des civilisations qui leur correspondent) en imposant le passage à des formes d'organisation moins complexes. En somme, si la révolution a lieu avant la catastrophe, l’humanité pourra connaître la Renaissance artistique, et donc d’abord religieuse, que j’appelle de mes vœux. Faute de quoi, Mamon l’emportera momentanément  et nous devrons attendre dix mille ans que la nature reconstitue ses équilibres. Si nous continuons à laisser les choses suivre leur cours alors, comme disait Heidegger avant sa mort : « Seul un Dieu pourra  nous sauver ».   

Actuellement, je suis moins pessimiste car l’idéologie des intellectuels, dont on dit sans doute à tort qu’ils sont des leaders d’opinion, est en train de s’éloigner de celle diffusée, voire imposée, jusqu'ici par les médias. Cette évolution se fait avec un temps de retard par rapport aux masses des gens ordinaires, ce qui signifie que nous n’avons pas affaire à un effet de mode mais à une vague de font. Je prie mes lecteurs d’en accepter l’augure et d’apporter chacun sa contribution à ce mouvement sur lequel je reviendrai. L’avenir de la civilisation est l’enjeu de ce combat.